Bichot dénonce les inégalités qu’engendre la complexité du système de retraite et prend partie pour une ambitieuse réforme à la suédoise.

* Antoine Bozio, l’auteur de cette note, est aussi à l’origine, avec Thomas Piketty, d’une proposition de réforme des retraites commentée sur nonfiction.fr.

L’ouvrage de Jacques Bichot n’est pas à proprement parler un livre d’économie mais plutôt un essai consacré à nos systèmes de retraites. L’auteur est un économiste spécialiste de la protection sociale qui a déjà consacré plusieurs ouvrages aux problèmes des retraites. Le ton et le style de l’ouvrage est celui d’un pamphlet, avec des formules chocs et un usage parfois abusif des métaphores. Mais si le lecteur parvient à faire abstraction des contraintes de ce genre littéraire, il pourra enrichir sa réflexion grâce à l’analyse que J. Bichot propose de nos systèmes de retraite et à leur possible réforme.


Le diagnostic

Pour J. Bichot le système de retraite français est "dans une ornière" : il n’a pas de garantie sur sa stabilité financière à moyen terme, il est d’une complexité stupéfiante et il génère des inégalités criantes. Ainsi, l’auteur ne cache pas sa déception vis-à-vis des ajustements qui ont été mis en place par le gouvernement actuel, et qui ne font souvent qu’ajouter aux couches sédimentaires qui se sont accumulées au cours du temps dans la législation des systèmes de retraites. Il suggère alors de procéder à une refonte du système français, seule thérapie, aux yeux de l’auteur, capable de  "réanimer" nos pensions.

L’ouvrage fait un excellent travail pour rappeler au lecteur la façon dont la législation des systèmes de retraite s’est complexifiée au cours du temps pour ressembler à "la maison du facteur Cheval". Des retraites des marins sous Colbert au régime additionnel de la fonction publique, en passant par les cas particuliers des polypensionnés, les cotisations à l’AVPF (Assurance Vieillesse des Parents au Foyer), les complexités de la durée d’assurance, de la décote, de la surcote et leurs modifications successives, J. Bichot parvient à passer en revue une bonne partie du "casse-tête" du système actuel. L’auteur explique qu’une grande partie de la gestion bancale de notre système de retraite vient d’une vision de court-terme des hommes politiques (et des gestionnaires) qui ont trop souvent vu dans les retraites un coffre fort dans lequel puiser. Les canaux de financement sont considérablement obscurcis par les versements complexes entre régimes au titre de diverses compensations. La multiplicité des régimes n’a servi qu’à alimenter une tuyauterie infernale par laquelle les régimes excédentaires devaient financer ceux en déficit.

Les inégalités criantes (mais peu visibles) que cette (in-)organisation entraîne ne sont pas passées sous silence : inégalités entre régimes, selon les parcours professionnels, selon le statut de cadre ou non etc. L’auteur insiste sur un exemple qu’il connaît bien pour l’avoir étudié en détail : les bonifications pour enfants. Ce sont des majorations de pensions pour les salariés qui ont élevé plus de trois enfants et qui varient selon les régimes. Comme ces bonifications sont proportionnelles aux pensions, les enfants des salariés modestes "valent" nettement moins en termes de revenu de retraite supplémentaire que les enfants de cadres supérieurs. C’est l’exemple même de ce que les spécialistes de la protection sociale appellent "l’effet Mathieu", c’est-à-dire de la redistribution à l’envers, suivant la parole de l’évangéliste "à celui qui a on donnera".


Le traitement à administrer

Jacques Bichot dresse ainsi un constat sévère sur notre système de retraite actuel et les réformes récentes, diagnostic qui n’est pas totalement étranger à celui formulé par l’auteur de ces lignes dans un document de travail et un article "Pour une refonte générale de nos régimes de retraite", co-écrits avec Thomas Piketty. Cette proposition de réforme a été aussi commentée sur nonfiction.fr, à travers une revue de blogs. La proposition que nous avons formulé est aussi très proche de celle mise en avant par Jacques Bichot : s’inspirer de la réforme suédoise pour refondre entièrement le système de retraite français.

