Julien d’Huy nous plonge au cœur des premiers mythes de l’humanité sur l’Au-delà, qu’il reconstruit non pas du point de vue subjectif de l’imaginaire mais à travers une méthode hautement scientifique.

Peut-on réellement connaître les premiers mythes de l’humanité ? Comment, à partir d’histoires, peut-on reconstruire l’Histoire ? Ces questions étaient déjà au cœur de Cosmogonies. La Préhistoire des mythes publié en octobre 2020. Dans son nouvel ouvrage, L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà, Julien d’Huy poursuit son questionnement tout en réduisant le champ de son étude aux mythes en lien avec la mort. Il part ainsi du constat que ce qui différencie l’Homme de l’animal n’est pas tant la conscience de la mort que la capacité à adopter une attitude réflexive face à elle, à y voir « plus que l’absence de la vie ».

Ainsi, toute l’ambition de l’ouvrage de Julien d’Huy réside dans la volonté de retrouver les croyances et les récits des premiers Sapiens sur la mort. Pour le chercheur, « l’Homme est un animal mythologique », et il le prouve en nous embarquant dans ces « mythes à remonter le temps », à la recherche de notre passé paléolithique commun.

 

NonFiction : Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à étudier les mythes pour en retracer l’origine préhistorique ?

Julien d’Huy : Comme beaucoup d’enfants, mon intérêt pour les mythes est né avec celui de la lecture. Avec ces récits, j’accomplissais de merveilleux voyages à dos de mots tout en restant immobile. Par la suite, je n’ai pas oublié toutes ces histoires qui m’ont passionné. Et c’est en visitant des grottes ornées que j’ai retrouvé ma fascination pour les récits oraux.

Plusieurs chercheurs, tels que Franz Boas, Gudmunt Hatt, Michael Witzel et Yuri Berezkin, étudiant la diffusion de certains motifs mythologiques et récits à travers le monde, avaient à ce moment montré que leur répartition n’était pas aléatoire et que celle-ci ne pouvait s’expliquer que par des phénomènes de diffusion, susceptibles de remonter, pour quelques-uns d’entre eux, au Paléolithique supérieur. Ces histoires devenaient ainsi des « mythe[s] à remonter le temps » — pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss dans Histoire de lynx — et de parfaits candidats pour éclairer le sens des parois.

Mon approche de la mythologie comparée s’est d’abord faite en employant les outils du structuralisme. Puis, afin d’affiner les résultats obtenus par l’aréologie, je me suis saisi en 2012 des outils de la phylogénétiques. Ces emprunts à la biologie évolutionniste m’ont permis de reconstruire, pour la première fois de façon statistique, les routes de diffusion et les protoformes de divers récits, comme ceux de Polyphème, de la Chasse cosmique ou de Pygmalion. Des portes se sont ouvertes, je suis entré, sans savoir alors jusqu’où cela me mènerait.

La thématique de votre ouvrage semble relever de l’impossible : retrouver les premières croyances des Homo Sapiens concernant la mort. Et pourtant, votre démarche hautement scientifique place le lecteur « sur la route des mythes » pour en retracer l’origine. Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les méthodes que vous utilisez pour y parvenir ?

Je n’ai pas développé la première. Il s’agit de l’aréologie. Elle plonge ses racines dans les travaux de chercheurs comme Charles-Félix-Hyacinthe Gouhier ou encore ceux qui relèvent de l'école historique-géographique finnoise. Aujourd’hui, plusieurs chercheurs, comme le russe Yuri Berezkin et le français Jean-Loïc Le Quellec, ont recensé de nombreux motifs mythologiques à travers le monde et ont élaboré des cartes de répartition.

Grâce à ce travail colossal − la base de données de Yuri Berezkin contient par exemple des résumés d’environ 70 000 textes du monde entier pour plus de 3 000 motifs et 1 000 traditions −, ils ont pu montrer que ces motifs ne se distribuaient pas de façon aléatoire et que certains ne se retrouvaient qu’en Afrique, dans le sud et le sud-est de l’Asie, en Australie et dans le sud du Nouveau-Monde. Une telle répartition ne peut s’expliquer par la manifestation d’éventuels archétypes ou des apparitions spontanées, puisque dans de tels cas, les motifs devraient se trouver répartis aléatoirement partout sur la planète. L’hypothèse la plus probable est celle d’une diffusion de ces récits en même temps que les premières vagues de peuplement du monde. Homo sapiens, parti d’Afrique, va longer les côtes du Pacifique, rejoindre le Sahul puis l’Australie, avant de remonter vers le Nouveau-Monde et, longeant les côtes de ce dernier et, longeant les côtes d’Amérique, atteindre sa partie sud.

Tout en prenant en en compte ces premiers résultats, j’ai développé une approche phylomythologique. Celle-ci consiste à s’appuyer sur l’inventaire le plus exhaustif possible des ressemblances et des différences existant entre plusieurs versions d’un mythe, ou encore entre plusieurs traditions mythologiques, pour établir des arbres. Ces derniers permettent de s’avancer plus loin que ne le permet l’aréologie : ils permettent de localiser notamment le point d’origine le plus probable de certains récits ou motifs, de reconstruire leur forme ancestrale la plus vraisemblable, et de suivre leur diffusion à travers la planète, souvent parallèle à celle des migrations humaines.

À ces deux grandes approches s’en ajoutent d’autres, plus fines et granulaires, s’attachant à certains récits et motifs pour suivre précisément leurs évolutions, tout en prenant soin de contextualiser leurs particularisations successives.

Votre ouvrage mobilise en outre un grand nombre de disciplines dont la génétique, l’archéologie, la linguistique, la neurobiologie, la psychologie mais aussi l’histoire et la littérature : en quoi participent-elles à créer cette consilience qui donne autant de fiabilité à vos travaux ?

