Peu commenté mais riche d’images, le catalogue Open Enclosures présente l’actualité du travail d’Andrea Branzi, grand représentant du design italien.

Printemps 2008, Paris veut voir Patti. On s’engouffre en masse dans le sous-sol de la Fondation Cartier qui exhibe la face cachée de la célèbre chanteuse et on en oublierait presque de visiter le rez-de-chaussée. Open Enclosures sonne pourtant comme le titre d’une chanson inédite de la rockeuse en question… mais non, c’est celui de l’installation d’Andrea Branzi, un des papes du design italien que la Fondation accueille simultanément.

Le mariage est étrange. Patti fait de l’ombre à Branzi. Toutefois, lorsque les groupies rassasiés remontent à la surface, ils prennent généralement le temps de découvrir le designer et sa posture. Ils déambulent, intrigués. Paris connaît mal Branzi. L’exposition sort ainsi de l’ombre — particulièrement ténébreuse en France — une figure majeure de la création industrielle des années 1970 et 1980, et c’est en cela qu’elle peut être saluée. Elle n’a cependant pas la prétention d’être exhaustive sur le personnage, ni le catalogue d’ailleurs.

L’ouvrage colle de près à l’exposition et permet au lecteur d’y replonger à sa guise — ou, faute d’avoir pu la visiter, de la découvrir en détails. Ellipse et Gazebo, les deux installations de Branzi, y sont présentées in situ. Architectures dans l’architecture, elles dialoguent avec l’écrin vitré de Jean Nouvel. Collections de produits manufacturés en un ordre assemblés, elles meublent le lieu. Largement illustré comme toutes les publications de la Fondation, le catalogue montre l’espace de jour et de nuit, de près et de loin.

Quelques documents annexes viennent tout de même enrichir ce qui aurait pu n’être qu’une simple reconstitution photographique de l’événement : des esquisses préparatoires nous donnent à lire la genèse des projets, et, à travers un court entretien   , le concepteur italien répond aux questions de Catherine David et de Leanne Sacramone.


Objets–théorèmes

Dans Open Enclosures, les principes originels de la démarche du designer se mêlent à des préoccupations nouvelles. Ellipse et Gazebo sont deux installations d’architecture qui, dans les techniques et les matériaux qu’elles convoquent, s’affranchissent des conventions. Grillage, cordage et tissage de verre rendent ces espaces aussi transparents que traversables et affirment une certaine vision de la construction — particulièrement artisanale. Ce sont les ébauches manifestes d’une "stratégie visant à transformer le monde par de petites choses".

Branzi souligne le fait que l’architecture n’a toujours pas réussi à transgresser sa propre tradition — ostensiblement institutionnelle —, contrairement à la peinture, qui a su cheminer de la figuration à l’abstraction matiérée, ou à la musique qui, au-delà de l’harmonie, s’est ouverte au bruit. "L’architecture est restée architecture." À ses yeux, les quelques évolutions dont elle a fait l’objet restent mineures. N’en déplaise aux déconstructivistes, selon Branzi, nous vivons encore l’éternel règne de la boîte architecturée.

Le designer italien en appelle donc à une déterritorialisation de l’architecture. Les "petites choses", qui lui sont si chères, doivent être le moyen d’affaiblir le colosse des conventions. Des hybridations nouvelles doivent être imaginées… Que serait l’architecture si elle tendait — vraiment — vers l’objet manufacturé, le vêtement, l’anatomie, vers l’univers de l’information ou celui des services ? L’idée majeure d’Open Enclosures est de travailler l’architecture et l’urbanisme à une nouvelle échelle, celle du détail.

Ici, les influences sont nombreuses. Dans une perspective formelle, Catherine David évoque Helio Oiticica ou Fausto Melotti. Pour sa part, Branzi nous parle plutôt de l’Ikebana, de Shiro Kuramata et de la culture japonaise en général. Il reconnaît également l’influence du travail de l’économiste Muhammad Yunus, à l’origine du micro crédit, et des réflexions du poète Joseph Brodsky, quant à la "crise esthétique".

Ainsi, à l’instar de ces deux Prix Nobel, Branzi propose plus une réflexion qu’un produit fini, plus une forme de logique qu’une logique formelle. Il développe une "physique théorique", pour reprendre ses propres termes, et ses objets doivent être entendus comme des théorèmes. Lorsque avec le CIRVA   , il travaille sur un verre autoportant ou lorsqu’il le tisse, comme dans l’Ellipse présentée à la Fondation Cartier, il cherche avant tout à faire sortir un matériau de sa tradition. Cela n’est ni une performance technique ni une performance artistique, c’est, dit-il avec un certain humour, une performance italienne.


Agritecture et Archiculture

Ainsi, avec ses petites choses, Andrea Branzi s’inscrit dans une dimension esthétique interstitielle. Il réfléchit à des objets légers, agréables, et affirme que l’important est de "savoir ajouter un cadeau à ce qui existe, comme une fleur". L’importante série de vases présentée à la Fondation Cartier est l’illustration littérale de ce propos. Depuis longtemps, ce designer revendique l’inutilité de ses objets. Ils sont, malgré tout, les médiateurs d’une urbanité nouvelle.

Le travail de Branzi met précisément en jeu la qualité d’hospitalité, d’habitabilité de la ville contemporaine. En bref, il cherche à requalifier la polis en y injectant un peu plus d’humanité. Sa quête n’est autre que politique. Éthique et esthétique étant intrinsèquement liées à ses yeux, sa lutte contre la pollution esthétique du monde engage inévitablement des implications morales. Plus que de nouvelles conditions de visualité, ses objets créent de véritables possibilités de vie, aux applications futures.

Au sein de l’exposition, une vidéo — trop discrète — permettait au visiteur de découvrir le dernier modèle d’urbanisme du designer, qui, finalement, traite tant le tout que la partie, tant la particularité de l’organe objectal que l’organicité générale d’un espace. Maquette démultipliée à l’infini au moyen d’un jeu de miroirs, cette modélisation n’est pas sans rappeler celles de la No Stop City d’Archizoom — groupe d’architecture radicale créé par Branzi en 1966. Absolument pas commenté dans l’exposition, ce nouveau schéma urbain est brièvement détaillé dans le catalogue   . Branzi y explique qu’il souhaite voir l’urbanisme se développer de manière plus "enzymatique". Il cherche de ce fait à rapprocher l’architecture de l’agriculture, il appelle à une nouvelle alliance de ces deux pôles, autrefois si proches. De plus, l’agriculture possède un atout majeur à ses yeux : elle n’a jamais produit de cathédrale ni d’icône paradigmatique. Sa flexibilité et son auto-réorganisation sont, de la même manière, exemplaires. D’aucuns penseront probablement à Broadacre City — ville manifeste imaginée par Frank Lloyd Wright en 1923, dont le principal vecteur était aussi l’agriculture.

Le designer essaye cependant d’actualiser son propos, de l’ancrer dans la complexité du monde contemporain. Il pointe du doigt la pulsion écologique qui agite actuellement les foules. Elle est à ses yeux trop univoque et aboutit souvent à des désastres esthétiques : "Les écologistes, à mon avis, cherchent à résoudre un problème et un seul. Et résoudre un seul problème devient dangereux à cette échelle parce que la réalité est bien plus complexe. Utiliser les matériaux durables, le recyclage, c’est bien, mais il faut également prendre en compte la question de la qualité culturelle de l’espace. C’est une donnée très importante."

Ainsi, si l’homme a vieilli, la puissance critique et manifeste de ses projets n’a pas encore faibli. Tel est le message de ce catalogue.


Liens :
> Site de la Fondation Cartier.
> Site officiel d’Andrea Branzi.