Dans leur entreprise critique des « penseurs du vivant », Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet pointent certaines insuffisances et angles morts de ce prêt-à-penser à la mode.

Que désigne-t-on par « les penseurs du vivant » ? Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet prennent la précaution de délimiter et expliquer le concept choisi, anticipant les critiques faciles, d’absence d’unité ou de consensus sur les contours. Car en effet, évitons l’hypocrisie : les librairies sont bel et bien envahies de livres sur « le vivant », à tel point que les biologistes eux-mêmes commencent à s’adapter   , trouvant là une manière de se faire peut-être enfin entendre – comment leur en vouloir ? Et cette pensée du vivant emprunte à une seule source, dont le succès continue d’étonner : Bruno Latour et Philippe Descola. Pourquoi étonner ? Parce que le fond conceptuel est bien flou, par rapport à d’autres traditions, antérieures, telles que celle de l’écologie politique : critique du développement et de la modernité avec une tendance à faire l’apologie des peuples sans industrie, sans nuances ; relative absence des questions sociales ; lectorat urbain, à capital culturel élevé. Mais cette école fait montre d’une amnésie totale envers ce qui la précède : elle cherche à faire événement — au risque de réinventer l’eau chaude et de privilégier l’effet oratoire ou littéraire, sur le changement du monde.

Trois références emblématiques à la loupe

Devant la profusion éditoriale, Rigoulet et Bidet choisissent trois auteurs, pour la valeur qu’ils jugent emblématique de leurs raisonnements : Dusan Kazic, Baptiste Morizot et Nastassja Martin.

Le premier, docteur en anthropologie et auteur de Quand les plantes n’en font qu’à leurs têtes (La Découverte, 2022), théorise de manière provocante, on en conviendra, un monde « sans production ni économie ». Ces deux concepts sont critiqués au nom d’un modèle relationnel entre humains et non-humains inspiré des Achuars et des travaux de Philippe Descola, mais dont Kazic voit aussi l’existence dans certaines formes d’agriculture paysanne contemporaine, en France. De là les prolégomènes d’un autre monde possible.

Les objections qui lui sont opposées par Bidet et Rigoulet sont pour l’essentiel tirées des sciences sociales. Ils rappellent que le débat sur le concept de production, et donc de travail, a déjà été mené par Dominique Méda et par de nombreux autres auteurs avant elle. L’une de leurs conclusions était que s’en prendre au mot ne conduit pas à changer la chose. Kazic aurait pu et dû allonger un peu sa bibliographie, ce qui lui aurait évité de tomber dans ce chausse-trappe bien connu. Aussi faut-il raffiner : derrière la « production », de quoi est-il question ? De « quantification » ? Celle-ci n’est pas absente chez les Achuar, ni dans les pratiques paysannes prises en modèle. Le chiffre peut aussi bien servir la rentabilité que la quête d’égalité ou de bonheur, tout dépend ce que l’on en fait : il n’est pas le problème en soi. Quant au modèle agricole considéré comme exemplaire par l’auteur, il comporte quelques angles morts : ce qu’il ne faut donc pas appeler leur « production » est destiné aux grands restaurants, à des prix peu compatibles avec ce à quoi des salariés ordinaires pourraient consentir. La productivité à l’hectare pousse à s’interroger sur le nombre de personnes qu’il serait possible de nourrir, de cette manière. Autant dire que les conséquences d’une généralisation du modèle pose quelques questions un peu sérieuses, qui ne semblent pas effleurer Kazic.

Le philosophe Baptiste Morizot, auteur de nombreux livres dont récemment Manières d'être vivant (Actes Sud, 2020), est pris à partie pour sa critique de la « métaphysique de la production », que Bidet et Rigoulet considèrent comme néoheideggérienne, à juste titre. En effet, Morizot nous livre un récit de l’Être ponctué non par l’histoire, avec des références telles que Braudel ou Pomeranz, mais par de grands philosophes, d’Aristote à Kant en passant par Descartes : des humains fabuleux dont le pouvoir démiurgique semble avoir suffi à orienter des sociétés entières vers une conception mécanique de la nature. Rien de tel ne s’est produit, pourtant, d’après les sciences sociales. Le storytelling de Morizot emballe peut-être les lecteurs, mais il est loin du réel, grandiloquent et peu éclairant.

