La littérature de la deuxième moitié du Moyen Âge développe de nouvelles manières de parler de l’amour et montre toute l’ambiguïté de cette notion.

Professeur émérite de littérature médiévale à l’université du Mans, Joël Blanchard est spécialiste de la littérature de la fin du Moyen Âge. Il a beaucoup travaillé sur des figures politiques comme Philippe de Commynes et Louis XI et édité un grand nombre d’œuvres de la fin du Moyen Âge. Dans Poétiques de l’amour, il sort de ses champs de prédilection pour évoquer la littérature courtoise, son rapport à l’amour et aux femmes. Avec un succès mitigé.

Les expressions poétiques de l’amour courtois

Le livre traite essentiellement de la littérature courtoise et de ses avatars. L’expression d’amour courtois, inventée par Gaston Paris en 1883, n’existe pas au Moyen Âge, qui lui préfère l’expression de fin’amor. Cette forme poétique apparue autour des XIe et XIIe siècles célèbre l’amour entre un chevalier servant et sa noble dame, selon des codes bien précis qui reproduisent l’ordre social et la hiérarchie entre seigneur et vassal.

Bien sûr, cette nouvelle forme poétique ne surgit pas d’un coup : elle puise ses racines dans des traditions anciennes. Les textes de saint Paul et des pères de l’Église sont bien connus des auteurs du Moyen Âge et constituent une matrice incontournable. La théorie d’Augustin, qui prône le mariage comme remède à la concupiscence, influence notamment la perception de l’amour médiéval. Le développement d’un discours sur l’amour dans la littérature du XIIe siècle tient aussi à la redécouverte de textes anciens et à la réforme grégorienne, cette vaste entreprise de réforme de l’Église qui redéfinit les relations entre les clercs et les laïcs mais aussi entre les hommes et les femmes.

Parmi les textes anciens, le sulfureux Art d’aimer du poète romain Ovide occupe une place à part. Très souvent copié au XIIe siècle, ce manuel regorge de conseils à destination des hommes cherchant à séduire, de manière plus ou moins honnête : il fournit aux poètes du Moyen Âge un cadre de pensée. Enfin, le discours médical influence lui aussi les expressions poétiques de l’amour : les médecins rapprochent parfois l’amour courtois de la maladie car il implique la souffrance. Trop d’amour, pas assez d’amour, tout cela participe au déséquilibre des humeurs et peut susciter la maladie.

Ces discours théologiques et médicaux se couplent à l’organisation sociale de la seconde moitié du Moyen Âge pour modeler l’amour courtois. La plupart des thèmes de la courtoisie sont déjà présents dans la dizaine de poèmes attribués à Guillaume, duc d’Aquitaine, à la fin du XIe et au début du XIIe siècle. Comme Guillaume, les troubadours qui chantent l’amour courtois sont souvent des aristocrates qui expriment un amour chevaleresque. L’amour de la dame se gagne par des exploits guerriers. L’impétrant doit se soumettre à des épreuves imposé par la dame, notamment à l’assag, une nuit aux côtés de la dame au cours de laquelle le chevalier-poète ne doit pas « agir outre mesure », en d’autres termes ne pas avoir de relations sexuelles avec elle.

Ces épreuves visent au melhorar de l’amant courtois, c’est-à-dire à son perfectionnement moral : « est courtoise la passion qui tire de l’obstacle le moyen d’en faire une éthique, une joie plus fine, une extase. » Le chevalier courtois doit faire preuve de modération et de patience et résister aux lauzengiers, aux hommes médisants. Les thèmes de l’amour de loin, de l’absence de la dame ou encore les interdits sont aussi au cœur de cette littérature foisonnante, qui crée de nouvelles normes pour dire l’amour.

Le chevalier servant tire donc sa légitimité de l’amour de sa dame, mais aussi de sa position d’écrivain : au XIVe siècle, Guillaume de Machaut rapproche le vasselage amoureux, la soumission à la dame, et le service lié à l’écriture. Cette position aristocratique liée à l’amour se renforce à la fin du Moyen Âge, par exemple avec la création le 14 février 1401 de la « Cour amoureuse », une association de seigneurs poètes qui cherchent à célébrer les femmes et à cultiver la poésie. La cour, organisée sur le modèle des cours princières de l’époque, compte jusqu’à 952 membres !

Une littérature misogyne ?

La littérature courtoise donne aussi lieu à des controverses, comme celle du Roman de la Rose. Le Roman est une œuvre singulière, composée en deux temps, d’abord par Guillaume de Lorris dans les années 1230, puis reprise plus d’une trentaine d’années après sa mort par Jean de Meun. C’est l’histoire d’un songe, au cours duquel l’auteur-narrateur est dans un merveilleux jardin peuplé d’allégories et de personnifications comme Amour, Raison, Jalousie ou la Vieille et Ami. Dans la partie composée par Jean de Meun, la plus longue, le ton change : Jean de Meun s’inspire des doctrines d’Aristote et de L’art d’aimer. Plus de 300 manuscrits de l’œuvre subsistent, avec des ajouts ou des coupes.

