En architecte, Mathias Rollot se penche sur les conditions d’une pratique écologique à l’endroit de la ville moderne et s’appuie pour cela sur la piste du « biorégionalisme ».

Dans quelle mesure les connaissances accumulées dans les différents domaines de l’écologie peuvent-elles déboucher, au-delà des valeurs morales, sur des horizons pratiques ? C’est la question que pose Mathias Rollot, architecte et enseignant-chercheur à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, dans la réédition révisée de son ouvrage paru initialement en 2018, intitulé Les territoires du vivant. L’auteur y développe ses réflexions sur notre rapport à l’espace, en substituant un certain optimisme au ton pessimiste fréquemment employé dans les ouvrages sur l’écologie et en insistant davantage sur des engagements collectifs que sur des actions individuelles.

Son ambition est de déconstruire un certain nombre d’idées reçues sur l’urbanisme et le logement, le plus souvent associés dans nos imaginaires à des élément négatifs (on parle d’« enfer urbain », suggérant un « univers verrouillé et contrôlé », comme le résume l'auteur). Car ces représentations tiennent moins à la nature même de l’espace urbain qu’à certaines pratiques modernes d’urbanisme et d’architecture.

Il convient toutefois de préciser que cette déconstruction n’implique pas, dans la perspective de l’auteur, une posture réactionnaire : il ne s’agit pas de revenir en arrière, dans une situation pré-moderne et fantasmée, où le rapport au territoire serait davantage ancré dans une matérialité et dans des liens concrets qui seraient aujourd’hui perdus. L’objectif est plutôt de déplacer les règles en cours tout en s’appuyant sur les outils qui sont à notre disposition pour découvrir d’autres potentialités et inventer de nouvelles lignes de fuite.

Analyse de la ville moderne

La ville que nous vivons quotidiennement est chaque jour un peu plus désertique. Ici, « désert » ne désigne pas l’absence d’habitants, mais l’uniformité des mœurs urbaines, qui pousse les villes à croître tout en appauvrissant les relations sociales. En ce sens, la ville est devenue un facteur de dépossession. Elle rend les individus conformes, les poussant vers une consommation toujours plus grande et les enfermant dans le divertissement.

Au mieux, ces villes sont adaptées à la modernité « liquide », selon le terme du sociologue Zigmund Bauman ; elles multiplient les « non-lieux », en référence cette fois à l’anthropologue Marc Augé. Rollot reprend pour sa part l’opposition entre d’un côté les « gated communities » (ces programmes immobiliers résidentiels fermés avec contrôle des accès, réservés à une élite dorée) et de l’autre les bidonvilles.

Ces critiques de l'urbanisme moderne sont relativement connues ; l'élément plus original qu'apporte la réflexion de Rollot tient au fait que ces villes ne tiennent aucun compte de la géodiversité locale, de la singularité des êtres et des lieux ; elles ne permettent aucune interaction avec le milieu naturel et se révèlent incapables d’articuler intérieur et extérieur en un milieu ouvert et dynamique.

La perspective du biorégionalisme

Cette critique s’appuie sur la notion de « biorégionalisme ». Là encore, il ne faut pas entendre ce terme au sens d’un régionalisme traditionnel ou vernaculaire mais au sens d’une ressource critique forte. C’est en effet ainsi qu’il a été conçu lorsque s’en sont saisis des militants écologistes dans les années 1970 aux États-Unis : il s’agissait alors de contrer le capitalisme « vert » adopté par les gouvernements.

Pour l’illustrer, Rollot évoque le mouvement des Diggers, ce collectif anarchiste de la fin des années 1960 prônant l’autonomie, la décentralisation du pouvoir et le déploiement de manières de vivre in situ, dans des éco-systèmes spécifiques, dans lesquels évoluent des individus eux aussi spécifiques.

L’hypothèse biorégionaliste invite alors à considérer qu’il ne saurait y avoir de comportement écologique universel et unique : ce qui est adapté à un certain climat ne peut pas l’être ailleurs. Cela implique de penser les actions écologiques à une échelle relocalisée (ou décentralisée) et de les orienter à partir des normes géographiques régionales du vivant et des éco-systèmes.

Les politiques biorégionales entrent en opposition, par conséquent, avec la façon dont sont structurées nos sociétés depuis le XIXe siècle. Elles mettent l’accent sur la nécessité de tenir compte de modèles de développement autonomes ; elles tiennent compte de la faune, de la flore, des climats, des bassins-versants, des types de sols, et ne bâtissent d’édifices qu’en fonction de ces paramètres, afin de rendre les habitats humains soutenables.

L’architecture biorégionale

Ce sont ces principes biorégionalistes que Rollot entend appliquer à sa pratique, à savoir l’architecture. Car si les défis sont d’ordre sociétaux et politiques, l’architecture n’y est pas étrangère, et doit refonder les canons sur lesquels elle repose académiquement et qui sont traditionnellement valorisés : des standards polluants et numérisés ou des ouvrages spectaculaires que personne ne peut réellement s’approprier. À titre d’illustration, l’auteur cite la Philharmonie de Paris, les Halles, la Cité du vin de Bordeaux, le musée des Confluences de Lyon, la tour CMA-CGM de Marseille ou encore la fondation LUMA à Arles.

À l’inverse, Rollot caractérise l’architecture conforme au biorégionalisme qu’il appelle de ses vœux comme l’art de penser et d’organiser les relations entre humains et non-humains en un point géographique donné. Une telle définition a le mérite de penser l’architecture comme ouverture au monde, orchestrant les relations avec l’extérieur et les ressources potentielles des territoires habités. En ce sens, l’architecture est un art de la limite.

Mais cette définition implique également d’étendre l’architecture au-delà du seul acte de la construction : elle ne se contente pas de bâtir, mais englobe l’organisation des sociabilités et partant celle des sociétés. Aussi Rollot parle-t-il de l’architecture en termes de discipline, d’accomplissement d’un rôle sociétal et de visées communes.

C’est en ce sens que l’architecture, ressaisie dans la perspective du biorégionalisme, apporte une pierre importante à l’édifice de la société future. Loin d’une simple éthique du futur, elle repose sur des pratiques concrètes, et affirme que la transformation globale ne se fera pas sans une attention aux spécificités du local.

On ne s’étonnera pas de croiser, dans cet ouvrage-manifeste, des références aux travaux de Philippe Descola, Anna Tsing, Ivan Illich, Corinne Pelluchon, Peter Singer, Nathalie Blanc, et bien d’autres. On peut regretter, toutefois, que ces efforts théoriques ne s’accompagnent pas de propositions concrètes et de projets précis. Car l’élaboration d’une architecture biorégionale est d’autant plus urgente que, comme le déclare Rollot, « la catastrophe écologique a déjà eu lieu ».