À quoi sert l’archéologie ? Pour répondre et convaincre, rien de mieux qu’un recentrage critique sur les pratiques et les concepts qui gouvernent cette discipline.

"Interdisciplinarité", le mot résonne comme une invitation à un monde de la recherche libre et innovant, dans lequel l’avancée des connaissances puise sa source dans les échanges et le partage entre scientifiques. Quel étudiant, d’ailleurs, n’a jamais entendu prononcer ce mot de la bouche même de ses professeurs à l’université ou autre grandes écoles formant à des disciplines spécialisées ? Les ministères concernés eux-mêmes prônent l’interdisciplinarité, quand ce n’est pas la pluridisciplinarité ou la transdisciplinarité. Tout le monde y croit et rêve de la mettre en pratique. Mais qu’en est-il vraiment dans le vécu professionnel ? C’est à cette question en particulier que tente de répondre Alain Marliac. Cet archéologue aguerri, qui a essentiellement fouillé dans la région du Diamaré, au nord du Cameroun, s’est efforcé d’associer à sa pratique professionnelle une réflexion critique, dont ce livre est l’écho fidèle.

Ainsi, au fil des onze articles publiés entre 1978 et 2007 et que l’auteur a réunis dans cet ouvrage dans un ordre presque chronologique, une réflexion épistémologique prend corps et, s’appuyant sur l’archéologie, s’aventure avec fermeté dans des grands thèmes fondamentaux, comme la production du savoir, l’utilité, voire l’usage de la connaissance scientifique, l’ethnicité… Sans tomber complètement dans l’écriture philosophique, Alain Marliac met à jour, tel un archéologue en train de fouiller les ruines d’une ancienne cité, les fondations de sa propre discipline. Les articles "Du dialogue pédo-archéologique…"   et "Des terres noires médiévales urbaines…"   offrent à ce titre une vision introspective impressionnante, susceptible de faire vaciller les certitudes les mieux établies. Étudiants en première année d’archéologie s’abstenir ! Sauf nécessité de s’oxygéner en "raison d’être", en pensée éthique et déontologique. La contrepartie ? Un gain de temps pour celles et ceux qui cherchent des réponses avant de s’engager dans une voie scientifique spécifique. Pour les autres, une invitation à réfléchir sur leurs propres acquis avant éventuellement de poursuivre vers une pensée cette fois-ci philosophique sur les sciences contemporaines


La science : entre Nature et Culture

En effet, pour Alain Marliac, c’est l’ensemble du contexte productif du savoir scientifique qu’il faut examiner, car sa domination actuelle sur les autres savoirs plus traditionnels ou vernaculaires conduit vers une forme d’homogénéité dont on mesure encore assez mal les conséquences, sociales et politiques, conséquences auxquelles l’archéologue participe, sans en être toujours conscient. Pour s’en convaincre, il suffira de lire l’article/chapitre sur "Les racines de l’ethnicité…"   .

L’origine profonde de cette situation à risques, Alain Marliac pense l’avoir identifié dans le clivage ontologique entre Nature et Culture qui s’est opéré en Europe de l’Ouest depuis la Renaissance, et s’est répercuté sur l’ensemble des disciplines "scientifiques". Et l’auteur de citer, presque de façon obsessionnelle, son principal mentor, Bruno Latour, auquel il reprend d’emblée nombre d’expressions et de concepts. C’est ainsi que la Constitution moderne, qui consacre le divorce entre Nature et Culture, est présentée comme un fait établi, depuis au moins le XVIe siècle, et toujours en expansion à travers le monde, porté par les succès incontestables des prouesses technologiques et matériels, au détriment des savoirs traditionnels ou locaux. Pire encore, son existence serait un obstacle préalable au dialogue avec les autres sociétés, dans la mesure où la scientificité devient distributrice des labels d’incontestabilité.

Aussi, les aficionados de Bruno Latour en particulier, mais aussi de Callon, de Stenger et de Descola seront emballés par cet ouvrage très convaincant, pour peu que l’on mette de côté les accents d’autocritique   et de règlement de comptes   . L’auteur ne cache pas en effet des moments d’incompréhension de ses pairs, relatifs à sa démarche face à la dominance idéologique de la pensée moderne et postmoderne, mais qu’à cela ne tienne, la somme des textes révèle une pensée extrêmement riche et surtout cohérente. Au fil des chapitres, on assiste à un travail de déconstruction de la science, et plus précisément, à une démystification du savoir scientifique, qui ouvre la voie à une fabrication plus globalisante des savoirs, assumant pleinement sa dimension humaine.
 

L’archéologie face à elle-même

Il est vrai que cette remise en cause Nature-Culture à laquelle il convient de rattacher cet ouvrage, intervient dans une période où, à l’échelle planétaire, le doute s’installe sur la viabilité du modèle occidental. Un modèle qui semble supplanter tous les autres et surtout entraîne l’ensemble des sociétés humaines vers un avenir aux perspectives peu réjouissantes, à en croire les plus pessimistes : épuisement des ressources, surpopulation, urbanisation croissante, mondialisation… Sur le plan de la connaissance, on peut se demander si un autre choix aurait été plus judicieux, voire possible. Rien n’est moins sûr. Le propre de tout dogme et de toute vérité est paradoxalement d’être remis en question tôt ou tard, y compris à l’intérieur même du monde scientifique au sens large. La connaissance globale avance ainsi, par une sorte de mouvement spiralé induisant des sensations de va-et-vient, de retour et de "réactions". Le monde intellectuel n’échappe pas au processus d’autorégulation des idées et des concepts. L’ouvrage d’Alain Marliac en est lui-même une démonstration exemplaire.

En même temps, cela ne signifie pas, pour le lecteur, de prendre pour argent comptant ce qui apparaît comme la "dénonciation" de l'un des piliers de la science occidentale, à savoir, la dualité Nature/Culture. L’auteur l’exhorte lui-même : il n’y a ni nature, ni culture mais une fabrication de Nature-Culture   et il en a toujours été ainsi. La pratique de la pluridisciplinarité existe de fait, dans la pratique. Alors, quel est le réel problème avec l’archéologie et qu’est-ce qui fonde l’existence ontologique de cette discipline ? A ces questions, le lecteur féru d’épistémologie ou tout simplement avide d’approfondir des notions simples en apparence trouvera des éclairages multiples, tant sur la pratique et le vécu de l’archéologie que sur le vécu social et politique des concepts-clés qu’elle manipule.