28 personnalités les plus marquantes de la photographie contemporaine interrogées pour rendre compte de cet acte artistique.

Dès l’introduction de La photographie contemporaine, Anne-Celine Jaeger constate "qu’avec la révolution numérique qui permet de produire des appareils de plus en plus petits et de plus en plus simples d’utilisation, nous avons peut-être atteint le summum du moindre effort dans la prise d’une photo". Or, en suivant les propos des 28 photographes entendus par la journaliste il apparaît que ces derniers cherchent à prouver "qu’une photo ne se prend pas mais qu’elle se fait" (Ansel Adams, photographe américain). L’appareil n’est qu’un outil manié par l’artiste. Ainsi, à la question : "de quelle discipline artistique la photo s’approche-t-elle le plus ?", la photographe néerlandaise Rineke Dijkstra répond : "Sans doute de la sculpture". C’est peut-être un vœu pieux, tant il est difficile à l’amateur qui feuillette l’ouvrage de percevoir le travail, le temps passé à composer les scènes et surtout l’intention créatrice des clichés qui s’y trouvent.

Le premier impératif est sans doute de regarder longuement chaque reproduction afin de la voir. C’est ainsi, explique Anne-Celine Jaeger en citant André Kertesz que "tout le monde est capable de regarder, pas nécessairement de voir", c’est-à-dire observer attentivement. Le propos n’est pas neuf. Il est même très fréquemment énoncé dès qu’il est question d’image. On en veut au spectateur de survoler les œuvres dans un musée, de feuilleter les beaux livres nonchalamment, bref, de ne pas prendre suffisamment au sérieux la création picturale. Est-il donc, ce malheureux spectateur, le seul responsable de son dilettantisme ? N’est-ce pas aussi le rôle des artistes de faire toujours mieux pour capter notre regard ?


Réinventer le monde

C’est sans aucun doute ce à quoi David Lachapelle et Thomas Demand s’emploient. Ce dernier élabore, parfois pendant un mois, une sculpture, un décor qui imite la réalité et prend ensuite sa photo. Ce peut être un local de photocopie (Copyshop, 1999), une clairière où percent les rayons du soleil (Lichtung/Clearing, 2003). Toutes choses que l’on peut voir au quotidien mais qui sont minutieusement reconstituées, réinventées par le plasticien et figées dans un état d’étrange perfection par le photographe. "Même l’endroit le moins intéressant, déclare William Eggleston, le plus laid ou le plus banal, peut, l’espace d’un instant, devenir magique à mes yeux". L’essentiel est donc d’appréhender l’objet de façon à en transmettre l’étrangeté ou la magie. Il arrive aussi que le sujet comporte en lui-même un magnétisme qui aide indéniablement le photographe, comme la jeune femme rousse photographiée par Eggleston (Untitled Biloxi, Mississippi, 1974). Stephen Shore précise que le photographe est doté d’une " 'attention consciente' (…) un état dans lequel il considère le monde avec une conscience aiguisée". C’est cette conscience qui intervient au moment de presser le bouton.

Pour Martin Parr, seule la passion compte. La sienne est de rendre compte de l’état de l’Occident. Aucun pittoresque, ni aucune mise en scène ne sont recherchées ici. Lorsqu’il photographie une famille anglaise qui pique-nique à côté d’une corbeille remplie de détritus (GB England, New Brighton, 1985), il dit une réalité occidentale. Avec sa beauté intrinsèque.


Manque de perspective ?

Mais parfois, le photographe est commandité par un publicitaire, un magazine de mode. Il doit alors respecter un cahier des charges. Heureusement, avant même les premiers clichés d’Helmut Newton, la photographie de mode a laissé une place considérable à la subjectivité. Si l’on peut regretter que la plupart des images soient lisses, savonnées à l’extrême, d’autres, comme celles de Mario Sorrenti (Kate Moss pour Calvin Klein, 1993) ont une élégance et une sensualité magnétique. Au risque de donner dans le lieu commun, les photographes interviewés par Anne-Celine Jaeger rappellent sans cesse que, même sous la contrainte, l’originalité d’un photographe est perceptible. On peut déplorer qu’aucun d’eux ne parvienne à expliquer ce que représente l’acte de photographier. Aucun ne se penche sur la notion d’instantanéité, ni sur le réalisme inhérent à la photographie. Ce n’est probablement qu’en accédant, dès le milieu du XIXe siècle, au rang d’art à part entière après avoir essuyé tantôt le mépris des peintres et des sculpteurs, tantôt l’incompréhension d’un public qui ne voyait en elle que le moyen de reproduire le réel, que la photographie s’est débarrassée, du même coup, de plusieurs de ses problématiques d’origine. Les photographes donnent l’impression de réfléchir bien davantage à la composition de leurs images qu’à leur interprétation par le public. Quant aux directeurs de galeries, ils déplorent la surabondance picturale mais refusent d’avoir un rôle pédagogique dans le tri de ce flux. Beaucoup craignent d’influencer à contretemps le public, d’infuser les modes, d’écraser l’inspiration des jeunes photographes.

Pourtant, comme le rappelle Diane Dufour, la directrice de l’agence Magnum, la conscience créatrice est prépondérante en photographie, aussi bien chez le photographe que chez le galeriste ou le conservateur de musée :

"Être photographe, ce n’est pas simplement savoir prendre une photo, c’est aussi savoir pourquoi vous la prenez ; il s’agit de la façon dont vous vous positionnez par rapport au réel et par rapport aux autres photographes qui travaillent de façon similaire ou, au contraire, opposée à la vôtre. Certains photographes ne sont pas capables de le formuler clairement (...)".


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crédit photo : Marind lost and found / flickr.com