Dans ce recueil de cinq textes, le lecteur retrouve l’exigence de l’auteur pour construire son œuvre-vie dans un lent combat contre ses ténèbres.

Dans ce livre de 136 pages, Charles Juliet a rassemblé pour la première fois cinq textes qui tous évoquent la lente maturation qui a conduit à un choix d’existence et à l’écriture d’une œuvre.

Les traumas de l’enfance à l’origine de l’écriture

Le premier texte, intitulé « La Fracture », s’ouvre sur une citation du poète anglais Wordsworth : « L’enfant est le père de l’homme. » Charles Juliet y revient de façon très ramassée et dense sur le substrat autobiographique qui fait la trame de Lambeaux. Magnifique récit publié en 1995, il y rendait hommage à sa mère biologique, qu’il n’a pas connue, puisqu’elle a sombré dans une grave dépression après sa naissance, et est morte de faim huit ans après, dans l’asile psychiatrique où elle était enfermée, victime comme quelque cinquante mille personnes de ce qui fut appelé « l’extermination douce », décidée par le régime de Vichy, lors de l’Occupation, pour éliminer cette prétendue « sous-humanité ».

Il célèbre également la « femme admirable » que fut sa mère adoptive :

« Elle avait aussi l’intelligence du cœur et une formidable générosité. Élever dans des conditions matérielles difficiles cet enfant que j’étais, n'a pu lui apporter rien d’autre qu’un surcroît de travail et de fatigue. Mais ce bébé qu’elle avait accueilli au pied levé pour rendre service à un homme désemparé, elle s’était attachée à lui, et par la suite, elle n’avait pu se résoudre à le laisser partir. »

Il évoque aussi dans des pages très âpres le « besoin d’écrire » qui a imprimé à son existence « un radical changement de cap », alors qu’il s’était lancé, à vingt-trois ans, dans des études pour devenir médecin militaire. « Longues années de ténèbres, de détresse, d’épuisement. […] Des combats qui dénudent. Conduisent à l’extrême de soi et de la solitude. Réduisent l’être à son noyau, sa racine. » Cette syntaxe épurée dit la difficulté immense de cette quête de soi dans les mots durant les vingt ans d’une crise liée à cette « fracture survenue dans [s]a petite enfance » qui donne son titre au texte.

Dans « Souvenirs d’une lointaine enfance », d’une tonalité moins grave, l’auteur évoque par ailleurs des sensations et des peurs dans une langue claire, précise, qui donne à voir et ressentir avec lui « ces longues journées cotonneuses » de l’automne ou les jeudis d’hiver où il allait travailler dans un abattoir et avait les mains « toutes poisseuses de […] sang tiède. »

Le détour par la fiction

« Le Déclic » est le titre d’une nouvelle, un genre que Charles Juliet a très peu pratiqué, où il fait un pas de côté par rapport à son écriture autobiographique, en proposant l’histoire d’un avocat à un moment décisif où sa vie bascule, un soir de Noël. Il se perd dans un paysage enneigé et trouve abri chez un couple, qui d’une certaine façon le révèle à lui-même. L’incipit de cette nouvelle l’inscrit bien dans les grands thèmes qui traversent l’œuvre de l’auteur, et dans le style resserré qui caractérise son écriture :

« Pourquoi ce jour-là ne suis-je pas arrivé à mon bureau ? Pourquoi ma vie a-t-elle ainsi bifurqué ? Ce qui s’est passé ne me ressemblait pas, et pourtant, après coup, j’ai dû reconnaître que ce qui m’avait paru un enchaînement de circonstances fortuites, avait répondu, en fait, à une profonde nécessité. »

Cette errance angoissante, qui conduit à une forme de refonte de la vie du personnage et de régénération de son être, pourrait se lire comme une allégorie du chemin vers l’écriture, la lumière et l’apaisement tracé par l’auteur pendant toute sa vie, et dont les neuf volumes de son Journal témoignent avec une vérité bouleversante.

« Deux lectures décisives » : Albert Camus et Robert Margerit

Charles Juliet rend hommage à ces deux auteurs dont les œuvres l’ont nourri, ce qui rappelle son très beau livre composé de citations, Ces mots qui nourrissent et qui apaisent (2008).

« Il n’est guère possible d’analyser ce qui se passe en nous quand un livre nous chavire, nous laisse étourdi. Assurément, il nous émeut, nous ébranle, nous atteint dans toutes les couches de notre être. […] Il nous parle de nous-même, de notre histoire. Il demeure en nous, devient une part intégrante de ce que nous sommes. Ces rencontres qui nous font gravir un palier dans la connaissance que nous prenons de notre être intérieur, elles sont rares. La première m’a laissé un souvenir ineffaçable. Je l’ai vécue en lisant L’Étranger. »

Il évoque ensuite l’« adolescent ébloui » qu’il a été en lisant Le Dieu nu de Robert Margerit, en classe de première, dans la caserne où il préparait le bac. Le dernier mot de ce court hommage est « gratitude » : c’est aussi le titre du dernier volume de son Journal (2004-2008), publié en 2017, et le mot qui désigne le mieux le sentiment du lecteur face à l’œuvre de Charles Juliet.