En parcourant un siècle d’histoire de guerres de l’Empire britannique, Benoît Rondeau signe un récit où l’on croise Churchill, Lawrence d’Arabie et Montgomery. Une grande fresque militaire.

Spécialiste d'histoire militaire et notamment de la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages   , Benoît Rondeau nous livre aujourd’hui une histoire magistrale et pleine de souffle de L’Empire britannique en guerre, 1857-1947. Il élargit ainsi la thématique de son dernier livre consacré au Soldat britannique, vainqueur oublié de la Seconde Guerre mondiale   .

Au travers de trois parties et douze chapitres, Benoît Rondeau mène le lecteur dans les coulisses des armées impériales britanniques, variant la grande et la petite histoire, des rivalités entre les personnalités du haut commandement militaire, ainsi le cercle Ashanti et le cercle Indien, en passant par la planification stratégique et la logistique des campagnes (révolutionnées par l’invention de la conserve), mais aussi la coupe de cheveux et les tenues des soldats.

Un empire en guerre permanente

L’historien traverse ainsi neuf décennies d’histoire, précisant dès l’introduction que « pendant tout le règne de la reine Victoria (1837-1901), il ne s’est pas écoulé une année sans que les forces armées britanniques ne soient impliquées d’une façon ou d’une autre dans des opérations quelque part sur le globe »   . Benoît Rondeau choisit d’ailleurs comme borne amont la révolte des cipayes, une mutinerie des soldats indiens survenue en 1857, qui se solde par un transfert d’autorité entre l’East India Company et le gouvernement britannique, désormais représenté en Inde par un vice-roi.

Les deux décennies suivantes sont ainsi marquées par une succession de conflits aux confins de cet empire sur lequel le soleil ne se couche jamais : de la guerre de l’opium, en Chine, où l’amiral Seymour coule 70 jonques grâce à une flotte de navires à vapeur, aux multiples conflits en Afghanistan, terrain de confrontation avec la Russie tsariste, passés dans le langage courant sous le nom de Great Game. Les campagnes y sont difficiles, « sur un terrain accidenté, magnifique mais si propice à l’embuscade, le tout sous un climat extrême, l’intense chaleur estivale succédant à la rigueur de l’hiver »   .

L’Empire n’a jamais manqué d’imagination au cours des différentes guerres coloniales pour trouver prétexte à ses invasions, à l’exemple de la capture d’un botaniste de renom dans le Sikkim dans les années 1850 ou du refus de renvoyer un esclave qui avait subtilisé une pépite d’or en Gold Coast en 1862. Le Royaume-Uni intervient ainsi dans les guerres de Taranaki, dans le Pacifique au cours des années 1860, il combat des nationalistes irlandais au Canada dans les années 1870, mais aussi les expéditions punitives des Indiens et des Inuits, et intervient en Malaisie et aux Fidji en 1874.

Les premières campagnes britanniques en Afrique ont lieu en Sierra Leone en 1857-1859, puis face aux Ashanti en 1862 puis 1873 (où ils affrontent le roi Kofi Karikari, surnommé King Coffee), et marquent un tournant historique, l’auteur notant que « pour la première fois, dans l’histoire de l’armée, un chef d’expédition rencontre et devise au War Office, à l’Amirauté et au Colonial Office avec tous ceux desquels dépendent l’équipement, la logistique et le soutien de la troupe »   . Une petite révolution !

Du Cap au Caire

Exception faite d’un bref détour en Asie, Benoît Rondeau consacre la deuxième partie de son ouvrage à l’ambition britannique en Afrique, au cœur de l’affrontement entre Benjamin Disraeli, partisan du jingoïsme, et William Gladstone, « certes impérialiste [...] mais selon un processus pacifique » (p. 109). Et l’auteur de nous raconter la guerre zouloue, où là encore les Britanniques se servent d’un prétexte (une incursion de guerriers poursuivant des fugitifs) pour contrôler la route maritime du Cap et les territoires environnants.

Loin d’être une histoire poussiéreuse, le livre de Benoît Rondeau est en réalité plein de ces images et de ces mythes qui font la grande histoire. Ainsi nous raconte-t-il le tragique affrontement du camp d’Isandhlwana, où le roi zoulou Cesthwayo défait 1300 des 1700 défenseurs britanniques, mais aussi l’échappée magistrale du lieutenant Melvill, chargé de sauver les couleurs avant d’être emporté par le courant, comme la défense héroïque de Rorke’s Drift, un hôpital de campagne où le lieutenant Bromhead et ses 84 hommes tiennent tête à plus de 4000 guerriers ennemis.

