L’histoire universitaire est aujourd’hui animée par une mise en cause radicale de l’Europe. L’auteur y répond en soumettant les nouvelles idées aux normes de la recherche scientifique.

Jean-Frédéric Schaub, spécialiste de l’histoire politique des sociétés européennes d’Ancien Régime, se penche dans cet essai sur les turbulences que traverse aujourd’hui la discipline historique. Elles tiennent à la multiplication de nouveaux courants, « études » et « tournants », qui mettent en cause, de manière radicale, l’histoire telle qu’elle s’est écrite jusqu’ici. Les motifs sont ici politiques, ils dessinent une histoire militante. C’est l’Europe qui est ainsi mise sur la sellette, accusée d’avoir produit des récits historiques essentiellement ethnocentriques, qui, loin de répondre à un authentique désir de connaissance, auraient été animés par la conquête du reste du monde et la subjugation des autres peuples.

Ces courants historiques alternatifs occupent désormais une place considérable dans les universités. Schaub entend leur porter ici la contradiction du point de vue d’une histoire scientifique en pointant tout ce qui ne répond pas, dans ces discours, aux normes épistémologiques solidement établies de la connaissance historique. Il ne leur est pas pour autant entièrement fermé. Il est, tout au contraire, disposé à en retenir tout ce qui, dans les objets et les questions mises en avant, peut donner lieu à des propositions historiographiques susceptibles d’être traitées objectivement. Cette approche est, précisément, celle de l’auteur dans ses propres travaux d’historien.

Dans cet esprit, Schaub considère successivement l’histoire de l’Europe, menacée, juge-t-il, d’effondrement dans les universités nord-américaines, l’histoire des colonies, que les études postcoloniales et raciales ont tendance à identifier à l’histoire tout entière des sociétés extra-européennes, enfin l’histoire nationale, presque toujours biaisée, à la fois par sa collusion avec l’État et par un regard moderno-centré sur le passé.

Quelle place pour l’histoire de l’Europe à l’âge de son discrédit ?

L’Europe est aujourd’hui l’objet d’une mise en cause radicale de la part du reste du monde. C’est vrai non seulement au plan politique, mais aussi, et tout autant, au plan intellectuel, en particulier au sein des universités. Ses connaissances historiques sur elle-même et sur les autres sociétés y sont vivement contestées. Elles le sont simultanément par les nombreux historiens étrangers qui enseignent désormais en Amérique du Nord et par ceux qui, sur place, leur doivent beaucoup : les tenants des nouveaux courants radicaux en sciences sociales.

Une chose est aujourd’hui à peu près unanimement acquise : l’histoire ne peut plus s’écrire de manière eurocentrique. L’Europe n’est ni le centre du monde ni la forme achevée de la société humaine qui, comme telle, présenterait aux autres le modèle vers lequel ils doivent tendre universellement. L’Europe doit être décentrée, provincialisée. Toutefois, cette position, toute légitime qu’elle soit, ne justifie pas que les historiens se détournent de l’historiographie européenne.

Schaub propose, à contre-courant donc, un plaidoyer en faveur de l’histoire européenne. Celle-ci a toujours été, précise-t-il, le parent pauvre d’une historiographie consacrée, pour l’essentiel, aux histoires nationales. Par ailleurs, la réalité des métropoles est inintelligible hors leurs expansions impérialistes, hors l’assujettissement des populations colonisées et l’esclavage dont elles se sont rendues coupables. L’histoire de l’Europe ne doit pas, pour autant, être délaissée, mais elle doit être connectée avec l’histoire du reste du monde, dont elle est inséparable.

Elle doit être aussi appréhendée dans toute sa complexité, à revers des courants radicaux qui accusent de manière indiscriminée l’Europe de tous les maux, et veulent voir dans la colonisation européenne la césure qui scinde en deux l’histoire universelle. Par ailleurs, il convient, comme y insiste avec force l’auteur, de mettre ceci au crédit des Européens : dans le temps même où ils se livraient, à l’extérieur, à des conquêtes dévastatrices, se développait, en leur sein, une réflexion critique propre à en miner la légitimité. Les œuvres de Montaigne, Cervantès ou Shakespeare, qui en sont les emblèmes, ne sont pas le fait, écrit Schaub, « d’hommes convaincus de leur supériorité dans le monde »   .