Jacques Bichot fait le parallèle entre le système de comptes notionnels suédois et le système de retraite à points des régimes complémentaires, régimes que les lecteurs français sont le plus susceptibles de connaître. Les droits sont accumulés à chaque versement de cotisations et peuvent être convertis dans une unité commune. Les deux systèmes sont financés en répartition mais respectent un principe d’équité et de neutralité actuarielle – la neutralité actuarielle détermine le montant des pensions de façon à ce que le choix de départ en retraite n’ait pas d’influence sur l’équilibre financier du système. Le système de comptes individuels de cotisation (ou comptes notionnels) suédois pousse la logique du système à point jusqu’au bout et propose des comptes où les cotisations sont comptabilisées en euros et qui donnent droit à un rendement réel (à l’instar de tout système de retraite).

L’ouvrage de J. Bichot ne discute aucun des problèmes de mise en œuvre d’une telle réforme qui font l’objet de l’étude citée plus haut (Bozio et Piketty, 2008). Il prend simplement parti pour une mise en œuvre à la suédoise (un big-bang sur une vingtaine d’année) plutôt que la réforme à l’italienne (appliquée aux seuls nouveaux salariés) et conclut son ouvrage en demandant au gouvernement de ne pas rejeter a priori une telle réforme et de commander des études de faisabilité. L’auteur de ces lignes ne peut qu’abonder dans ce sens !


La question des droits familiaux de retraite

Un point distingue pourtant la réforme souhaitée par J. Bichot et celle mise en place en Suède en 1994. L’auteur du livre considère en effet comme "une erreur" le fait que les Suédois n’aient pas inclu dans leur système une retraite pour ceux qui contribuent non-financièrement au système de retraite (c’est-à-dire en faisant des enfants). L’auteur rappelle ici son attachement aux droits familiaux de retraite qui sont pour lui la consécration du principe de contribution économique : un système de retraite – en répartition ou en capitalisation – repose sur l’existence de nouvelles générations pour son financement ; les individus qui participent ainsi au renouvellement et à l’éducation de ces générations contribuent à l’équilibre du système autant que ceux qui cotisent et doivent recevoir une rémunération pour cette contribution. Le raisonnement se tient tout à fait et justifie à la fois une politique de soutien à la fertilité ainsi qu’une politique d’éducation ou même d’investissement dans la recherche : la capacité des générations futures à honorer les retraites de leurs aînés dépendra non seulement de leur nombre mais aussi de leur productivité.

Ce qui pose problème dans cette analyse c’est d’en conclure à la nécessité de droits familiaux de retraite : le principe énoncé par J. Bichot invite à soutenir les familles, mais pourquoi leur verser ce soutien par le biais de retraites supplémentaires, 25 à 35 ans après la naissance des enfants, à un moment où ces individus n’ont plus d’enfants à charge ? Si les individus valorisent peu cette aide différée dans le temps, de tels droits familiaux de retraite peuvent au contraire réduire la fertilité et décourager l’investissement dans les enfants : les cotisations pour les financer devront être prélevées sur l’ensemble des actifs (dont les familles) au moment où beaucoup doivent faire face au coût d’éducation de leurs enfants. Le principe de "contribution économique" au système de retraite invite à la mise en place d’incitations à la fertilité, à l’accumulation de capital humain et à tous les investissements nécessaires aux nouvelles générations, mais il ne justifie pas des "retraites récompenses".

Ce dernier point de désaccord ne doit pourtant pas éclipser mon assentiment à l’analyse générale de J. Bichot sur notre système de retraite : trop complexe, inégalitaire, sans garantie sur sa stabilité financière, nos retraites ont besoin de plus que de simples modifications de paramètres. La réforme suédoise est probablement la meilleure voie à suivre. Autant commencer à la préparer dès maintenant.


* À lire également sur nonfiction.fr :
- une critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.
- une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes-nous des paresseux ? (Seuil), par Rémi Raher.
- une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil), par Gérôme Truc.
- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.
- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.