Youssef Ishaghpour, grand philosophe du cinéma entre autres, nous a quittés en 2021. On ne lui a pas assez rendu hommage au moment de sa disparition. Mais il nʼest pas trop tard.

Sa mort, le 15 octobre 2021, n’a pas soulevé d’émotion dans les médias. « C’était un grand monsieur », a dit une grande dame – c’est par elle que j’ai appris la disparition de Youssef Ishaghpour.

Homme discret, il était l’un des meilleurs connaisseurs du cinéma, et un philosophe capable dʼune vraie réflexion sociologique depuis qu’il avait étudié avec Lucien Goldmann. C’est dans le séminaire de celui-ci que j’ai connu Youssef en 1963-1964, venant de Berlin où Goldmann nous avait fait connaître la sociologie de la littérature (absente des cours donnés à la Freie Universität). Sur une photo de Youssef en jeune homme, il a presque l’air d’un étudiant hippie – avec des moustaches à la mode persane cependant. Quand je l’ai retrouvé il y a quelques années, c’est plutôt un philosophe que jʼai vu en lui, de la meilleure tradition. En 1964, il avait un regard à la fois doux et ouvert ; à présent, me semblait-il, il y avait de la tristesse dans ses yeux.

Toujours est-il que, quand, dans les années 1970, nous nous croisions à Paris, où jʼai vécu entre 1968 et 1979, nous parlions de cinéma allemand – les pages que, dans D’une image à l’autre (Denoël, 1982), il a consacré à Wim Wenders sont les meilleures que je connaisse. Nous parlions aussi de Paul Nizan (à qui il a consacré un livre – Paul Nizan. Une figure mythique et son temps, Le Sycomore, 1980 – qui replace l’écrivain dans le contexte idéologique et sociopolitique de son époque), des recherches de Goldmann, de la France, pays que j’avais choisi comme lui, zweite Heimat…

Une vision pessimiste de l’Histoire ?

(Re)lisant ses écrits, je vois quel regard profond Youssef jetait sur les choses, les livres, les films, qu’il s’agisse de Goldmann ou de Marx, de Visconti ou d’Orson Welles. Et je suis impressionné par le nombre de ses intérêts et de ses compétences, par tout ce qu’il a écrit sur les artistes – un dernier ouvrage impressionnant est consacré à Anselm Kiefer (Kiefer. La ruine, au commencement. Image, mythe et matière, Éditions du Canoë, 2021). Si, dans ses livres consacrés au cinéma, il se réfère à Gilles Deleuze ou Edgar Morin, son orientation théorique doit plus encore à la philosophie de l’Histoire et notamment au jeune Lukács, ainsi qu’à Siegfried Kracauer et à sa Théorie du film (1960).

La pensée de Marx et celle du jeune Lukács reviennent à maintes reprises dans ses textes : il suffit de mentionner Marx à la chute du communisme (Farrago, 2005) et la substantielle introduction à son édition de Lukács et Heidegger, de Lucien Goldmann (Denoël-Gonthier, 1973). Concernant Lukács, Youssef Ishaghpour se réfère volontiers au concept de « réification », dont il étend le sens pour tenir compte des développements survenus depuis Histoire et conscience de classe (1923) : il observe ainsi la pénétration du « fétichisme de la marchandise » jusque dans le circuit information-marchandise où l’image publicitaire omniprésente sert les intérêts du capitalisme mondial. À parcourir son œuvre, on a l’impression que dans sa philosophie de l’Histoire, les aspects sombres s’imposent de plus en plus – visions de ruines, échec de l’utopie, etc. –, ce qui expliquerait le choix de Kiefer comme ultime sujet, dans La Ruine, au commencement. Même s’il ne faut pas oublier que, pour Kiefer, « l’Art survivra à ses ruines ».

Le Brecht du cinéma ?

En découvrant les livres de Youssef Ishaghpour, j’ai aussi été intéressé par ce qu’il dit de la distanciation (Verfremdung). On sait que le terme est dû à Serge Tretiakov, qu’il a été repris et développé par Bertolt Brecht. En allemand, il est dérivé du terme Entfremdung (aliénation). Avec le changement de préfixe (ver- à la place de ent-), le terme acquiert une attribution de sens positive. Dans quel sens Ishaghpour emploie-t-il le terme de distanciation ? Prenons un passage de l’ouvrage Le Cinéma. Histoire et théorie (Verdier, 2015), dans lequel il distingue le cinéma contemporain du cinéma classique. Dans le cinéma classique, « le film plonge dans le spectateur, qui, par l’identification-participation, perd toute distance contemplative pour être projeté au centre de l’espace-temps émotionnel de l’action ». En revanche, le cinéma contemporain « exige du spectateur une attitude esthétique de distance et de contemplation et rompt l’identification et la participation affective ».

Aussi peut-on situer le philosophe du cinéma près de Brecht théoricien du théâtre. L’« effet de distanciation » (ou « effet V ») de Brecht interrompt l’action et vise à empêcher le public d’être plongé dans l’action mais aussi de s’identifier à tel ou tel personnage. Dans les dialogues de L’Achat du cuivre (1955), on lit : « De même que l’empathie rend quotidien l’événement particulier, la distanciation rend le quotidien particulier ». Et dans le Petit Organon pour le théâtre (1949) : « Les événements ne doivent pas se suivre imperceptiblement, il faut pouvoir s’interposer avec le jugement. » Le public est supposé prendre du recul par rapport à ce qu’on lui montre et apprécier avec un regard critique le comportement du personnage et la situation qui en grande partie détermine ce comportement, en se tenant sur un point qui « se situe plus en amont dans le développement ».

Comme exemple de l’« effet V » transposé du spectacle théâtral au film, on donnerait Vivre sa vie. Film en douze tableaux (1962) de Godard : chaque « tableau » porte un titre, et ainsi l’action est interrompue, une distance est créée entre l’écran et le public. C’est d’ailleurs à Godard qu’Ishaghpour se réfère explicitement dans Archéologie du cinéma (Farrago, 2000), où il plaide pour un cinéma dans lequel des brèches s’ouvrent, pour « quelque chose de l’ordre de la distanciation, en somme, comme historicisation du matériau ». Il ajoute que chez le premier Godard, il y a de plus en plus « une distanciation et une réflexivité à l’intérieur de l’Histoire ». Et plus loin il écrit qu’il s’agit chez le cinéaste « moins de l’unité immédiate ou de la dialectique que de la conjonction “et” en tant [que le collage godardien] rassemble, connecte. Mais comme conjonction, le “et” tire toute sa force, chez Godard, des disjonctions, des termes disjoints à travers leur distance. Le poétique, chez lui, procède, de plus en plus, par bonds, sauts, lacunes, hiatus, par effacement, ellipses ».

Ce processus implique également la figure du réalisateur : comme l’œuvre n’existe que « comme un ensemble de questions, “est-ce que … ?” “qu’est-ce que… ?”, le réalisateur aussi est mis en question, n’apparaît que dans des interstices, simplement par son geste, son humour ». On n’est pas loin de Brecht, qui se voyait en simple Stückeschreiber (faiseur de pièces), en expérimentateur qui s’efface au profit des expériences présentées aux spectateurs.

Dans Archéologie du cinéma, Youssef Ishaghpour a gratifié Jean-Luc Godard d’un bel hommage. Il faut lui rendre la pareille, comme philosophe du cinéma. Et surtout, il faut relire ses livres.