Ce volume éclaire, grâce à des traductions nouvelles et des appendices substantiels, une trajectoire intellectuelle sans équivalent.

Spinoza (1632-1677) a produit une œuvre difficile à lire et une philosophie marquée, selon la formule de Bernard Pautrat dans son introduction, par « la cohérence et l’entêtement ». Malgré la difficulté de son « ordre géométrique », l’Éthique, son œuvre majeure, finie en 1675 mais publiée de manière posthume en 1677, et qui éclipse si souvent les autres traités, propose une lecture fascinante à laquelle il faut savoir s’astreindre pour faire une véritable expérience de soi. Comment, après avoir acquis la langue des lettrés, un latin sûr et précis, une bonne culture classique, ainsi que les outils conceptuels de Descartes, ce jeune Juif de la communauté portugaise de Hollande, exclu par les rabbins de la « Nation d’Israël » en 1656, en vient-il à quitter la voie cartésienne et à tracer son propre chemin ?

Le Traité de l’amendement de l’intellect et le Court traité (circa 1661) aident à le comprendre. Spinoza y énonce déjà ce qui sera son fil conducteur : « rechercher s’il y aurait quelque chose qui fût un vrai bien », « qui pût se partager » et qui permît de jouir « d’une joie continuelle et suprême pour l’éternité ». Si la « manière géométrique » à laquelle il s’essaie dans les Principes de la philosophie de Descartes (1663) s’impose à lui, c’est qu’on ne démontre que le vrai, qui du même coup démontre que le faux est faux. L’homme pense, et il existe un moyen de le faire penser à coup sûr dans un certain sens : démontrer.

La ruine de tout culte et de toute religion

Le Traité théologico-politique paraît en 1670, prudemment anonyme, sous un faux lieu et un faux nom d’éditeur. Il suscite la haine, comme le montre la lettre 42 de Lambert van Velthuysen, où il le résume à la demande de son ami Ostens. La doctrine de ce livre qui soutient que tout est nécessaire « supprime tout culte et toute religion, les ruine de fond en comble, et, en cachette, introduit l’athéisme, ou forge un Dieu tel que les hommes ne sauraient être frappés de respect pour sa Divinité, parce qu’il est soumis au destin, qu’il n’y a plus place pour un gouvernement ou une providence divine, et que se trouve abolie toute distribution de châtiments et de récompenses. S’il y a une chose qui se voit aisément de l’écrit de l’auteur, c’est que son raisonnement et ses arguments jettent bas l’autorité de toute l’Écriture sainte, et que ce n’est que pour la forme que l’auteur en fait mention ; tout de même qu’il s’ensuit de ses positions qu’il faut mettre l’Alcoran sur le même pied que le Verbe de Dieu. »

Spinoza fait bien de « l’union en Dieu » la seule voie de la béatitude, mais son Dieu se distingue radicalement de celui qui n’est qu’un outil de pouvoir servant à manœuvrer le peuple par l’espérance et par la crainte, et à le tenir ainsi assujetti. L’Éthique, qui met le salut à portée de main, via l’intelligence, n’arrangera rien : théologiens et philosophes, comprenant qu’elle n’est qu’une autre bible, sans majuscule, s’emploieront dans toute l’Europe à en réfuter la doctrine – non sans se laisser parfois séduire par elle, chemin faisant. La béatitude est une affaire privée, mais la concorde générale, la société heureuse, dépendent de conditions tout autres.

Elles seront l’objet du Traité politique, resté inachevé, mais complément indispensable de l’Éthique. Selon Bernard Pautrat, il est le « couronnement de l’œuvre. Il fut pourtant longtemps négligé, voire méprisé, par les éditeurs, traducteurs, et même les doctes. On peut imaginer que la radicalité des analyses et de leurs conclusions y est pour beaucoup. En vérité, aucun des pouvoirs en place, où et quand que ce soit, n’en sort indemne. Tout au long, les riches y sont constamment remis à leur place, les généraux en prennent pour leur grade, et, plus généralement, le souverain, quel qu’il soit, s’y trouve soigneusement gardé à l’œil. »

Cet ensemble très riche et à l’érudition impressionnante, conformément aux exigences de la collection, permet de lire ou relire un auteur difficile au moment où le spinozisme, réduit à quelques formules brillantes et séduisantes, a le vent en poupe dans les magazines.