L’auteur nous emmène ensuite dans les pas des expéditions punitives menées par les Britanniques contre les Boers en 1879, le colonel égyptien Ahmed Urabi en 1882, ou les derviches soudanais du Mahdi Mohammed Amhed en 1884. Relatant la campagne du Soudan, Benoît Rondeau ne fait d’ailleurs pas l’impasse sur les défaites des armées britanniques, tel l’échec de l’opération de sauvetage d’Earle et Wolseley en 1885, affront lavé par la campagne de Kitchener en 1896, à laquelle participe même un certain Winston Churchill, et qui déborde sur l’accident de Fachoda, Anglais et Français y rivalisant pour le contrôle du Haut-Nil en 1898.

C’est justement le moment, en 1899, où intervient la deuxième guerre des Boers. Les Britanniques vivent des combats éprouvants mais parviennent finalement à immobiliser une partie de leurs adversaires lors de sièges. Après une semaine noire marquée par des échecs répétés, ils s’emparent des deux capitales boers en juin 1900. Mais leur politique de la terre brûlée et l’emprisonnement de plus de 100 000 personnes dans des camps de concentration, où 28 000 perdent la vie, leur aliènent le soutien de la population. Les derniers Boers se battront encore pendant plus de 2 ans. Au terme de la guerre, les Britanniques ont perdu 22 000 hommes, dont 13 000 de maladies, ce qui fait dire à l’auteur que ce « bilan peu flatteur [...] [les] a conduit à reconsidérer leurs positions en matière de politique internationale »   .

Face aux guerres mondiales

Tout en montrant que la Belle époque est l’occasion de grandes mutations militaires, ainsi la constitution d’une force internationale au moment de la révolte des Boxers, en Chine, en 1900, la réforme de l’organisation de l’armée britannique en 1906, ou encore la course au mazout, Benoît Rondeau consacre la troisième et dernière partie de son livre à l’épreuve des deux guerres mondiales. Évoquant la mobilisation des armées de l’Empire, leur formation mais aussi l’histoire du front, il montre qu’on se bat en Europe, bien sûr, mais aussi dans l’Empire (en Mésopotamie en 1915, en Afrique en 1916 et dans le Caucase en 1918). L’armée allemande d’Afrique orientale du général von Lettow-borveck, « demeuré invaincu »   , ne se rend d’ailleurs formellement que le 25 novembre 1918, soit une dizaine de jours après l’armistice, dont elle n’avait pas reçu la nouvelle. 722 700 Britanniques sont morts pendant la guerre, auxquels il faut ajouter les 203 000 soldats de l’Empire.

Tout en évoquant la dislocation de l’Empire ottoman et la création des mandats au Moyen-Orient, on peut regretter que l’auteur ne s'appesantisse pas plus sur l’expérience humaine et militaire des armées impériales et le rôle de la guerre dans leur vision de la société au retour du front. Malgré l’anticipation d’un potentiel nouveau conflit mondial, l’armée de terre britannique reste « insuffisamment équipée et peu entraînée »   à la fin des années 1930, ce qui ne l’empêche pas de triompher de l’Italie fasciste en Égypte et en Afrique orientale en 1940-1941. Après une série de défaites douloureuses en Asie et au Moyen-Orient, les Alliés semblent reprendre le dessus à l’automne 1942, débarquant en Afrique du Nord et prenant le contrôle de l’océan Indien, ce qui marque leur ascendant sur les deux fronts.

Évoquant l’invasion de la Sicile, de l’Italie puis de la France sur un front, l’offensive en Birmanie sur l’autre, Benoît Rondeau livre un récit minutieux de l’avancée des armées alliées. Victorieux sur tous les fronts, les Britanniques déplorent néanmoins la perte de 516 079 hommes et femmes, dont 87 029 Indiens, 42 000 Canadiens, 39 700 Australiens, 11 700 Néo-zélandais, 11 900 Sud-Africains et 21 085 représentants des autres parties de l’Empire, ce qui conduit l’auteur à souligner que si les armées impériales ont joué un rôle important dans la victoire finale, « le premier conflit mondial avait coûté la vie à deux fois plus de ressortissants de l’Empire »   , un moindre tribut qui n’empêche pourtant pas l’Empire de bouillonner à l’idée d’une décolonisation, dont l’épisode indien est le prélude en 1947 et constitue l’épilogue du livre.

Par sa capacité à embrasser un siècle d’histoire impériale, Benoît Rondeau livre une histoire magistrale de l’Empire britannique en guerre. De l’Afrique à l’Asie, en passant par l’Amérique et l’Océanie, son récit transporte le lecteur au plus près des armées britanniques, évoquant les combattants comme les manœuvres. Le curieux ne peut, au fond, que regretter de ne pas en savoir plus sur leurs faits d’armes, notamment s’agissant de la Seconde Guerre mondiale. Manque peut-être également un index biographique des personnages, cette histoire montrant la récurrence de grands noms d’officiers, dont le récit des trajectoires personnelles pourrait contribuer à une meilleure appréhension de l’histoire de l’Empire. Peut-être l’objet d’un prochain livre pour Benoît Rondeau !