Le vote RN est notamment motivé par des conceptions racistes ancrées dans la vie économique et sociale des électeurs, et dans la perception d'une concurrence pour les ressources communes.

Le sociologue et politiste Félicien Faury est parti à la rencontre des électeurs du Rassemblement national dans le sud-est de la France, une région que l'on peut considérer comme le berceau historique de l'extrême droite. Il éclaire, comme on l'a rarement fait, les raisons qu'ont ces électeurs de voter pour ce parti. Parmi elles figure un racisme ancré dans les situations économiques et sociales qu'ils vivent et les échanges qu'ils peuvent avoir à leur sujet avec leurs proches, leurs collègues ou leurs voisins. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Pourriez-vous expliquer pour commencer ce que vous entendez par la notion de « concurrence sociale racialisée », qui semble l’un des prismes par lesquels des électeurs du RN se représentent le monde social et leur propre situation ?

Félicien Faury : Les électeurs interrogés durant mon enquête, dans le sud-est de la France, ne se sentent pas directement menacés sur le terrain de l’emploi (comme cela peut être le cas dans d'autres régions). Ils ont souvent un statut stable, dans des secteurs difficilement délocalisables. Cependant, les préoccupations économiques et sociales restent très présentes dans leurs discours. Mais elles vont jouer sur d’autres plans : les impôts et les charges que l’on paie, les aides sociales auxquelles on a ou non accès, la qualité de son environnement résidentiel, la dégradation des écoles publiques où l’on scolarise ses enfants, etc. Dans le contexte actuel, ces ressources communes (redistribution, services publics, territoires…) deviennent des ressources rares, ce qui génère des concurrences entre groupes sociaux pour y avoir accès. Ce que j’observe ensuite, c’est que certains de ces groupes sont « racialisés », c’est-à-dire assignés racialement, ramenés à leur origine ou à leur religion supposées. De ce fait, ces individus ou groupes (que l’on désigne par exemple sur mon terrain comme « arabes », « turcs », « musulmans »…) sont considérés comme moins légitimes que d’autres à bénéficier de ces ressources communes. Cela génère un profond sentiment d’injustice chez ces électeurs, qui nourrit le vote RN.

Comment se déterminent-ils en faveur de celui-ci ? Faut-il être particulièrement mécontent de son sort pour cela ? Leur colère a-t-elle sinon d’autres motifs particuliers ?

Les électeurs rencontrés sont en effet mécontents de leur sort actuel. Plus précisément, ils trouvent que leur situation sociale n’est pas à la hauteur de tous les efforts qu’ils ont fournis. Ils ont le sentiment d’avoir travaillé dur, d’avoir « suivi les règles », et pourtant d’être toujours dans une situation marquée par l’incertitude. Dans mon enquête, je repère notamment un fort ressentiment fiscal (la conviction de « donner beaucoup » pour ne « rien recevoir » en retour) et un fort ressentiment résidentiel (l’impression que son quartier, sa ville, se dégrade inexorablement).

Quelles situations vécues mettent-ils spécialement en avant pour expliquer leur vote ou leur adhésion aux thèses de l’extrême droite ?

« C’est pas normal » est une formule qui est souvent revenue dans les propos des électeurs rencontrés. Beaucoup des situations concrètes décrites dans le livre se ramènent à ce même schème de perception : l’impression que ce qui semblait autrefois « normal », familier, est désormais remis en cause. Pour prendre le cas de la situation résidentielle, l’impression de n’être désormais « plus chez soi » (ou « plus en France », comme je l’ai entendu de nombreuses fois) traduit ce sentiment que « son » monde vacille peu à peu.

Il m’a ainsi semblé intéressant de souligner que le vote RN est un vote émis depuis la norme, mais une norme que l’on juge menacée, et qu’il s’agit donc de défendre. Le vote RN est donc certes protestataire, mais aussi conservateur, alimenté par cet attachement inquiet à un ordre existant dont on s’estime encore bénéficiaire.

Vous évitez la plupart du temps, dans ce livre, de distinguer entre les situations pouvant objectivement tomber sous une interprétation de ce type et d’autres pour lesquelles celle-ci s’apparente à un pur fantasme. Peut-être pourriez-vous expliciter ce point ?

C’est une question très importante. Pour le sociologue que je suis, il s’agit de rappeler tout un ensemble de fait objectifs, mais je n’avais pas non plus envie que tout mon livre se résume à du « fact checking » des discours des électeurs interrogés. J’accorde par ailleurs une grande importance à la posture dite compréhensive en sciences sociales, qui consiste à essayer de comprendre comment les individus perçoivent eux-mêmes leur monde social – et ainsi d’expliquer pourquoi ils font ce qu’ils font, et en l’occurrence votent ce qu’ils votent.

