Pour répondre aux attaques, Richard Millet choisit l'opprobre comme posture revendiquée, au risque du ressassement.

Écrire d’outre-tombe

Le nouvel essai de Millet commence sur le ton de la confidence. Dans un prologue, l’auteur évoque la "crise personnelle" qui a présidé à son écriture. Cette captatio, qui semble en appeler à l’empathie du lecteur, laisse place rapidement à la polémique. Expédiant la génuflexion d’usage, l’auteur se relève pour faire face à ses ennemis, en posture de combat. Et très vite, le texte apparaît pour ce qu’il est réellement : une contre-attaque.

Malmené et mal lu par les "plumitifs" de tous bords, l’écrivain se lance dans un long "droit de réponse" : c’est son "opprobre" qu’il revendique, comme gage de vérité, contre les mensonges des démons. On admire sa verve et la virulence de son verbe. Après avoir recensé les innombrables adjectifs dont on l’a affublé ("crépusculaire", "lugubre", "tartuffe"), renvoyant d’un geste vengeur, et par un effet d’accumulation particulièrement efficace, les traits de ses adversaires, il évoque, magistral, le bestiaire de ses détracteurs : "Tel chef de rubrique littéraire" qui "dépêche sa chienne contre moi, demande à un chihuahua catholique d’aboyer" ; les "dogues" et les "porcs" que "recèlent les blogs officiels de certains journaux" ; et enfin "une lesbienne fielleuse" qui le poursuit "d’une hargne de même nature que celle d’un vieux trotskiste d’outre-tombe".

C’est outre-tombe que Millet lui-même, injustement mis à mort, puise sa propre hargne : "Et je reviens vous hanter, belles âmes qui pensez m’avoir tué." Se félicitant de ce nouveau statut de "mort vivant", qui, selon lui, signale le "déclassement de l’écrivain", Millet affirme : "L’outre-tombe d’où je parle est en réalité le lieu le plus vivant." Si, comme disait Proust, la vraie vie c’est la littérature, pour Millet, tout le reste pue la mort et la décomposition (la société, le monde, et la littérature actuels), et ses ennemis ne sont que "cadavres béats".

L’écrivain, seul "survivant" dans ce monde déchu, apparaît ainsi dans son radical isolement (isolement du reste figuré par la mise en page du texte, qui apparaît en quelque sorte "muré" de part et d’autres par la liste des ouvrages de l’auteur). Pour Millet, "l’appartenance communautaire n’est plus qu’une formalité administrative". Et il va même plus loin, en affirmant se désolidariser "toujours davantage de l’espèce humaine, à laquelle je n’appartiens plus que par une attraction satellitaire". Mort vivant ou alien, il faut sans cesse le "chercher ailleurs".

Affirmant être à la fois "communautaire jusque dans l’inappartenance", et "dans une forme d’appartenance à moi-même qui me constitue en une communauté à part entière", ce "paria volontaire" semble se construire en une tautologie stérile. Cercle vicieux relevé par Pierre Assouline, pour qui Millet est "parvenu au stade critique et crépusculaire où il croit sincèrement qu’il y a deux manières de l’insulter : parler de lui et ne pas parler de lui."


L’opprobre comme posture

L’opprobre, on l’a compris, fonctionne donc comme une posture revendiquée, presque militante. Le sous-titre cependant, déçoit : si "essai" il y a, même en "démonologie", on en cherche la thèse et les arguments. Le choix d’une écriture fragmentée, sous forme d’aphorismes, affaiblit considérablement la portée du propos. S’ils reproduisent les soubresauts d’une juste colère, les fragments, ainsi que l’explique Sophie Hébert "évoquent, suggèrent, affirment : ils se dispensent de la contrainte qu’est le développement et s’auréolent d’un caractère irréfutable et implacable".

L’auteur cède alors à cette "illusion du péremptoire" qu’il prétend ne pas craindre, et sa pensée, comme son discours, soudain s’étiole. Millet, affirme Juan Asensio, "croyant peut-être sauver sa langue en lui adjoignant le tuteur de l'aphorisme, ne fait que la diluer"

La vitupération devient ressassement, éructations sans queue ni tête, le jet de pierre tourne au crachat. C’est fragmentaire sans être lapidaire, souvent creux, sans parler de l’indigence parfois de certains poncifs abusivement présentés comme des vérités éternelles, et qu’il est difficile de prendre au premier degré, tant ils sont plats et convenus. Florilège : "Le succès littéraire ne sert qu’à obtenir plus facilement des femmes" ; "Il ne reste rien de l’esprit français, sinon une certaine façon de se nourrir, et l’élégance des Parisiennes.", ou encore "Le Français est fidèle à son chien".


Relents de décadence

On peut sans doute comprendre cette lourdeur formelle comme la manifestation d’une pensée toute "organique". Cela commence par une bizarrerie : "La pestilence des mangeurs d’ail et d’oignons justifierait à elle seule une littérature de combat." Cette première saillie se déploie ensuite, à travers des images plus ou moins incongrues : "Le mot roman, comme autrefois celui d’écrivain, me dégoûte à présent autant qu’une régurgitation involontaire" ; le journalisme "fait puer les mots", ou, à propos d’un écrivain qui l’a critiqué, "Et puis, il a le cul gras ! Il m’a suffi de le voir terminer une assiette de frites pour comprendre qu’il écrit comme il fiente." Incarnée s’il en est, la critique théorique se construit dans et par le corps, se matérialisant dans les organes internes, se manifestant par les sens.

Ainsi cette évocation cauchemardesque d’un trajet dans le métro parisien, abondamment relevée pour ses relents racistes, met tout particulièrement à nu les véritables obsessions olfactives de l’auteur : coincé entre un Pakistanais qui "pue les épices", un chien qui "empeste le mouillé", une "fillasse" qui "sent des pieds", un type qui "exhale une haleine de tabac froid", et un Noir qui sent "un mélange de haschich et de transpiration", l’auteur s’échappe pour se réfugier dans une église, où il se retrouve aux côtés d’une vieille femme qui "rote de l’ail" et qu’il "fui[t] en [s]e signant comme si c’était le diable en personne".

Ce qui ressort de cet épisode rocambolesque, ce n’est pas tant la stigmatisation et les stéréotypes, mais la perception exclusivement olfactive, qui provoque le dégoût et la fuite, aussi bien du métro que de l’église d’ailleurs, ne soyons pas de mauvaise foi. On est frappé, non pas par l’aspect très "unpolitically correct" de la description, mais par la singularité d’une perception toute sensorielle de la décadence, qu’elle soit d’ordre sociale, culturelle, ou politique.

En réalité, ce dégoût presque spasmodique ressenti par le narrateur est aussi celui qu’il cherche à provoquer chez le lecteur : "Je vais donc vous faire encore plisser le nez, froncer les sourcils, grincer des dents, remuer votre bile." Si le moraliste fait dans le décousu, c’est pour mieux se rendre indigeste, pour agir sur le lecteur de manière viscérale. Parce que la décadence, c’est comme l’ail, ça se sent.