Toute grande théorie nécessite de grandes preuves. La consilience est un concept primitivement énoncé par William Whewell et dont une version plus moderne a été proposée par Edward Wilson. Elle énonce que la probabilité d’une hypothèse est d’autant plus grande que des résultats similaires peuvent être obtenus à partir de méthodes utilisant des procédés de mesure différents. Autrement dit, les résultats d’une discipline donnée conformes aux connaissances solidement établies dans d’autres disciplines s’avèrent supérieurs à ceux qui ne sont pas conformes.

Suivant ce principe, j’ai tissé mon ouvrage de différents fils argumentaires, issus de diverses disciplines, et les ai positionnés de façon indépendante. Le fait que les résultats obtenus par le biais de ces différentes disciplines se rejoignent me paraît renforcer considérablement l’ensemble de la démonstration.

Les pratiques et rituels funéraires sont au cœur de votre ouvrage : que révèlent-ils de l’évolution des croyances des premiers Sapiens concernant la mort et les morts ?

Les mythes liés à la mort tels qu’on les connaît aujourd’hui, notamment avec l’existence d’un récit cohérent sur ce qui se passe après le décès, me paraissent être le propre d’Homo sapiens. Si d’autres espèces du genre homo, apparentées à la nôtre, semblent avoir possédé une conscience de la finitude, il ne faut pas oublier que celle-ci est largement diffusée dans le règne animal. Le fait même d’enterrer ses morts n’implique pas une mythologie, ni le langage complexe qui la sous-tend. Dans un article récent, paru dans le Journal of Threatened Taxa, Parveen Kaswan et Akashdeep Roy ont documenté des enterrements d’éléphanteaux par des pachydermes adultes en Asie. Cela signifie qu’il faut soit accepter l’hypothèse peu plausible qui attribuerait une mythologie aux éléphants, soit admettre que Néandertal n’était pas nécessairement motivé par des idées mythologiques en enterrant ses défunts.

De façon plus générale, il est possible de montrer que plusieurs représentations semblent avoir été partagées par les premiers Homo sapiens : 1/ c’est par accident que la mort serait survenue dans le monde ; 2/ tout être humain aurait été conçu comme étant fait d’au moins deux parties : l’une liée au corps, l’autre capable de quitter le corps et de voyager ; 3/ l’« âme » aurait quitté le corps au moment de la mort pour emprunter la Voie lactée jusqu’à un Autre Monde ; 4/ l’« âme » aurait pu s’éloigner, mais aussi revenir : les ponts n’auraient jamais été entièrement rompus entre l’Ici et l’Ailleurs, et les frontières demeureraient floues.

Vous mentionnez l’utilité de la phylomythologie qui possède de véritables qualités de prospective : pouvez-vous nous en dire plus sur cette démarche et nous dire dans quelle mesure elle pourrait servir de guide aux préhistoriens ou encore aux généticiens des populations ?

La phylomythologie permet de faire le tri entre des hypothèses concurrentes, en montrant que certaines ont plus de chance d’avoir été vraies au moment où remontent les vestiges archéologiques et doivent donc être privilégiées. Dans l’Aube des mythes, je montre ainsi qu’une approche statistique de la mythologie permet de situer le berceau de la domestication du loup, de suivre la diffusion du chien, mais aussi de révéler que cet animal était, dès l’origine, considéré comme un animal psychopompe, guidant les défunts jusqu’à leur destination finale. Or cette reconstruction vient utilement éclairer le fait que les plus anciens ossements de chien ont été découverts à l’intérieur d’une sépulture humaine, dans la grotte d'Oberkassel, près de Bonn, en Allemagne. Il est bien plus probable que l’enterrement du chien avec l’être humain soit la manifestation de la vocation du premier à accompagner le second dans la mort plutôt que celle d’une affection du mort pour le canidé. Il devient même possible d’envisager une raison mythologique à la domestication du loup !

Comme je vous l’ai dit précédemment, la phylomythologie permet également de retracer les grandes routes de migration de l’humanité, puisqu’Homo sapiens emmène avec lui ses gènes et ses histoires. Par ailleurs, le fait que deux peuples partagent un certain nombre de récits complexes ne devrait-il pas inciter les généticiens à s’intéresser aux liens culturels et biologiques qui auraient pu les unir ?

Vous dites que « l’Homme est un animal mythologique », or, vous expliquez aussi que les mythes n’ont pas toujours existé. Quelles sont donc les différentes fonctions des mythes qui justifient leur apparition à l’aube de l’humanité ?

Le mythe peut avoir de nombreuses fonctions et, s’il est possible d’en reconstruire le contenu, il est difficile, sinon impossible, de l’interpréter, faute de pouvoir en connaître le contexte socio-culturel. On peut toujours se risquer à un tel exercice mais en gardant à l’esprit son caractère éminemment spéculatif. Ainsi, beaucoup de mythes liés à la mort racontent que celle-ci est survenue dans un monde où la finitude n’existait pas, et expliquent de quelle manière sa survenance est liée à une faute.

Le mythe semble alors avoir deux fonctions : d’une part expliquer un état de fait, et ainsi donner sens et cohérence au monde, d’autre part, appeler au respect des normes, sans lesquelles les sociétés ne sauraient se construire.

Après Cosmogonies. La Préhistoire des mythes et L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà, avez-vous le sentiment d’avoir fait le tour des mythes ou prévoyez-vous un troisième opus pour compléter votre étude ?

Il est impossible de prétendre avoir fait le tour des mythes tant l’histoire de l’humanité est immense, riche et complexe. Il reste encore bien des choses à découvrir sur nos origines et notre identité. Aussi mes recherches se poursuivent-elles et donneront sans doute lieu à de nouveaux ouvrages.