Une description inédite du contexte des luttes portées par le mouvement syndical polonais Solidarité (1977-1986), accompagnée d’une kyrielle de documents visuels captivants.

Solidarité (Solidarność) est un mouvement syndical ouvrier né en Pologne au tout début des années 1980. L’ouvrage d’Ania Szczepańska retrace l’action de ses membres de 1977 à 1986, en analysant de nombreuses sources photographiques, télévisuelles et filmiques portant sur ce mouvement.

Cette démarche est ambitieuse avant tout parce qu’elle exige l’adoption d’une méthodologie précise, afin de structurer une analyse qui pourrait sinon se révéler laborieuse au regard de la masse pléthorique d’articles et d’ouvrages, mais surtout de documents visuels (et textuels) de toutes sortes qui ont été produits à son endroit dans le monde entier depuis les événements de l’été 1980 à Gdańsk. L’autrice a ainsi fait le choix de consacrer chaque chapitre à un corpus documentaire spécifique, chacun étant rattaché au contexte strictement polonais ou strictement français, parfois à la jonction des deux. L’ouvrage, à partir de chaque corpus, met en écho l’étude des images avec tout un ensemble d’informations — de type journalistique, historique, social, culturel et technique — qui leur sont directement ou indirectement reliées.

Plutôt que de prétendre au récit exhaustif et surplombant, l’enjeu est de livrer un point de vue inédit sur certains événements en piochant dans des sources peu connues ou oubliées (photoreportages de journalistes polonais ou français, reportages de journaux télévisés, films produits par la police politique, longs métrages documentaires, vidéos tournées dans la clandestinité, archives photographiques d’associations). L’ouvrage permet ainsi une plongée originale dans le quotidien de cette lutte syndicale à partir de sources multiples dont la fabrication s’est souvent élaborée dans les coulisses de la grande Histoire. Notons que cette recherche est adossée à la production d’un film d’archives dont Ania Szczepanska est la réalisatrice : Solidarność, la chute du mur commence en Pologne (NDR/ARTE, 2019).

Buts scientifiques et ancrages historiographiques

Dans l’introduction, l’autrice explique que le livre « propose [...] de revenir par la richesse des images à la face digne et inspirante d’un mouvement oublié qui bouleversa la gauche occidentale et au-delà, ranima l’idéal socialiste et humaniste, remettant en cause les cloisonnements et les croyances » (p. 19). L’ambition d’une telle proposition ne doit pas laisser perdre de vue l’intention plus précise de rendre compte des « liens humains et institutionnels issus de la société civile » tissés à partir des années 1980. À travers la réévaluation du sens des « images », il s’agit également d’élargir la perspective au-delà de la Pologne : « L’histoire de Solidarność est aussi celle d’une solidarité européenne qui a pris forme malgré le Rideau de fer qui divisait l’Est et l’Ouest. »

Aussi l’ouvrage permet-il de varier les échelles de perception, à travers trois niveaux de lecture principaux : un niveau individuel (le ressenti des acteurs de l’histoire), un niveau collectif (le fonctionnement des relations au sein d’un groupe ou d'une association/institution), et enfin un niveau transnational (le rapport d’entente ou de force qu’impliquent les échanges à l’échelle européenne). Une contextualisation efficace et utile de chaque corpus est proposée, mettant parfaitement en lumière la production des sources visuelles. On peut, néanmoins, s’étonner que la finesse dans l’analyse de la production des images ne trouve pas d’équivalent du côté de l’appréhension de l’histoire politique, la définition de certains concepts (« Est » et « Ouest », « gauche » et « droite », « pouvoir » et « société civile », « héros » et « frères », etc.) manquant parfois de précision.

