La panthéonisation de Marc Bloch invite à redécouvrir son œuvre et sa vision de l'histoire.

L’entrée au Panthéon de Marc Bloch est prévue pour dans un an. C'est l’occasion de célébrer, outre son passé de résistant ou encore de témoin de la débâcle de 1940, une œuvre d’historien hors norme.

Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l'université Bordeaux Montaigne, vient de lui consacrer un livre, rappelant l’originalité et l’importance de son oeuvre. Il commente notamment l'inachevé Apologie pour l’histoire, où Bloch définit ce qu’est l’histoire pour lui. Christophe Pébarthe précise également le contexte dans lequel Bloch a élaboré ses conceptions, tout en faisant le lien avec le reste de son œuvre.

 

Nonfiction : Vous consacrez un premier chapitre à rappeler le choc qu’a représenté La Révolution française pour la manière de concevoir l’histoire et à présenter les différentes réponses que les générations suivantes d’historiens ont élaborées. Vous montrez que la sociologie de Durkheim a permis ici une percée, dans laquelle Bloch s’est engouffré. De quelle nature fut cette percée ?

Christophe Pébarthe : La révolution intellectuelle qu’a accompagnée l’émergence de la sociologie durkheimienne est fondamentale pour comprendre l’histoire que pratique Marc Bloch. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur son importance, tout en la replaçant dans un cadre plus général : l’ébranlement causé par la Révolution française. Comme François Hartog l’a bien montré, un nouveau régime d’historicité se met alors en place, isolant le présent du passé, définitivement achevé, qu’il faut expliquer en tant que tel et pour lui-même.

La Révolution française donne aussi à voir un nouvel acteur dont le nom peut varier : peuple, nation, masse, etc. Il s’agit désormais de rendre raison d’une réalité que les événements révolutionnaires ont découverte, celle d’un collectif irréductible aux membres qui le composent. Ce ne sont plus des acteurs individualisés qui agissent mais le grand nombre. Ce nouveau sujet de l’histoire en devient ainsi, du même coup, son objet.

C’est dans ce contexte qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle une nouvelle science s’élabore en France, la sociologie. Inventé par Auguste Comte, ce terme devient bientôt l’étendard d’une révolution scientifique portée par Émile Durkheim. Prolongeant l’intuition comtienne de l’existence d’un niveau de réalité nouveau, il proclame que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses. Autrement dit, ils ne peuvent être compris par la psychologie réduite à l’étude de l’intériorité des individus. Bien sûr, les êtres humains pensent leurs actions et leurs pensées peuvent informer leurs actes. Mais les outils intellectuels qu’ils utilisent sont forgés par le monde social qui les accueille.

Marc Bloch prolonge ce geste révolutionnaire dans ses travaux historiques. En étudiant les rumeurs lors de la Première Guerre mondiale, le supposé pouvoir guérisseur des rois de France et d’Angleterre ou bien encore les légendes concernant le roi Salomon, il décrit les structures mentales des individus. Il peut alors rendre raison de leurs erreurs, de leurs croyances et de leurs actions, en se plaçant à un niveau de réalité qui recouvre le monde social étudié. Dans La Société féodale, il explique ainsi la disparition de celle-ci, par un décalage entre des mentalités différentes, principalement celle des féodaux d’une part et celle des bourgeois d’autre part. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « les faits historiques sont par essence des faits psychologiques ». Cette formule ne doit pas être comprise à l’aune de ce que nous nommons aujourd’hui « psychologie ». Pour Bloch, il s’agit de psychologie sociale, c’est-à-dire de ce que des humains comprennent ensemble, et non de réactions individuelles. Elles témoignent ainsi de la réalité historique d’un groupe social, non d’une nature humaine intangible, ni d’une mentalité globale. Avec cette affirmation, il signifiait par là la primauté de la dimension sociale dans le geste historien.

Vous vous attachez dans un deuxième chapitre à restituer les différends qui ont pu exister entre Lucien Febvre et Marc Bloch, que l’on associe généralement comme les deux fondateurs des Annales et donc supposément sur la même ligne, à travers notamment les comptes rendus qu’ils ont pu faire de leurs livres respectifs ou les échanges qu’ils ont pu avoir à leur propos. La disparition de Bloch a permis, montrez-vous, à la conception de Febvre de l’emporter. Qu'est-ce qui a été perdu dans cette passation manquée ?

L’existence de ces deux conceptions est le plus souvent occultée. À cet égard, le travail de Florence Hulak a été précurseur. Cette occultation doit beaucoup à la création des Annales en 1929 par les deux historiens. Il existe un récit historiographique selon lequel une nouvelle manière d’envisager et de faire de histoire se mettrait en place alors, remplaçant l’histoire dite méthodique qui avait sacralisé la méthode historique. Febvre et Bloch en seraient les héros auxquels, après la Seconde Guerre mondiale, Braudel aurait succédé.

Dans ce livre, je critique cette structure narrative, faite de dates charnières, d’écoles, annonçant à l’avance que tout sera dépassé. C’est ni plus ni moins une condamnation au relativisme, réduisant la connaissance historique au dernier ouvrage en date. Non, Marc Bloch n’est pas dépassé ! Au contraire, ses travaux témoignent de la possibilité d’un geste historien nourri par la sociologie de Durkheim, en donnant une consistance au monde social qu’il faut étudier comme une chose. Le premier bénéfice consiste dans la mise à distance de « l’histoire-géo » et du fondement que cette dernière donne aux réalités humaines, la terre. Febvre l’exprime clairement dans la critique qu’il fit de La Société féodale de Bloch : avoir écrit une histoire sociologique, qui ne sent pas assez la terre.

