Une vaste synthèse des polémiques suscitées par certaines œuvres d’art public depuis deux siècles, pour des raisons esthétiques, financières ou encore politiques.

Les œuvres d’art situées dans l’espace public connaissent de nos jours un regain d’intérêt du fait des polémiques qu’elles suscitent régulièrement au sein de la société civile et dans les médias. Il est donc opportun de dresser un panorama des discussions qui ont porté sur cette forme d’art, depuis les actes de vandalisme ou de réinvention ayant marqué la Révolution française, jusqu’aux déboulonnages de statues ou aux scandales provoqués par telle ou telle représentation ces dernières années.

Julie Bawin, professeure d’histoire de l’art contemporain à l’université de Liège, s’est attelée à cette tâche dans un ouvrage aussi ample que dense, couvrant une fenêtre temporelle de deux siècles (XIXe-XXIe siècle) et un espace géographique international (quoique les analyses se concentrent plutôt sur l’Europe et les États-Unis).

L’ampleur de ce projet conduit nécessairement l’autrice à araser certaines aspérités historiques ou à laisser de côté certains contextes spécifiques (l’iconoclasme dans les régimes totalitaires ou dans les contextes de guerre). On pourrait toutefois regretter que les cas particuliers des crises politiques ne soient pas davantage intégrés aux analyses, dans la mesure où ils révèlent certaines stratégies civiques ou partisanes relativement à l’art public.

« Art public » ?

L’autrice affirme d’emblée que l’expression « art public », qui délimite le champ de son étude, ne « souffre aucune définition stable ». Plus précisément, elle admet des définitions variables selon les différents modes d’institution des œuvres (selon que la commande émane d’une autorité politique ou d’une intervention privée, que l’œuvre est légale ou non, qu’elle prend place dans un lieu public ou privé, outdoor ou indoor, qu’elle est pérenne ou éphémère, etc.).

Mais dans son sens plus restreint, cette notion revêt un sens politique fort : l’art public est celui qui relève de budgets publics et d’une volonté institutionnelle de produire une certaine cohésion sociale, à travers l’adhésion des citoyens à certains symboles ou certains récits. Comme l’indique l’autrice, il cible les formes d’art « autorisées », dont un certain nombre d’institutions se portent garantes.

Pour autant, cette unique définition, aussi large soit-elle, ne permet pas d’aborder toutes les périodes historiques et toutes les œuvres selon une même perspective. Encore faut-il affiner, en fonction des contextes politiques, des normes esthétiques, des stratégies urbanistiques et des dynamiques sociales. Ainsi, certaines analyses, comme celle portant sur l’œuvre du sculpteur belge Jef Lambeaux — cible de l’une des censures « les plus étonnantes de l’histoire de l’art », selon les termes de l’autrice —, gagneraient en précision si elles était ressaisies à partir de l’évolution plus générale de ces critères au sein d’un même pays (la Belgique).

Diversité des controverses

Parce qu’elles se situent dans l’espace public et s’exposent par conséquent à l’ensemble de la collectivité, ces œuvres peuvent provoquer des polémiques et protestations sociales d’une ampleur très large. Afin de les étudier, l’autrice distingues différents types de controverses.

La première est la censure. Il s’agit d’un recours juridique pouvant émaner d’associations privées ou de groupements constitués sur les réseaux sociaux. Elle implique un arbitrage serré et entre potentiellement en conflit avec la liberté d’expression, comme le souligne l’autrice, mais également avec la liberté de création et de diffusion, entrée récemment en vigueur dans la législation. Le recours juridique est par ailleurs problématique dans la mesure où les juges ne sont pas toujours formés à différencier le plan strict de la loi et leur propre goût — ce qui a occasionné, au XIXe siècle par exemple, des affaires célèbres se confrontant à l’émergence de l’art moderne.

Julie Bawin analyse de ce point de vue certains cas célèbres de résistances collectives certaines œuvres publiques. Ainsi de l’installation Tilted Arc créée par Richard Serra en 1981, qui répondait à une commande de l’administration fédérale américaine visant à orner une place publique de Manhattan. Cette œuvre, qui consistait en une plaque d’acier rouillé de 36 mètres de long et de 3 mètres de haut divisant la place et obstruant le passage, a fait l’objet d’un recours juridique de la part des usagers, qui considéraient cette œuvre à la fois peu esthétique et gênante. Le procès a débouché sur le retrait de l’œuvre. On peut également mentionner, pour ce qui concerne la France, le cas des Deux Plateaux, communément appelés les « colonnes de Buren », édifiés par Daniel Buren dans la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris, qui ont eux aussi donné lieu à des recours en justice et pétitions à l’initiative d’une association de défense du patrimoine.

Outre la censure, on recense également un certain nombre de scandales, parmi lesquels les cas d’iconoclasme — désormais confondu avec le vandalisme, malgré des différences importantes. Il s’agit ici de destruction directe (partielle ou totale) d’une œuvre, en dehors de tout cadre juridique. L’autrice en retrace l’histoire depuis la Révolution française et accorde une place toute particulière à la « statuoclastie », soit « un iconoclasme à l’encontre exclusive » des statues publiques.

Commentant ces différentes catégories de controverses autour de l’art public, l’autrice s’intéresse également à l’activisme contemporain de certains groupes citoyens, ainsi qu’aux problèmes soulevés par la « cancel culture » (appropriation culturelle, etc.).

Diversité des critères de jugement

Le panorama dressé par Julie Bawin permet de saisir, à l’occasion des nombreuses controverses étudiées, l’entrecroisement de différents critères suscitant l’indignation face aux œuvres.

Le premier est sans doute le critère esthétique : les œuvres sont tantôt jugées laides ou vulgaires, au gré de l’évolution des normes de goût. Ces réactions appellent, de la part de l’artiste, des justifications et une défense de sa proposition : en quoi relève-t-elle de l’art, comment s’inscrit-elle dans un lieu spécifique (in situ), etc.

Mais toutes les controverses n’ont pas un fondement esthétique ; d’autres éléments peuvent entrer en compte dans le jugement porté sur l’art public, et notamment des éléments financiers. Le public peut ainsi remettre en cause le budget (public) dépensé pour telle ou telle œuvre — notamment dans des périodes d’austérité budgétaire.

Certaines polémiques se justifient d’un point de vue urbanistique. Elles portent alors sur le statut de l’œuvre dans l’espace public et soulèvent des problèmes de sécurité, de circulation, ou de mutations de la nature du lieu induites par son installation — surtout lorsque l’œuvre touche au patrimoine.

Enfin, certaines polémiques ont une origine politique. Elles soulèvent la question de la souveraineté des citoyens et usagers de l’espace public du point de vue du goût artistique, entrant potentiellement en conflit avec celle de l’artiste lui-même. Tout au plus, un droit de résistance du public ne peut avoir de sens, de nos jours, qu’au sein des procédures de la démocratie représentative et d’une éducation du public à l’art public.