Une sociologue et le frère d'une victime de la violence de rue interrogent ensemble les dynamiques qui conduisent les jeunes hommes de banlieues à basculer, ou non, dans la délinquance.

Au sein des fratries, les enfants n’ont pas les mêmes destinées. Dans les milieux les plus déshérités, en particulier, cela peut se traduire par le fait que certains tombent dans la délinquance et d’autres non. Pour les jeunes hommes de banlieues, le partage se fait, dans une large part, entre ceux qui parviennent à rompre avec la « culture de rue » et ceux qui n’y arrivent pas. Wilfried, qui a finalement fait les frais d’un règlement de comptes à 36 ans, en 2016, appartenait à cette dernière catégorie. Yvon, à la première.

La sociologue Isabelle Coutant avait rencontré Wilfried pour la première fois en 2001 dans le cadre de sa thèse. Elle l’avait revu en 2015 après les attentats de janvier à Paris pour un documentaire radio qui devait être consacré à sa trajectoire. A sa mort, elle a rencontré son frère, Yvon Atonga, avec lequel ils ont finalement décidé d’écrire ce livre autour d’une question qui les taraudait tous les deux, même si c’était pour des raisons pour partie différentes.

L’enquête de la sociologue auprès de la famille et des proches alterne dans ce livre avec le récit personnel du frère, selon une narration qui est aussi une exploration formelle de co-écriture sociologique. Les récits s’éclairent mutuellement, avec l’idée que le discours qu'ils forment ensemble puisse servir d’exemple pour d’autres « petits frères ».

Isabelle Coutant a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter leur livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Explorer la question des divergences de trajectoires revient à se demander, dans le cas qui vous occupe, comment on échappe à l’attraction qu’exerce la « culture de rue » lorsqu’on y a été exposé. Que pourriez-vous dire sur ce point ?

Isabelle Coutant : Les jeunes trouvent dans la rue de la considération, des raisons d’être, du « capital symbolique » pour parler comme Pierre Bourdieu. Par conséquent, moins on dispose de capital symbolique à l’école et dans la famille, et plus la rue est attractive. L’échec scolaire, les difficultés familiales peuvent en ce sens prédisposer à se laisser tenter par ce que la rue offre. De l’argent facile éventuellement, mais pas seulement. Ce sont aussi des liens affectifs qui se tissent et de l’estime de soi qu’on y acquiert. Par le tag par exemple, on « se fait un nom ». Et dans l’entre-soi, on acquiert une « réputation ».

Dès lors, pour s’extraire de la rue, il faut pouvoir trouver du capital symbolique dans d’autres espaces, se référer à d’autres cercles sociaux pour se sentir exister. En général, les jeunes garçons qui ont fait partie des bandes, quand ils arrivent à l’âge adulte, aspirent à « se ranger ». C’est plus ou moins possible, facile, selon les ressources scolaires, sociales dont ils disposent. Jusqu’aux années soixante-dix, c’est la culture d’atelier à l’usine, les ouvriers adultes qui assuraient l’encadrement des jeunes et assuraient la conversion du monde des bandes au monde du travail. Avec le déclin du monde ouvrier, les transformations du marché du travail, ces conversions sont plus complexes. Par exemple, les logiques d’honneur et de virilité propres aux codes de la rue sont peu compatibles avec le secteur des services alors qu’elles s’accordaient relativement bien avec l’univers du travail ouvrier.

D’où l’importance de dispositifs institutionnels qui accompagnent ces transitions : Wilfried en avait bénéficié et avait obtenu ainsi son BAFA, le brevet d’aptitude au métier d’animateur. Il aurait fallu toutefois qu’il s’éloigne géographiquement du quartier pour achever sa « conversion ». Pour Yvon, la mise à distance de la rue a pu se faire par étapes, à travers la socialisation scolaire (il a pu aller au lycée général et à l’université pendant deux ans), puis la socialisation professionnelle. La socialisation conjugale joue aussi un rôle, cela a été mis en évidence depuis longtemps par la sociologie.

Dans ces conversions, quelle est la part du travail sur soi et celle des « soutiens » dont on a pu disposer ?

En sociologie, on ne pense pas l’individu indépendant de ses appartenances. Il n’y a pas d’« identité du je » sans « identité du nous », dans le sens où l’identité est perçue comme une configuration qui relie deux pôles, celui du « je » et celui du « nous ». La pondération entre ces deux pôles de l’identité varie selon les âges, selon les cultures et les sociétés (le poids du groupe sur l’individu est plus ou moins fort selon les types de société, selon les âges de la vie, etc.).