Cette histoire autre implique également d’inscrire la réflexivité au cœur de la démarche historienne. Quoi qu’il dise, l’historien est pris dans son monde social, même quand il se plonge dans un passé lointain. Au lieu de prétendre flotter sans attaches sociales lorsqu’il fait son travail, il doit comprendre ce qui le détermine, c’est-à-dire ce qui détermine son questionnement, l’origine des concepts qu’il utilise. Il ne s’agit pas de s’affranchir de ces déterminations mais d’en saisir les effets. Nul geste critique ne permet de s’extraire du monde social. Mais la compréhension de ce qui nous y attache est une condition de la réflexivité indispensable à la production d’un savoir scientifique. Elle doit être entendue de manière collective et implique a minima la confrontation avec les pairs.

À cette première historicisation, il faut en ajouter une seconde, celle qui affecte le monde social étudié. Une époque ne se résume pas à un outillage mental plus ou moins maîtrisé par ses contemporains. Elle est traversée au contraire d’oppositions, de débats y compris sur le sens des mots. Là où l’histoire-problème est réduite à affirmer que la question précède le document, l’histoire blochienne invite à restituer la nature problématique des mondes sociaux pour leurs agents dans la documentation elle-même. Selon moi, elle consiste dans une histoire des problématisations, une formule et un concept que j’emprunte à Michel Foucault. C’est alors à une réflexion sur la nature de la vérité du monde social que Bloch invite. Une telle conception pourrait utilement modifier l’histoire enseignée, dans la perspective d’une formation démocratique et plus généralement de l’institution d’une société démocratique au sens plein du terme. Je renvoie ici au livre co-écrit avec Barbara Stiegler Démocratie ! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023).

Vous n’évoquez pas du tout la postérité de Bloch. N’a-t-il pas d’héritiers chez les historiens contemporains ? Même si ce n’est pas le sujet du livre…

C’est volontairement que j’ai évité de poser cette question. D’abord parce que je ne voulais pas m’instituer arbitre des élégances et donner l’impression d’enrôler les uns et d’exclure les autres, au moment où, en outre, panthéonisation oblige, la tentation est forte de se réclamer de Bloch ! L’enjeu pour moi consiste dans une invitation à réfléchir sur l’histoire qui est faite et sur l’histoire qui est enseignée dans le contexte d’une instrumentalisation grandissante du savoir historien visant à donner une légitimité aux discours d’extrême-droite.

Ensuite, pour définir ce qu’est l’histoire à la façon de Marc Bloch, j’ai délibérément choisi de m’en tenir à Apologie de l’histoire, pour envisager ce qu’impliquerait de prolonger le geste historien qu’il décrit. Je voulais sortir de la structure narrative d’une certaine historiographie pour laquelle il est à jamais dépassé. Il ne s’agit pas pour moi de mettre en évidence ce qui resterait de Bloch mais au contraire d’inviter à faire de l’histoire avec lui, c’est-à-dire avec sa conception pleine et entière, informée de la sociologie durkheimienne.

Le problème vient aussi, montrez-vous, de la façon de concevoir le social et l’idée de « fonds commun » que Bloch mettait en avant. Pourriez-vous préciser ?

J’ai toujours été frappé par cette affirmation de Bloch dans Apologie de l’histoire : « Il faut bien, cependant, qu'il existe, dans l'humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d'homme et de société ne voudraient rien dire ». Je lui consacre un long commentaire car cette idée est fondamentale. Qu’il le veuille ou non, tout historien fait son métier à partir d’une anthropologie et d’une ontologie du social pour le dire en des termes philosophiques. Il mobilise une certaine idée de ce qu’est un être humain, en toutes circonstances, et toute société humaine, indépendamment de la période considérée.

Or, cette conception préalable est politique. Pour les libéraux et les néolibéraux, « there’s no such thing as society » selon la formule de Margaret Thatcher. Il n’y a pas d’autre réalité que l’homo œconomicus. Pour les nationalistes, l’individu se fond dans la nation au point de n’être qu’un exemplaire d’une identité nationale. Seule l’approche sociologique donne une consistance au monde social et ne réduit pas l’individu à un modèle unique. Elle nourrit le socialisme originel, celui qui refuse de s’en tenir à la responsabilité individuelle pour expliquer la société et qui est à l’origine des grandes lois sociales (par exemple la loi sur les accidents du travail de 1898).

Autrement dit, une histoire non réflexive, a fortiori prétendue neutre, comporte une dimension politique qu’elle impose dans sa saisie des mondes sociaux étudiés. Tout le mérite de Bloch est de nous inviter à la préciser, au lieu de la nier, et de faire le choix de la conception sociologique de Durkheim. À cette condition, l’histoire contribue grandement à la compréhension des mondes sociaux, passés et présents. Et elle aide à concevoir un avenir qui ne soit pas une réplique de l’avant. Elle doit pour ce faire s’affirmer comme une science sociale.