Le Roman de la Rose suscite de nombreux débats et des polémiques. Certains, comme Philippe de Mézières, affirment que le Roman de la Rose est injuste envers les femmes. À partir de 1401, un débat agite les sphères littéraires : Jean de Montreuil défend le génie de Jean de Meun tandis qu’à lui s’opposent notamment la célèbre Christine de Pizan et Jean Gerson. Ces derniers fustigent le Roman et notamment sa vision cynique de l’amour. Christine de Pizan conseille par exemple de lire La divine Comédie de Dante à la place du Roman et d’Ovide, qu’elle méprise. Le Roman de la Rose est donc « lu et compris comme un écrit dirigé contre les femmes. »

Du reste, il n’est pas le seul écrit ouvertement misogyne du Moyen Âge : d’autres textes dépeignent les relations amoureuses entre hommes et femmes comme désastreuses. Les fabliaux sont des sortes de contes qui ont régulièrement pour sujet la vie conjugale et la sexualité : la femme y est souvent infidèle, fourbe et insatiable. Dans cette veine, Mathéolus, un avocat qui a épousé une veuve, écrit des Lamentations sur son mariage malheureux et sur les conséquences dramatiques pour lui : il se considère comme martyr du mariage. Ces discours misogynes se superposent à ceux de l’amour courtois et donne une vision complémentaire de la manière dont les médiévaux considèrent la littérature amoureuse.

Écrire le genre

L’ambitieux sous-titre de Poétiques de l’amour est Sexualité, genre, pouvoir, mais l’on peine à comprendre pourquoi. Certes, l’histoire du genre est à la mode et l’on ne peut que s’en réjouir. Pourtant, il ne suffit pas de proclamer que l’on étudie le genre pour véritablement adopter une démarche genrée. C’est en cela que Poétiques de l’amour déçoit et constitue, en réalité, une synthèse sur le discours poétique de la seconde moitié du Moyen Âge et non pas un ouvrage traitant de genre et de sexualité.

L’introduction montre déjà toutes les limites qu’il faut apporter à ce beau sous-titre : le genre n’y est que superficiellement défini. Les autres concepts ne sont pas plus développés : le lecteur ou la lectrice ne saura pas ce qu’est exactement l’amour au Moyen Âge. L’histoire des émotions et des sentiments invite pourtant à bien remettre en contexte les usages de ces notions : l’amour est avant tout un construit social et répond à des normes différentes selon les périodes. En outre, Joël Blanchard glisse assez allègrement de l’amour à l’amitié ou à la sexualité, mais sans établir les frontières entre ces notions alors même qu’au Moyen Âge, la sexualité n’est pas vraiment corrélée à l’amour au sens contemporain. On ne peut donc considérer le XIIe siècle comme un « siècle de libertés en tous genres » uniquement parce que les poètes chantent l’amour pour la dame.

Plus problématique encore est la place des femmes dans l’ouvrage. Les études de genre invitent les chercheurs et chercheuses à ne pas faire d’anachronismes et à ne pas surestimer ou sous-évaluer la place des femmes dans l’histoire. Utiliser les termes de « féminisme » ou d’« antiféminisme », comme le fait l’auteur, n’a pas vraiment de sens : le Moyen Âge est certes misogyne, mais il ne connaît pas les notions d’émancipation féminine et ne conceptualise pas le genre selon ces grilles. Parler de femmes libres à propos d’Héloïse écrivant à Abélard ou du personnage de la bourgeoise de Bath dans le conte éponyme de Geoffrey Chaucer est aussi une lecture anachronique. Elle part certes d’un bon sentiment, celui de nuancer la misogynie intrinsèque à la société médiévale, mais elle méconnaît l’impossibilité pour les femmes de se libérer d’un référent masculin, sauf peut-être dans le veuvage et dans des circonstances bien particulières.

Enfin, la démarche de genre suppose de constamment confronter la place des hommes et celle des femmes, de ne pas isoler ces dernières. En ce sens, l’architecture même du livre montre une certaine incompréhension de la notion : deux chapitres sur quatorze sont consacrés aux femmes autrices. Le premier ne fait qu’une dizaine de pages, le second porte presque exclusivement sur Christine de Pizan, dont Joël Blanchard connaît bien l’œuvre. On aurait aimé pouvoir confronter plus clairement la parole des poétesses à celle des troubadours et dépasser Christine de Pizan : l’insistance sur les femmes exceptionnelles masque la cohorte des autres femmes autrices médiévales.

En somme, Poétiques de l’amour ne répond pas aux objectifs de son sous-titre et c’est d’autant plus dommage que l’éditeur (Passés composés) cherche à montrer le dynamisme de la pensée historique, notamment à l’attention du grand public. Le dynamisme des études de genre méritait mieux. Poétiques de l’amour n’en demeure pas moins d’une lecture plaisante et regorge d’exemples qui, à défaut de parler de genre, illustrent bien le dynamisme de la littérature médiévale elle-même.