Cette dialectique entre l’objectif et le subjectif permet de ne pas résumer les perceptions de ces électeurs à de purs fantasmes. Prenons un exemple. Un discours que j’ai souvent récolté durant mon enquête consistait à mettre en équivalence les « immigrés » et les « chômeurs ». D’un côté, il est vrai que, dans les territoires que j’ai étudiés, les quartiers où les immigrés et étrangers sont sur-représentés sont aussi les quartiers les plus durement frappés par le chômage et la pauvreté. Les électeurs du RN « n’inventent » donc pas cette corrélation. En revanche, ils vont l’expliquer par des causalités naturalisantes et individualisantes (avec tout un ensemble de stéréotypes sur la fainéantise ou la « mauvaise volonté » des immigrés), et non par des causes sociales, collectives, structurelles. En outre, leurs perceptions vont se fixer sur les seules situations de chômage, en invisibilisant tout le travail fourni par ailleurs par une main d’œuvre immigrée et étrangère. Je pense ici par exemple aux secteur du BTP et du service à la personne, ou au travail agricole saisonnier, autant de taches économiquement vitales dans le sud-est de la France. On a ici une manière dont fonctionne, je pense, le racisme : partir de situations objectivement réelles, mais en sélectionner uniquement certains traits, et les interpréter à partir de causes non-sociales. En cela, le racisme et la sociologie sont des discours concurrents dans la qualification du réel.

Comment ces électeurs appréhendent-il la hiérarchie sociale et leur place dans celle-ci ?

Ces électeurs se perçoivent dans une position sociale médiane fragilisée. Ils ne sont pas les plus pauvres, pas « les plus à plaindre », mais sans pour autant être parvenus à une situation leur permettant d’avoir « les reins solides », d’envisager l’avenir et celui de leurs enfants avec sérénité. Cela donne lieu à ce que le sociologue Olivier Schwartz a nommé une « conscience sociale triangulaire », avec ce sentiment d’être pris en tenaille entre une pression venue « d’en haut » et une pression venue « d’en bas ». Cela est tout particulièrement le cas sur le plan résidentiel : les électeurs rencontrés ont l’impression que « les quartiers » les « rattrapent », sans pouvoir déménager car de plus en plus d’espaces sont accaparés par des classes supérieures venues s’installer dans le Sud-Est, ce qui a pour effet de faire augmenter le prix de l’immobilier.

Il est cependant frappant de constater à quel point cette conscience sociale triangulaire ne donne pas lieu à des politisations symétriques. La pression « du bas », notamment lorsqu’elle est incarnée par des minorités ethno-raciales, est considérée comme scandaleuse, évitable. En revanche, la pression du « haut » est regardée avec une certaine amertume, mais surtout avec fatalisme. Les inégalités creusées par les groupes fortement dotés économiquement suscitent avant tout de la résignation, et sont peu politisées.

Qu’attendent-ils de l’Etat, de ses représentants ou des responsables politiques ? Et qu’attendraient-ils de celui-ci dans le cas où le RN accéderait au pouvoir ?

Les électeurs rencontrés continuent d’avoir de fortes attentes vis-à-vis de l’État : une offre sécuritaire et répressive plus importante, mais aussi une moindre opacité du système fiscal, des services publics de meilleure qualité, etc. En revanche, je constate une forte défiance vis-à-vis des représentants politiques, notamment ceux exerçant des responsabilités gouvernementales. Il semble acquis que les élites politiques ne font pas partie de leur monde social – ce qui, du point de vue des profils sociologiques du personnel politique, n’est pas complètement faux…

Le RN échappe parfois à cette défiance politique généralisée, mais pas toujours. Beaucoup d’électeurs ne sont pas dupes, et soulignent que « le RN, ça reste un parti politique », c’est-à-dire une institution en laquelle on ne peut avoir totalement confiance.

Comment expliquez-vous la détestation de la gauche qui caractérise ces électeurs ? Comment dans ces conditions imaginer que celle-ci puisse à nouveau leur parler ?

Dans le sud-est de la France – mais c’est également le cas à l’échelle nationale – beaucoup d’électeurs du RN se situent plutôt dans le camp de la droite et se sont progressivement radicalisés vers l’extrême droite. Pour eux, la gauche est souvent associée d’une part aux élites intellectuelles, culturelles et médiatiques, accusées d’être des « beaux parleurs », des « donneurs de leçons ». Elle est aussi souvent accusée de soutenir l’« assistanat », et tout particulièrement lorsque les bénéficiaires des aides sociales sont issus de l’immigration. Si l’on veut résumer à grands traits, pour ces électeurs du RN, la gauche représente ainsi le camp des « cultivés », des « immigrés » et des « assistés », c’est-à-dire des groupes considérés comme opposés à leurs intérêts dans les concurrences sociales racialisées que j’évoquais plus haut.

Tous ces constats n’ont rien d’irréversible. Les classes moyennes et populaires blanches ne sont pas en soi prédisposées à voter pour le RN. La gauche doit proposer des mesures sociales ambitieuses qui les concerne directement – sur le pouvoir d’achat, les services publics, la sécurité dans l’avenir… Par ailleurs, je pense que la gauche doit s’interroger sur son recrutement social au sein de ses organisations partisanes, où l’on sait qu’il existe une importante sélectivité sociale, notamment en fonction du capital culturel. Il faut donc parler à la fois aux intérêts matériels et aux représentations politiques de ces électeurs.

 

Crédit photo : Gautier Poupeau (flickr)