Le livre ouvre toutefois une perspective novatrice en abordant d’une façon originale la signification des clichés, des films ou des séquences d’émissions télévisuelles. En partant de l’idée que « ces images constituent souvent les toiles de fond qui font ressortir pleinement les couleurs vives au premier plan » (p. 18), la démarche entend tirer des documents d’archives photographiques et filmiques des enseignements spécifiques sur des fonctionnements publics ou privés autour de l’histoire de Solidarność en tant que « sphère du faire et du refaire, ainsi que [...] sphère domestique » (p. 27).

Pour analyser ces images, l’autrice convoque un arsenal théorique majoritairement détaché du contexte polonais (Pierre Michon, Lucien Febvre, Paul Veyne, Sylvie Lindeperg, Maurice Blanchot, Jean Starobinski, Daniel Arasse, Montesquieu, Susanne Sontag, etc.), à l'exception d’une poignée d’auteurs ayant précisément étudié ce contexte (Karol Modzelewski, Alain Touraine, Marguerite Duras, Arlette Farge). S’inscrivant dans le champ de la pensée historienne française, la démarche épistémologique vise à former des outils théoriques pour l’analyse d’un versant oublié de l’histoire des images. Elle se révèle judicieuse dans l’identification des personnes qui fabriquent les images aussi bien que de celles qui les peuplent.

La composition du livre

L’ouvrage se compose de deux parties dont le point pivot est un événement historique majeur, voire traumatique, dans l’histoire polonaise : l’instauration de la Loi martiale en décembre 1981, impliquant le recours par l’État à la force armée, la mise en place de nombreuses restrictions, l’internement des figures politiques protestataires et l’isolement du pays. La première partie s’intitule « L’union (1977-1981) », la seconde « Les chaînes de Solidarité (1981-1986) ». D’emblée, ces titres illustrent la thématique de la fraternité entre les ouvriers.

Certains chapitres concernent davantage les « chefs », d’autres sont dédiés à des personnes plus anonymes. Les chapitres 1 (« Une grève de la faim à Varsovie : Souriez ! »), 3 (« Maintenant ou jamais : filmer le moment historique »), 4 (« Wałęsa ou la promenade en Bateau-Mouche ») et 7 (« Un match de volley-ball à Białołęka »), sont très largement consacrés au grandes figures du mouvement, telles que Bronisław Geremek, Tadeusz Mazowiecki et Lech Wałęsa. Les chapitres 2 (« Revoir l’été 80 »), 5 (« L’emballement des cœurs ») et 6 (« Vies clandestines »), tendent à embrasser les deux réalités, celle des acteurs décisionnaires et celle des ouvriers qui luttent. Les chapitres 5 et 7 soulignent l’action plus ou moins médiatique de deux acteurs méconnus de l’histoire : Karol Sachs et Roger Noël. Le chapitre 8 (« Les fourmis de l’Histoire »), en guise de point d’orgue de l’étude, tente d’identifier les enjeux historiques et historiographiques émanant de l’analyse des images : le regard porté et l’aide matérielle fournie par les Français au mouvement, sa « dimension pragmatique et quotidienne », les changements récents de « perspective » à son sujet.

Entendant réhabiliter les « fourmis de l’Histoire », cet ouvrage à la composition kaléidoscopique parvient à rendre compte des multiples facteurs à l’œuvre dans les événements décrits, souvent à l’ombre de la grande Histoire : la situation sociale des ouvriers, le contexte de production des documents visuels, le rôle des associations et des organisations syndicales en France (association France-Pologne, CGT, CFTD), les méthodes alternatives de résistance politique et de production d’informations, et l’enjeu de la réception des images. À l’intérieur de chaque chapitre, l’autrice fait montre de deux tendances d’interprétation principales : une humanisation des « héros » sur laquelle se corrèle une héroïsation de la classe ouvrière (et des groupes militants).

