Au fil des écrits personnels et littéraires de Kafka, le rêve se fait puissance de création et de détournement et s'érige en défi au sens et à la compréhension.

D'une analyse suivie des rêves répertoriés dans la correspondance et dans le journal de Kafka, ou disséminés dans son œuvre, à un "projet pour un film de Kafka", en passant par de courts essais, les éditions Lignes ont regroupé quatre courts textes de Félix Guattari consacrés à Kafka, qui prolongent l'ouvrage qu'il lui avait consacré avec Gilles Deleuze   .
De ces textes ressort une fascination pour l'œuvre de Kafka, ou plutôt devrions-nous dire pour les singularités kafkaïennes, que Guattari veut s'efforcer de nous faire sentir à son tour dans un projet de film - le texte le plus intéressant, car le plus déroutant - détournant les schémas d'analyse classiques pour substituer au modèle convenu de la compréhension d'une œuvre, la réponse à l'appel qui en émane par un travail d'exploration, de percée hors du sens.

Selon Guattari, le texte kafkaïen ne saurait se replier sur l'unité rassurante d'une œuvre productrice de sens. Le terme même d'œuvre n'est ici à propos que s'il est suivi du qualificatif "ouverte". Plus précisément, il y a chez Kafka une tension permanente entre cette image sacralisée de l'œuvre, en conformité avec son propre idéal littéraire, et l'éclatement permanent de la sienne, qui finit par se confondre avec sa vie propre et ses rêves. Il en va pour lui de la littérature comme du rêve   : il s'agit d'une entreprise de débordement, d'un processus qui s'effectue au risque de l'a-signifiance, en vue de détourner, de retourner l'ensemble des codes établis, que ce soit d'un point de vue littéraire, éthique ou encore politique, en s'appuyant non sur un tout constitué, mais sur un élément isolé, un point de détail, une note anecdotique, qui conteste l'achèvement, qui dérègle la machinerie bien huilée, quand bien même elle ne serait encore qu'à l'état naissant.

Le travail sur le rêve opéré par Kafka entre en résonance avec celui de la psychanalyse tout juste éclose, contemporaine de son écriture. Mais là où Freud s'efforçait de produire une herméneutique du rêve en le reconduisant à une interprétation signifiante, Kafka le laisse se développer, laisse se poursuivre le travail de l'imaginaire en y refusant l'accès à tout sens établi et à toute structure : le rêve n'est pas un symptôme qui manifeste un soubassement caché, il est le processus même par lequel se déploient la création et la vie. C'est dans cette continuité que s'inscrit son travail littéraire, qui dès lors touche à la vie propre de l'auteur et, par-delà encore, à toutes les structurations sociales de son temps. Il s'agit d'une "catalyse littéraire d'une autre réalité"   qui correspond à la fois à un refus – celui de la détermination de l'être, du corps, de l'individu à un seul trait – et à une volonté – celle d'exposer toute individualité à la multiplicité et, dans le même geste, à l'ensemble de ses développements inconscients possibles, dans un mouvement créateur qui brusque toutes les régularités conventionnelles.