Bidet et Rigoulet critiquent aussi cette thèse de Morizot suivant laquelle depuis la prétention de l’être humain d’être auteur de ses actes jusqu'à la propriété et à l’abusus, la route serait droite. De là ces tentatives réitérées du philosophe pour inverser le mouvement et réhabiliter « l’autorat » des non-humains, en particulier dans leur capacité à produire. C’est juste, mais Morizot est emporté par son mouvement, et finit, comme Kazic, par effacer la culture, au profit d’une nature dont la production spontanée suffirait à faire le bonheur de tous, sous forme de don… Pour Rigoulet et Bidet, la production n’est pas un problème en soi, il s'agit plutôt de son institution sociale, de son orientation. En glorifiant la nature, Morizot dévalue le travail. Aimer le vivant est sans doute nécessaire, mais pas suffisant   .

Le dernier livre de l’anthropologue Nastassja Martin, À l'est des rêves. Réponses even aux crises systémiques (La Découverte, 2022), illustre à l’extrême la tendance relevée par les auteurs chez les « penseurs du vivant », de procéder à une critique sélective de la modernité pour lui opposer une autre totalité, « qui en dessine comme le symétrique contraire »   . La modernité chiffre : nous devrions sortir du chiffre (Kazic) ; la modernité attribue à l’Homme l’origine exclusive de tout Bien : il faudrait dès lors s’en remettre entièrement aux mains de la nature, rebaptisée « agentivité non-humaine » (Morizot). Martin fait l’éloge des Even, un peuple autochtone vivant en Sibérie extrême-orientale, en forme de bons sauvages porteurs d’une alternative à la modernité, dont elle appelle à « s’inspirer ». C’est vrai que la ficelle du « bon sauvage » est un peu grosse, et surtout déjà aussi courue, sur le plan littéraire, qu’une autoroute.

Forces et limites de la critique

Nous pourrions ajouter quelques critiques, en particulier le souci de ces auteurs de « faire événement ». Avant eux, rien n’existait. À l’image du Maître, d’ailleurs : Bruno Latour ne cite personne, il est à lui-même le Point de Départ, l’Événement. Le problème, évidemment, est que c’est un tour de passe-passe qu’il a lui-même démonté dans ses travaux sur l’histoire des sciences. Latour, c’est le Pasteur moderne, celui qui se rend visible en invisibilisant ses prédécesseurs. Latour, qui aura appliqué à lui-même ses propres préceptes de réussite académique, décrits notamment dans Portrait d’un biologiste en capitaliste sauvage, qui a tout d’un autoportrait.

On rétorquera peut-être : et alors, si cela permet un tournant écologique ? Ne s’agit-il pas de jalousie ? Le problème est que les concepts sont flous. Les termes de « nature » et de « culture » ne sont jamais définis. Rigoulet et Bidet soulignent également ce point. Les analyses sont souvent en régression par rapport à des analyses antérieures, par exemple au regard des travaux d’un Serge Moscovici qui, dans les années 1960, théorisait le métabolisme des sociétés humaines   . La question sociale se trouve invisibilisée, quand bien même les uns comme les autres ajouteraient ici ou là une petite diatribe contre le capitalisme. On peut également se méfier par principe de tout effet de mode de ce type, et craindre pour la biodiversité intellectuelle...