« Faire vivre » les images : des documents aux récits

Le troisième chapitre est l’un des plus marquants. Il aborde de façon intensive l’enjeu de la représentation de l’événement historique par le cinéma. À l’appui de sources historiques étayées et de notes de bas de page très riches, ce chapitre permet de mieux appréhender le contexte de production de deux films : Ouvriers 80 (collectif, 1980) et L’Homme de fer d’Andrzej Wajda (1981). Ania Szczepańska étudie les différentes couches de signification des images produites respectivement dans le champ documentaire et dans le champ fictionnel, en révélant les compromis qui s’établissent entre les cinéastes et l’État communiste, c’est-à-dire les membres des institutions nationalisées de production. L’analyse des rapports complexes entre créateurs et dignitaires se révèle une contribution précieuse à une histoire institutionnelle du cinéma polonais.

L’autrice évoque dans ce chapitre les « sources de la bonne réputation du cinéma » (p. 99), en montrant comment les cinéastes polonais ont pu produire des images dont le contenu et la forme différaient profondément des actualités filmées. Pourtant, la place accordée à la question du regard n’engage que partiellement l’autrice à explorer la dimension morale des démarches filmiques à l’œuvre. Il ne s’agit pas non plus d’engager une véritable réflexion sur ce qui structure le double regard (polonais et français) qui est posé sur le corpus.

On peut se demander, en ce sens, si la notion de « réputation » ne serait pas éclairante pour comprendre l’ensemble de l’ouvrage, bien au-delà du sens dont il se pare dans ce chapitre. S’agit-il de réhabiliter Solidarność en ré-interrogeant des pans méconnus de son histoire (visuelle), ou encore de s’occuper de la « réputation » historique du syndicat ? Le livre avance, de ce point de vue, sur une ligne de crête entre ce qui concernerait une lecture polonaise du corpus et ce qui animerait une lecture plutôt française des documents.

En conclusion

Le premier apport majeur de cet ouvrage qui fera date est d’identifier des corpus documentaires inédits désormais mis à la disposition des chercheurs français. Le second apport, tout aussi important, est d’offrir une plongée détaillée dans les arcanes complexes d’un syndicat dont les origines datent de la naissance du K.O.R. (Comité de défense des ouvriers/Komitet Obrony Robotników) en 1977 et dont l’action se perpétue jusqu’à aujourd’hui sous des formes qui ne revendiquent plus du tout une appartenance à la « gauche », tout en soulignant sa proximité accrue avec l’Église. Rappelons que Jarosław Kaczyński, actuel chef de file du PiS, était membre du K.O.R. puis a représenté Solidarność en tant que sénateur dès 1989.

Il nous semble cependant que l’ouvrage aurait gagné à davantage caractériser et déconstruire les « mythes » dont Solidarité a été entouré jusqu’à aujourd’hui. Il tient à son égard un discours double, à la fois démystifiant (voir l’Histoire par ses coulisses) et re-mythologisant (ramenant souvent Lech Wałęsa à son statut de « héros »). Par ailleurs, une analyse à la fois historique et esthétique des documents aurait été éclairante, à l’aune par exemple du concept d’« indice » (Carlo Ginzburg, cité dans la bibliographie), ou bien de celui d'« empreinte » (Barbara Le Maître), lequel aurait pu permettre de mieux articuler les trois champs concernés (filmique, photographique et télévisuel). Il n’en demeure pas moins que cette Histoire visuelle de Solidarność impressionne par la richesse des sources documentaires qu’il met en lumière et par la force des récits dont les images se révèlent des points d’appui à la signification aussi passionnante qu’hétérogène.

Citons, pour terminer, les dernières lignes de l’ouvrage à travers lesquelles on retrouve toute la complexité du regard porté par l’autrice sur le sens même des images d’archives : selon elle, ces images « font exister une communauté réelle et imaginaire qui cherche désespérément à transformer ses échecs, ses souffrances et ses peurs en un destin commun moins tragique, et pourquoi pas, finalement, heureux » (p. 266). Au-delà de l’étude historienne, on voit ici poindre un souhait subjectif imprégné de sentiment pour l’avenir d’une Pologne en prise plus que jamais à des traumatismes historiques tenaces.