Dans un roman nourri de littérature, Marie-Anne Toulouse imagine la vie de Madame de Rosemonde, tante âgée de Valmont dans « Les Liaisons dangereuses ».

Ce premier roman de Marie-Anne Toulouse est une réussite. Il s’inscrit dans un courant singulier de la littérature contemporaine, qui semble aimer à représenter le XVIIIe siècle en s’immisçant dans les interstices de ses grandes œuvres. C’est ainsi, par exemple, que dans Fils unique (2006), Stéphane Audeguy livre les mémoires apocryphes de François Rousseau, le frère aîné de Jean-Jacques, dont il n’est question qu’au début des Confessions. Christiane Baroche a pour sa part, dans son roman L’Hiver de beauté (1990), imaginé la vie de la marquise de Merteuil après sa fuite vers la Hollande à la fin des Liaisons dangereuses.

Il s’agit donc d’un prolongement du fameux roman de Laclos, dont Marie-Anne Toulouse propose ici plutôt une sorte de préhistoire (ce qu’on appelle au cinéma un préquel), en imaginant la vie très romanesque de Madame de Rosemonde, la tante du vicomte de Valmont, dont le château joue un rôle essentiel dans le roman de Laclos, à la fois dans la conquête, très aisée, de Cécile de Volanges, et dans celle, plus difficile, de la Présidente de Tourvel.

Une longue lettre pour dire une vie de femme

Tout l’art de la romancière est de conter, dans une langue hantée par le XVIIIe siècle français, cette vie de femme, des premiers souvenirs d’enfance jusqu’aux limbes de la vieillesse. Il n'est pas nécessaire pour le lecteur d’avoir lu auparavant le roman de Laclos, tant elle fait exister son personnage dans cette longue lettre qu’elle adresse à Madame de Tourvel après sa mort : « Pourquoi, ma chère Belle, avoir attendu que vous ne fussiez plus pour vous raconter enfin l’histoire de ma vie ? Vous me l’avez si souvent demandé, dans le temps que vous me faisiez le don quotidien de votre gracieuse présence et de votre claire beauté, et je vous l’ai si constamment refusé que cela reste, parmi tous mes irréparables regrets, le seul qui puisse trouver un semblant de remède. »

Cependant, ce récit propose aussi, pour le lecteur qui connaît le roman, un regard nouveau sur ses personnages les plus odieux, comme Madame de Merteuil : « Elle avait une intelligence peu commune de l’asservissement des femmes dans le monde, et, dans son désir d’y échapper, il entrait un amour-propre aussi légitime que naturel, que la rencontre d’un cœur capable de générosité eût sans doute préservé de tourner à la férocité. C’est du moins la leçon que je tire de ma propre histoire, mais comptez que c’est par le travers trop partagé qui est de considérer le visage d’autrui dans son propre miroir. Le jugement vaut ce que vaut l’aune. »

Un roman très littéraire et séduisant

Ces deux extraits suffisent à prendre la mesure de la qualité et de la beauté du style du roman de Marie-Anne Toulouse. Rien n’aurait pu laisser présager qu’elle consacrerait son premier roman, qui est une vraie réussite, à une héroïne du siècle des Lumières, puisqu’elle est l’auteure d’une thèse sur Julien Gracq et Jean Giono et a contribué à l’édition des œuvres de Romain Gary dans La Pléiade en 2019. Elle met sa culture littéraire, qui dépasse largement la connaissance de ces trois auteurs, au service de son écriture romanesque, intelligente, belle et fluide, dans laquelle le lecteur aura le plaisir de reconnaître des réminiscences de Nerval ou de Marguerite Duras, entre autres.

Dans le récit qu’elle fait de la destinée de Madame de Rosemonde, marquée par une passion éclatante pour Monsieur de L., la romancière propose une réflexion très subtile sur le statut des femmes dans la société du XVIIIe siècle, mais également sur la foi et ses accommodements avec la philosophie matérialiste qui se développe aussi à cette époque.

L’ensemble se lit avec un grand plaisir et une forme d’admiration pour ces mémoires fictifs qui évoquent et convoquent les plus belles pages de la littérature du XVIIIe siècle.