Une auscultation du phénomène contemporain de l’afrofuturisme à partir des imaginaires coloniaux et postcoloniaux.

Le livre part du constat d’un discours médiatique qui, de manière récurrente aujourd’hui, conjugue l’Afrique au futur. Le projet consiste à inscrire cette tendance contemporaine dans une histoire littéraire et culturelle, en partant du XIXe siècle, pour étudier les différents discours qui ont projeté un avenir africain à travers le monde. Anthony Mangeon, au cours de cette exploration, met au jour une poétique de ce type de textes, des récurrences discursives et narratologiques qui parcourent des ouvrages très différents, esthétiquement et idéologiquement parlant. En d’autres termes, il expose le paradoxe suivant : les explorations contemporaines d’une Afrique au futur font en réalité écho à des discours anciens.

Fiction et savoir

L'auteur insiste sur le rôle de la fiction : dire l’Afrique au futur implique, en effet, de se situer dans un après qui ne peut être qu’imaginaire. Si la fiction est au service de la prose d’idées, il s’agira de « pensées fictionnalisantes », mais si le récit est premier, on parlera de « fictions pensantes » (p. 14). Il établit aussi une distinction entre trois formes : l’« afrofuturisme » proprement dit, qui envisage un monde à venir, afrocentré ou afrocentrique ; l’« afrotopisme », qui conjugue l’utopisme à l’africaine ; l’« afroprophétisme », qui relève d’une forme d’eschatologie attribuant à l’Afrique un rôle central dans le destin du monde (p. 24-25).

La perspective adoptée est comparatiste et postcoloniale. De ce point de vue, le roman de Danrit (pseudonyme de l’officier Émile Driant), L’Invasion noire, dont la publication date de 1894, fait office de fil directeur du livre. Ce texte idéologiquement très marqué, conservateur et colonialiste, anticipe paradoxalement les grandes tendances de l’afrofuturisme contemporain, même si celles-ci contesteront l’imaginaire colonial qui se déploie dans ce texte. La démarche consiste en un travail d’histoire littéraire et culturelle qui vise à resituer les œuvres et les discours mobilisés dans leur contexte, soulignant ainsi continuités et tensions entre la période coloniale et celle qui fait suite aux indépendances. Elle s’ancre dans des analyses thématiques et narratologiques des récits mobilisés, lesquelles permettent de mettre à jour les mécanismes des imaginaires et la façon dont la fiction déforme et informe les savoirs et la pensée.

Les motifs de l’afrofuturisme

Tout d’abord, le livre revient sur l’image de l’Afrique comme eldorado. Bien entendu, dès l’époque coloniale, le continent est perçu comme un espace pourvu de grandes richesses, où les connaissances scientifiques et technologiques occidentales peuvent trouver de quoi se nourrir. On trouve différentes mises en scène de cet aspect dans les romans qui accompagnent l’essor colonial, sous des modalités qui empruntent plus ou moins à l’anticipation. Anthony Mangeon met à jour un motif qui accompagne souvent ce topos : celui d’une résistance aux inventions techniques qui émane de mouvements endogènes, animés par une idéologie islamiste. Ceux-ci préfigurent les représentations des mouvements djihadistes d’aujourd’hui, dans la littérature et les médias, au sujet desquels on associe esprit de résistance et attitude rétrograde. Le livre met en regard ces fictions du passé avec des romans de science-fiction africains contemporains où aventures spatiales et mises en valeur du continent se heurtent à des mouvements similaires.

Ensuite, l’ouvrage étudie la manière dont la question des migrations depuis l’Afrique vers l’Europe est envisagée dans une perspective politique, depuis le dernier XIXe siècle jusqu’à nos jours. Dès la période coloniale, la crainte d’un déséquilibre démographique en faveur de l’Afrique apparaît en Europe. De là une tendance à la représentation des Africains comme des groupes, voire des masses, d’où peu d’individus émergent sur le plan de la représentation littéraire. Cet imaginaire s’exprime à travers une violente figure de « guerre des mondes », conflit dont l’objectif est l’invasion et l’éradication de l’autre camp. Le roman de Danrit, dont le titre (L’Invasion noire) est assez explicite, est alors mis en regard avec celui du journaliste africain américain George Schuyler, Black Empire, dont l’arrière-plan conservateur entre en tension avec les outrances romanesques qui invitent à une distance ironique.

Une variation de ce motif consiste réside le topos du « monde inversé ». Un certain nombre de romans, en Afrique ou en Amérique, proposent en effet la vision d’un continent africain qui aurait acquis la puissance qui est actuellement celle de l’Europe ou de l’Amérique du Nord. Anthony Mangeon distingue deux attitudes par rapport à ce procédé littéraire. D’une part, certains récits, comme La Revanche de Bozambo du Guyanais Bertène Juminer ou Aux États-Unis d’Afrique du Djiboutien Abdourahman A. Waberi, actualisent ce motif sous une forme plaisante et ludique. Les écrivains jouent sur les référents culturels et les langues pour faire de l’entreprise de renversement une forme de fusion culturelle. D’autre part, certains romans adoptent un ton plus sérieux, comme Rouge impératrice de Léonora Miano. En ce cas, il y a un paradoxe, selon l'auteur, dans la mise en jeu d’un retour à des formes de pensée supposément traditionnelles au sein d’une vision futuriste.

Prospective et science-fiction

Enfin, l’ouvrage propose de mettre en regard certains romans avec la notion de prospective. Il s’agit là d’une forme de discours sérieux, qui tâche de modéliser un avenir possible à partir de données actuelles (économiques, démographiques et autres), sur un certain espace. Cette logique implique donc à la fois savoir et fiction, même si le premier pôle est primordial et le second cheville ouvrière. Si l’essor de ce type de discours date de la fin des années 1950, sa logique n’est pas étrangère aux romans d’anticipation de la période coloniale, dès la fin du XIXe siècle. Cependant, c’est surtout dans le roman de science-fiction européen, en particulier britannique et français, qu’on trouve des reflets de ce discours, notamment dans le traitement des thèmes environnementaux. Anthony Mangeon s’arrête sur certains récits — ceux de J.G. Ballard, John Brunner, Yal Ayerdhal, Jean-Marc Ligny et Paul MacAuley —, qui situent leurs intrigues sur le continent africain, oscillant entre la vision optimiste de populations reprenant en main leur agentivité et la vision pessimiste d’une catastrophe écologique et humaine. En vis-à-vis, d’autres formes de discours nous sont proposés, se rapprochant de la prospective énoncée cette fois-ci depuis l’Afrique. La prospective africaine a pu prendre la forme d’un discours redevable d’une pensée afrocentrée, depuis les années 1980 jusqu’à l’Afrotopia de Felwine Sarr. Or, aux yeux de l'auteur, ces discours sont ambivalents car ils regardent l’avenir en s’ancrant dans une certaine image du passé. Cette prospective a aussi pris la forme de scenario-planning dans une tradition sud-africaine qui mettait au cœur de sa démarche les dynamiques économiques. Les productions contemporaines de science-fiction africaine semblent plutôt redevables, dans les motifs et thématiques qu’elles mobilisent, à la tradition européenne qu'à la tradition proprement africaine, bien qu'elles témoignent, elles aussi, d'un souci de fictionnalisation de l’avenir à partir de données actuelles.