Après « L’Anomalie », prix Goncourt 2020, Hervé Le Tellier raconte la vie du résistant André Chaix (1924-1944), et dénonce le retour de la peste brune.

Une enquête sur un résistant

Autant son précédent roman, L’Anomalie, était un éloge manifeste des pouvoirs de l’imagination et de la fiction, autant ce nouveau livre s’ancre dans le réel, en racontant la vie du résistant André Chaix, « mort à vingt ans, deux mois et trente jours », en août 1944, tué par une automitrailleuse de la 11e Panzerdivision, à Grignan, lors de la bataille de Montélimar.

Hervé Le Tellier a découvert le nom d’André Chaix gravé sur le mur de la maison qu’il venait d’acheter à une céramiste, dans la Drôme provençale, à Montjoux, près de Dieulefit. Retrouvant ce nom sur le monument aux morts, il décide finalement d’enquêter sur la vie de ce jeune FFI, fils de boulanger, « un maquisard, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup ». Chaix était fiancé à Simone Reynier, « follement » aimée, dont le père, Célestin, maquisard lui aussi, a été tué par les Allemands deux mois avant André.

À l’occasion d’une exposition sur la résistance dans la Drôme, Hervé Le Tellier se voit confier une boîte qui contient toute une série d’archives sur André Chaix : notamment sa carte d’identité, son certificat de travail comme apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », un tract des Francs-tireurs et partisans, des lettres à ses parents, des photographies, « une petite boîte de bonbons laxatifs purgatifs “Fructines-Vichy” – ça ne s’invente pas », un portefeuille de cuir marron, « et enfin, objet incongru, terriblement intime et vivant, son fume-cigarette ». On pense au beau livre d’Arlette Farge sur Le Goût de l’archive (1989), et on partage l’émotion d’Hervé Le Tellier en voyant les reproductions de ces photographies, de cette boîte, de ces tracts et de ces lettres qui illustrent ce livre. Sur la dernière des photographies, on voit André Chaix, debout en équilibre sur le dos d’un cheval, et on a le cœur serré.

L’enquête est précise, détaillée, très honnête et très humble. Ce livre fait penser à Dora Bruder (1997) de Patrick Modiano et révèle, derrière la biographie du jeune héros, des éclats autobiographiques : le lecteur apprend ainsi que la fiancée d’Hervé Le Tellier, Piette, s’est suicidée à l’âge de vingt ans. Le style de ce récit est très tenu, sans pathos, sans effets de manche ni volonté de voler la vedette à celui à qui il rend honneur et qu’il tire de l’oubli. L’ensemble est très documenté, notamment sur l’histoire de la résistance intérieure, que de Gaulle a eu bien du mal à prendre au sérieux. Le livre se lit d’une traite, on n’arrive pas à le lâcher, autant à cause du destin très romanesque de son héros, qu’en raison des digressions et anecdotes passionnantes sur Henri-Pierre Roché, l’auteur de Jules et Jim (1953), qui a vécu à Dieulefit pendant l’Occupation, sur le premier film illustrant le naufrage du Titanic, ou encore sur la vie artistique et culturelle de ces années d’Occupation, avec ses multiples compromissions…

 

L’engagement d’un livre pour aujourd’hui

On ne peut qu’éprouver une grande gratitude pour cet écrivain qui éclaire les dérives et les périls actuels à la lumière d’un passé que nous ne devons pas oublier, et dont il ne faut pas trahir les valeurs au nom desquelles tant de héros anonymes ont donné leur vie. C’est ce qu’indique l’auteur lui-même sur la quatrième de couverture : « Quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du rejet de l’autre jusqu'à sa destruction. Ce livre donne la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et questionne notre nature profonde, ce désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire ».

À l’heure où l’on nous parle de vérités alternatives, où il devient de plus en plus difficile d’écrire et de documenter l’Histoire, concurrencée par les créations de l’IA, le récit d’Hervé Le Tellier remet les pendules à l’heure et devrait être lu par tous les lycéens. Il rappelle notamment que le Front national a été nourri et soutenu par d’anciens collaborateurs, pour ne pas dire d’anciens criminels : « S’il est écrit sur les monuments aux morts qu’André, Célestin, et beaucoup d’autres, sont “morts pour la France”, alors ces gens-là ont vécu contre elle, et ceux qui leur succèdent et perpétuent leurs obsessions aussi. On ne débat pas avec de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient : “On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »