Cette édition, préfacée par Hervé Le Tellier, est l’occasion de revenir sur une source d’inspiration majeure de la culture populaire, en particulier dans le champ cinématographique.

Un conte scientifique

Herbert George Wells (1866-1946) fit de solides études scientifiques, et sa première publication fut d’ailleurs un manuel de biologie qui parut en 1893. Son entrée en littérature devait témoigner de cette culture scientifique, puisque sa première véritable œuvre n’est autre que La Machine à remonter le temps (1895). Ce coup d’essai magistral lui permit de conquérir un public large et fidèle qui fit également bon accueil, l’année suivante, à son deuxième roman, L’Île du docteur Moreau. L’Homme invisible, le troisième d’un cycle de cinq « contes scientifiques » (« scientific romances », pour reprendre le label que l’auteur inventa a posteriori), fut lui aussi bien reçu dès sa parution en septembre 1897.

La recension d’Arnold Bennett (1867-1931) en souligne l’enjeu essentiel, le roman montrant comment le vieux rêve de l’invisibilité — qui est une manière d’atteindre la mythique puissance des dieux — peut virer au cauchemar : « L’homme invisible pensait qu’il allait faire de grandes choses en se dématérialisant (en réalité il terrorisa tout un district), mais il découvrit bientôt sa fatale erreur, et son histoire est celle d’un échec, qui ne cesse de croître en pathétique et en horreur. […] En fait, la dernière partie du livre est profondément douloureuse. L’homme invisible n’est plus grotesque mais humain. On oublie complètement l’aspect simplement prodigieux du phénomène en contemplant sa solitude absolument pathétique dans un monde populeux. M. Wells a atteint à la poésie. »

Une tragédie de la solitude et de la différence

Griffin, le héros qui réalise le rêve ancien de voir sans être vu et de pouvoir assouvir ses fantasmes à l’insu de tous, est albinos : il porte ainsi déjà en lui la marque de la différence. Ayant essayé sur lui-même la formule d’invisibilité qu’il a découverte, il commet des vols en tout anonymat, sans que l’on puisse vraiment parler d’impunité. Car il ne parvient pas à trouver l’antidote. Il est donc rejeté par tous et traité comme un paria. Cet apprenti sorcier finira captif de son rêve.

Philippe Jaworski, le traducteur, propose une lecture à la fois très informée et très suggestive de cette fable, et montre que ce héros négatif « rejoint la prestigieuse lignée des révoltés littéraires qui font de leur infortune première le moteur d’une contestation radicale de l’ordre divin et humain des choses, les grands désobéissants. Bien des mythes, ou plutôt des fragments de mythes, outre la légende de Gygès […], miroitent ici et là dans l’odyssée pathétique de Griffin : Lucifer, Faust, Prométhée peut-être. »

Il est bon de revenir à la lecture du roman, que l’on ne connaît souvent que par ses adaptations cinématographiques ; celles-ci ont beaucoup fait pour sa gloire, mais l’ont aussi trahi « en imposant au regard du spectateur l’image produite par une caméra qui montre tout sans aucune médiation. Devant l’objectif mécanique, la vision du témoin (œil, conscience, émotion) perd consistance. »

L’appareil critique très solide (notes, chronologie et bibliographie) fait la richesse de cette édition qui s’ouvre sur la vision qu’Hervé Le Tellier propose du roman comme « conte moral », « réquisitoire contre l’égoïsme criminel, « plaidoyer pour l’humanité et ses valeurs, l’égalité et l’entraide ». Il faudra donc plus que quelques effets spéciaux, si ingénieux fussent-ils, pour faire advenir l’univers de l’homme invisible…