Opposer la complexité des réalités coloniales aux simplifications idéologiques

Contre cette vision simplificatrice et idéologique, l’auteur rappelle opportunément que le colonialisme et l’esclavage n’ont aucunement été le fait exclusif des Européens. L’historien doit, par conséquent, les concernant, orienter son enquête vers la spécificité de l’Europe. Elle est, entre autres, pointe l’auteur, une affaire d’échelle : jamais une civilisation n’avait étendu de manière aussi écrasante sa domination sur l’ensemble de la surface de la terre. Mais l’enquêteur doit aussi être attentif aux différents types de colonisation mis en œuvre par les pays européens : la colonie de peuplement, par exemple, n’en est qu’une forme parmi d’autres. C’est, ici, la démarche comparative qui s’impose. La complexité de la réalité coloniale atteint encore un degré supplémentaire à pointer les phénomènes de « colonisation interne », quand des États européens privaient d’autres peuples d’Europe de leur autonomie politique ou lorsqu’ils menaient des politiques discriminatoires à l’égard de leurs minorités, Juifs ou Roms. L’histoire des colonies ne se prête guère, par conséquent, aux raccourcis idéologiques. L’authentique travail historique y révèle, au contraire, des réalités enchevêtrées et des « dominations emboîtées ».

L’Europe, définitivement discréditée dans ses prétentions à connaître les autres sociétés, devrait désormais, soutient-on, laisser la parole aux subalternes, à tous ceux qu’elle a conquis et assujettis, dominés et exploités. L’histoire devrait, dorénavant, être écrite dans la perspective des autres peuples et des autres cultures. Cette multiplication des perspectives est en principe chose excellente, à condition toutefois, fait valoir Schaub, de ne pas déboucher sur un relativisme radical. Mais elle se heurte aussi à une asymétrie. En raison, en effet, de son écrasante domination, l’Europe a, dans ses interactions avec le reste du monde, influencé les autres sociétés beaucoup plus que celles-ci ne l’ont fait réciproquement. Elle a laissé aussi incomparablement plus de traces que les autres sociétés, et le déséquilibre dans les sources qui s’ensuit fait, pour partie, obstacle à une histoire prenant pleinement en compte la réciprocité des regards des sociétés les unes sur les autres.

Face à cette asymétrie, les studies et les turns qui prolifèrent dans les universités anglo-saxonnes tentent de faire jouer un rôle politique à l’histoire, de rendre justice des crimes du passé par un récit historique. Mais c’est là, selon l’auteur, une illusion : la discipline historique ne saurait fournir un discours de compensation à l’histoire elle-même, elle a tout à perdre à une telle orientation. L’histoire s’est haussée, avec le temps, au statut de science sociale, elle ne pourra le conserver qu’en suivant scrupuleusement les principes épistémologiques qui en sont constitutifs. L’auteur plaide donc, à cet égard, pour un universalisme méthodologique contre la prétention à produire des savoirs alternatifs. Il ne saurait y avoir de science spécifiquement occidentale, pas plus, au demeurant, que de science prolétarienne ou de science féministe.

Études coloniales et raciales : nouveaux objets ou histoire alternative ?

Les études postcoloniales et les études raciales forment, aujourd’hui, deux des champs d’étude privilégiés par les nouveaux courants, comme autrefois, note Schaub, le mouvement ouvrier et les doctrines socialistes avaient promu la lutte des classes au statut d’objet majeur de la recherche historique. Il n’y a là, selon lui, rien d’illégitime. De nouveaux objets et de nouvelles questions sont ainsi introduits, que les historiens doivent prendre en charge. En revanche, ils ont pris une telle ampleur, les notions qui leur servent de point de départ ont été tant diluées, qu’ils sont devenus source de confusion. Ainsi, si toute domination est un racisme, s’il y a équivalence entre racisme, colonialisme et esclavage, ces concepts deviennent inopérants. Nous n’avons plus alors affaire qu’à une grille de lecture idéologique, qui confond tous les phénomènes là où l’historien, guidé par le matériel empirique, entend, lui, opérer des distinctions, mettre au jour des particularités, pointer des écarts entre les représentations idéologiques et la réalité empirique effective.