Mettre à distance la rue, pour un adolescent ou un jeune adulte, c’est donc effectivement un « travail sur soi », parce qu’il faut arriver à se penser indépendamment du groupe auquel on appartient. Cela peut se faire en cherchant un ancrage dans d’autres groupes – d’où l’importance de la socialisation conjugale, de la socialisation professionnelle – et parfois à travers des accompagnements institutionnels, via des entretiens, une réflexivité sur sa trajectoire. Wilfried disait ainsi de son conseiller de mission locale : « il ne m’a jamais lâché ».

Dans le cas d’Yvon, la réflexivité s’est opérée au fil de son parcours, en fréquentant des milieux sociaux différents : les classes moyennes et supérieures au lycée, les collègues de différents horizons, géographiques et sociaux, à la SNCF. Les expériences sociales et culturelles multiples peuvent être, pour tout le monde, source de questionnements, de mises en doute des évidences, de déplacements intérieurs.

Comment la culture de rue continue-t-elle de se manifester, même chez ceux qui s’en sont éloignés ?

La culture de rue imprègne les jeunes qui y sont socialisés, elle transmet des manières d’être, de ressentir, de penser. Comme toute socialisation, elle structure ce qu’en sociologie on appelle l’habitus, l’histoire sociale incorporée en chacun. C’est-à-dire qu’elle laisse des traces, elle s’imprime à la fois dans le corps, les façons de bouger, les intonations de la voix et dans un certain rapport au monde.

Les débuts professionnels peuvent être difficiles parce que les situations publiques de subordination sont mal vécues (dans la rue, il ne faut surtout pas perdre la face, paraître faible, il y a un enjeu à « se faire respecter »). La gestion des conflits n’est pas toujours évidente. Yvon explique bien comment il a dû apprendre à mettre ses émotions à distance au fur et à mesure du temps, ne pas réagir avec impulsivité. Il dit que sur ce plan, les livres et les vidéos de « développement personnel » l’ont aidé.

Quels témoignages peuvent porter ceux qui s’en sont émancipés ?

Ceux qui ont été socialisés dans la rue et qui l’ont ensuite mise à distance en passant à l’âge adulte peuvent jouer un rôle de traducteurs. Ils savent quelles sont les conditions de réception des messages qu’ils transmettent (en sociologie de la culture on parle de pôle émetteur et de pôle récepteur). Après avoir obtenu son BAFA, Wilfried a d’ailleurs joué un rôle auprès de jeunes de son quartier pour leur expliquer en quoi l’école était importante : il m’avait parlé d’un adolescent auquel il avait conseillé de s’appliquer scolairement et de ne « rien dire » si les professeurs le félicitaient, de ne pas réagir. Il savait qu’il y avait des enjeux de réputation auprès des autres élèves de la classe : il ne faut pas donner l’impression de trahir, ni passer pour un « bouffon ». Il était content que ce collégien, suivant ses conseils, soit passé au lycée. Yvon propose aujourd’hui, notamment à travers ce livre mais aussi à travers son association, de fournir aux jeunes des quartiers une multitude de figures possibles d’identification. Il n’y a pas que le rap ou le foot quand on vient des quartiers. On peut être instituteur, infirmier, entrepreneur... même quand on a fait partie des bandes à l’adolescence.

Quel peut-être le rôle du sociologue dans cette affaire ?

En tant que sociologue, on sait que l’espace des possibles n’est pas le même pour tout le monde. S’intéresser comme nous l’avons fait avec Yvon à ce qui oriente les trajectoires, présenter des parcours qui ne sont pas ceux qui sont les plus relayés dans l’espace public, que ce soit par les médias dominants ou par les représentants politiques – parce qu’ils n’attirent pas le regard, ni ne font problème –, c’est contribuer à ouvrir l’espace des possibles dans l’esprit des jeunes qui grandissent dans ces quartiers, leur autoriser une multiplicité de projections.

C’est aussi présenter une vision de la société moins stéréotypée pour tout un chacun. Il me semble que les lecteurs et les lectrices peu familiers de ces milieux urbains peuvent, à travers la sociologie, mieux les comprendre dans leur complexité. Le sociologue est une sorte de médiateur, de transcripteur à son tour. Et auprès des populations concernées, le sociologue se fait passeur de sa discipline, comme d'un instrument possible d’émancipation. Quand on connaît ce qui nous détermine, on peut plus facilement s’en dégager, accroître ses marges de manœuvre, pacifier son rapport à sa propre histoire. C’est en ce sens que la collaboration avec Yvon a été aussi pour lui une auto-analyse qui a pris valeur thérapeutique.