Bien sûr, le livre de Rigoulet et Bidet n’est pas exempt de points faibles. Il se complaît parfois à l’ironie facile, comme quand les auteurs se demandent s’il est plus aisé d’aimer les milliards de plants d’un champ de blé qu’un tubercule géant chez les Achuar   . Ils savent pourtant que l’amour de la patrie ou de la science porte sur des objets encore plus vastes, et ne sont pas considérés comme dénués de sens pour autant. Ils poussent un peu, quand ils rapprochent le mode de vie des paysans « amoureux de leurs plantes » gastronomiques des conditions de travail des professions libérales, au motif que la rentabilité élevée, relativement aux besoins, donne au producteur cette latitude précieuse pour organiser son temps   . Et leur conclusion elle-même pourra paraître un peu courte, au regard des critiques émises quant au peu de conséquences pratiques des penseurs du vivant   , puisqu’ils ne proposent pas non plus de programme très concret, sinon le constat d’un « enjeu anthropologique » autour du « bien (se) produire »   . Ils exagèrent également, en ne voyant dans le latouro-descolisme qu’une écologie « de salon », ancrée dans les représentations au détriment des activités   . Ce n’est pas totalement faux, mais cela résulte aussi de l’angle choisi par les auteurs, celui de consacrer leur critique exclusivement à des livres, donc des textes, et non aux pratiques que ces textes ont pu faire évoluer. Ils tombent donc eux-mêmes en partie sous le coup du manque d’ancrage qu’ils dénoncent.

Ils jouent aussi au jeu du balancier, en poussant exagérément la critique : le concept de « production » a bien un sens daté et situé, qu’on le veuille ou non. Il naît bel et bien avec l’industrialisme. Il exprime ou traduit donc un certain rapport à la nature. Les auteurs en conviendraient forcément, puisqu’ils affirment, contre le nominalisme de Kazic, que les mots dérivent de l’activité et non pas des sentiments ou discours   . Avec l’industrialisme naissent donc des mots spécifiques. Dans ce contexte, « la production » non moderne est bien différente de la production moderne, c’est le point conceptuel central, et l’on devrait en prendre acte pour avancer plutôt que de gloser sans fin sur la sémantique.

De plus, Rigoulet et Bidet prêtent un peu trop à « l’Homme » une capacité de « s’abstraire » de son monde « dans un effort de décentrement »   dont il serait le seul détenteur. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, relativement au problème posé ? Que « l’Homme » a su tenir compte du vivant ? On sent en arrière-plan un positionnement moderniste de principe, plutôt qu'une volonté de tenir compte des apports des sciences sociales en matière de modes de vie des sociétés. Les auteurs ont en effet tendance à voir la modernité à l’œuvre partout, dès lors qu’il s’agit d’universalisme. Par exemple, ce qu’ils reconnaissent de positif dans les pratiques even est attribué à la modernité   , puisque cette population a été sédentarisée avant de « revenir » à son mode de vie « antérieur », ou du moins de s’en rapprocher. Pourquoi ne pas admettre que ce qui est appelé « modernité » contient des éléments d’universalisme, sans en être l’incarnation unique ? Tout serait né en Europe, à l’époque moderne ? Il y a longtemps que la spécificité européenne en matière d’émancipation a été réduite à une conjoncture involontaire, et pas seulement par les travaux dits « post- » ou « dé-coloniaux ». Démocratie, science, économie, etc. : tous les traits dont l’Europe se pare existent ailleurs, ou avant – ce qui n’est pas dire que les sociétés non-modernes ont été émancipatrices, mais qu’elles pouvaient l’être, qu’elles en avaient les potentialités, et qu’elles en ont actualisé certains traits.

Aller plus loin

Enfin, certains problèmes demeurent non résolus. L’animisme, que Bidet et Rigoulet appellent « anthropomorphisme », est fréquemment posé en « solution » par les « penseurs du vivant » ; mais il n’est pas expliqué. Quel sens spécifique peut avoir l’animisme lorsqu'il est appliqué à ce qui est vivant ? L’animisme est-il massivement absent des sociétés modernes comme le prétendent Descola et ses épigones ? Pourtant, comment ne pas le rapprocher de ce que la pensée latourienne des techniques appelle « l’attachement » ? Ne parlons-nous pas à nos ordinateurs ? Curieusement, peu de sciences sociales s’intéressent à cette dimension pourtant banale du mode de vie moderne.

À l’opposé, on voit mal comment les sociétés humaines, quelles qu’elles soient, se passeraient entièrement de « naturalisme » au sens d’une connaissance et d’une science de la nature, en tant que processus se produisant d’eux-mêmes (natura naturans). Les Achuar, qui sont si bons jardiniers, se contentent-ils de parler à leurs plantes pour les faire pousser ? Non, ils en sont de fins théoriciens, comme Descola lui-même le montrait.