Il n’est donc pas de bonnes raisons, selon l’auteur, de constituer le colonialisme et le racisme en objets de disciplines autonomes au sein de l’historiographie. Ils ne concernent, d’une part, qu’une époque ou une dimension des pays colonisés et, d’autre part, ils ne le leur sont pas propres. Ce sont donc là des réalités dont l’analyse ne saurait, à elle seule, faire office d’étude des sociétés non-européennes. En outre, ce serait les considérer sous le seul angle des visées des puissances colonisatrices à leur égard. Les colonies et les races sont, en réalité, des thèmes qui doivent être traités selon les normes rigoureuses de l’histoire constituée en science sociale. Et c’est précisément là ce que les travaux de l’auteur mettent en œuvre, comme en attestent ces deux titres : Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècles)   et Pour une histoire politique de la race   .

L’État-nation, obstacle politique et épistémologique à l’écriture de l’histoire

À suivre l’auteur, l’État-nation et l’histoire ne font, en général, pas bon ménage. Depuis que l’histoire s’est constituée, voici environ deux siècles, en discipline autonome, les historiens se sont le plus souvent employés, diagnostique-t-il, à « l’érection d’un monument idéologique qui proclamait la continuité historique » de la nation. Ils ont ainsi fourni aux pouvoirs en place le discours qui répondait à leurs besoins de légitimation. Bien que cette historiographie nationaliste ait été mise en cause et discréditée dans son esprit même, elle demeure, selon Schaub, toujours vivace.

Comment alors, telle est la question, faire l’histoire d’un pays ou d’un peuple sans écrire un roman national ? C’est que celui-ci présuppose une continuité à travers le temps long, censée relier le présent à des origines fantasmées (en réalité, « les Gaulois ne sont pas nos ancêtres »)   . C’est là un a priori des discours identitaires, nous dit l’auteur, mais faut-il pour autant mettre l’accent sur les ruptures historiques ? Non, répond Schaub, car ce serait faire allégeance à une autre idéologie, celle instaurée par la Révolution française, qui ne saurait pas plus être prise à la lettre par l’historien. Ainsi, tout en rejetant la fiction de la continuité historique, l’auteur ne veut pas renoncer à ce qu'il appelle « un récit unaire »   . Semblablement, tout en affirmant que des pans entiers de la société d’Ancien Régime ont su résister au volontarisme du régime révolutionnaire, l’auteur considère comme une fable la thèse d’une continuité forte entre la société postrévolutionnaire et celle qui l’a précédée.

Ces propos sont-ils contradictoires ? Non, si on les comprend comme un rejet de tout dogmatisme. Ce que Schaub rejette avec vigueur, ce sont les conceptions a priori, spéculatives ou idéologiques. Toutefois, comme l’illustre la comparaison esquissée ici entre les formes du commandement et de l’obéissance à l’âge classique et à l’époque postrévolutionnaire, c’est à une historicisation des catégories de l’analyse historique que procède principalement l’auteur. Sa thèse est, en effet, sur ce sujet dont il est un éminent spécialiste, que l’histoire politique des sociétés d’Ancien Régime pâtit d’un moderno-centrisme. Trop souvent, écrit-il, les historiens projettent indûment les catégories constitutives de leur expérience contemporaine (l’État-nation, la souveraineté ou encore la raison d’État) sur une réalité passée, qui obéissait, elle, à d’autres considérations, fonctionnait moyennant d’autres opérations.

Avons-nous tous la même histoire ?

« Nous avons tous la même histoire », annonce le titre de l’essai de Schaub. Il ne nous paraît pas, cependant, refléter véritablement son propos. Il répond, certes, à la mise en cause de la logique de fragmentation aujourd’hui à l’œuvre dans l’historiographie. Les nouveaux courants réagissent, on l’a vu, à la domination de l’Europe, par une mise en cause de son discours universaliste, au plan de la connaissance y compris. Ils lui opposent des histoires singulières, qui suivent les lignes de démarcation de communautés démultipliées. Ils donnent à voir ces dernières comme des sociétés cloisonnées, fermées les unes aux autres, retranchées dans leurs identités singulières.

Pour autant, Schaub ne se prononce pas pour une histoire universelle, une histoire qui, ayant la même ambition que les philosophies de l’histoire, procéderait non pas spéculativement, mais de manière empirique. Son propos illustre plutôt une position équilibrée, que résume cette formule : « accepter l’universalisme, admettre un culturalisme tempéré »   . L’universalisme de l’auteur est avant tout, à le lire, un universalisme méthodologique, celui des normes scientifiques de l’histoire comme science sociale. Rigoureusement respectées, elles autorisent l’historien à élire n’importe quel phénomène comme objet de son étude, ainsi, pour prendre des exemples actuels, de la couleur de peau ou du sexe, de la race ou du genre comme institutions sociales.

L’universalisme se présente aussi, sous la plume de l’auteur, quoique de manière plus discrète, comme un horizon vers lequel tendent les études historiques. Mais elles le font alors sous le signe de la comparaison, même si, à tort selon nous, Schaub entend limiter celle-ci aux sociétés en interaction, aux sociétés qui se sont influencées réciproquement, sous le signe de la connexion, de l’enchevêtrement ou encore du métissage. Accordons donc sans réticence à l’auteur la thèse de l’universalisme méthodologique ainsi que celle de l’élargissement par comparaison de notre compréhension des sociétés humaines. En revanche, la pluralité et la diversité des histoires selon les sociétés et les cultures ne l’emportent-elles pas largement sur ce qui est commun à toutes ?

L’identité selon l’individualisme et selon la sociologie

L’identité est, affirme Schaub, « mauvaise conseillère ». Le sous-titre de son essai invite à y voir un défi. Pourtant, cette mise en exergue ne paraît pas non plus vraiment justifiée : l’auteur n’y consacre aucun développement significatif. Elle affleure, il est vrai, ici et là dans son propos — toujours pour lui opposer, selon la position aujourd’hui dominante, l’individu. Dans le passage peut-être le plus caractéristique à cet égard, Schaub écrit : « Tout jugement portant sur une population prise comme totalité est faux en termes de connaissance et, par conséquent, répréhensible sur le plan moral. Tout bornage d’une collectivité non institutionnelle est arbitraire pour les individus qui le composent, et chacun d’eux est libre de refuser qu’on le tienne pour représentatif du groupe »   . Au plan cognitif, c’est là une conception anti-sociologique.

Certes, l’auteur veut réagir ici à l’obsession des studies pour les différences identitaires, qui tend à constituer les groupes sociaux en communautés séparées par leurs irréductibles singularités. Il faut au contraire, pense-t-il, se tourner vers les interactions et les échanges entre sociétés, vers les métissages qui les transforment. Mais cette profession de foi nominaliste, caractéristique de l’idéologie individualiste, fait fi de ce point central pour toute science sociale : les individus sont essentiellement des êtres sociaux, les individus individualisés des sociétés modernes tout autant que les autres, et une société ne tient ensemble qu’en raison des manières de penser et de faire que ses membres partagent. Si, donc, on entend par « identité collective » la conscience valorisée de cette communauté d’idées et d’actions, l’identité ne saurait constituer un défi, car elle est constitutive de la condition sociale et historique des êtres humains.

Quoi qu’il en soit, Schaub conclue son essai en soulignant la fragilité de l’histoire à vocation scientifique. Elle doit être à la fois défendue contre son instrumentalisation politique ou militante et contre deux tentations récurrentes, celle de se lancer dans des synthèses de surplomb et celle de recourir à la fiction. Toutes deux ont en commun de contourner l’indispensable travail empirique, l’établissement des sources et les inférences à partir des faits, voie principale de l’accès à l’intelligibilité des réalités historiques. Dans le contexte universitaire actuel, l’auteur analyse les présupposés et les incohérences des nouvelles radicalités. Mais il indique également comment l’historien peut se saisir des objets et des questionnements introduits par ces courants et les reformuler en des termes propres à un traitement scientifique. Nul doute que cette voie, esquissée ici de manière convaincante, donnera à plus d’un lecteur l’envie de se plonger dans les autres ouvrages de l’auteur.