Pour comprendre les évolutions de la sphère publique et la défense de ses intérêts, il est indispensable de revenir sur la mutation de l'Etat ces trente dernières années.

Antoine Vauchez, politiste, directeur de recherche au CNRS, a pris en charge le mot « Public » dans l’excellente collection « Le mot est faible » chez Anamosa. Celui-ci a bien besoin d’être relevé. Mais, pour lui rendre sa signification, un exercice difficile s'il en est, il paraît judicieux d’élargir l’enquête aux autres mots du public, ce que propose alors l’auteur, pour tâcher de cerner ce que pourrait recouvrir aujourd'hui une « sphère du public » dans ses rapports avec l'Etat.

Antoine Vauchez a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : Vous expliquez que jusque, disons, la fin des années 1980, l’action de l’Etat relevait d’une sphère du public que l’on pouvait clairement distinguer d’une sphère du privé. Les notions de biens et services publics, d’investissements publics, y puisaient leur sens. Cela en articulation avec une conception de la démocratie qui faisait une large place au « public », que ce soit en termes de décision ou d’expression des besoins. Pourriez dire un mot de la configuration qui prévalait à ce moment là ?

Antoine Vauchez : L’histoire de la démocratisation des Etats européens peut se lire comme l’histoire de leur arrimage à une sphère du public, comprenant à la fois celle du « public fort », des élus et des parlements, logé au cœur de l’Etat, et celle du « public faible », des mouvements sociaux et de la société civile organisée, d’où émergent les problèmes communs à résoudre, pour reprendre une distinction de la politiste américaine Nancy Fraser. 

Au fil de cette histoire qui n’a rien de linéaire, les mots du public se sont chargés d’une grande richesse de significations. C’est avec eux qu’on demande des comptes à des gouvernements qui revendiquent d’agir « au nom de l’intérêt public » et qu’on les rappelle ainsi à leur rôle de mandataire de la communauté politique. Mais c’est aussi avec eux qu’on attache des obligations positives à l’Etat en lui demandant de placer un ensemble de biens et d’activités (école publique, santé publique, transports publics, etc.) à l’abri des dynamiques inégalitaires de la société et de l’économie, et ce au nom d’une conception large de la citoyenneté (sociale, économique, culturelle, etc.). Ce « programme fort » du public n’a jamais eu la pureté du modèle, mais il a longtemps fonctionné comme un puissant horizon mobilisateur et un vecteur essentiel de la légitimité d’un Etat « au service du public ».

 

Vous expliquez que les décennies suivantes, marquées par la révolution néolibérale, ont vu l’action de l’Etat dériver vers d’autres logiques. Celle du marché unique et de l’euro, de l’ouverture à la concurrence et de la poursuite de la compétitivité, celle des collusions avec les grands acteurs économiques privés et celle des cabinets de conseil qui ont développé dans ce cadre une nouvelle expertise en « affaires publiques ». On a ainsi assisté à une transformation de l’Etat, de ses missions et de ses modes d’interventions, cela à travers différentes étapes ou process, et à l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement, où à la fois les représentants (élus, partis, parlements) et les mouvements sociaux et les ONG sont tenus en lisière, et où la démocratie est parfois réduite à une vaste « foire aux intérêts » qu’il s’agit de réguler. L’Etat, mais de fait les principaux acteurs qui agissent en son nom, se sont désolidarisés de la sphère publique, qui s’est alors recroquevillée. Pourriez-vous dire un mot de la façon dont on en est arrivé là ?

Le basculement a été progressif. Il s’étale sur une trentaine d’années. Avec un point de départ néanmoins à partir de la fin des années 1980 quand il a fallu que l’Etat français et sa haute fonction publique conduisent la sortie de l’économie mixte « à la française » mais surtout gouvernent cette nouvelle économie libéralisée du Grand marché européen et de l’euro. Cette mue ne s’est pas faite « à Etat constant ». Une part essentielle de l’Etat, notamment du côté des ministères économiques et des entreprises publiques ou semi-publiques, s’est ainsi réinventée en « bâtisseur » et en « régisseur » des marchés privés concurrentiels. On le voit très nettement dans tout le réseau des agences dites de « régulation », je pense notamment à l’Autorité de la concurrence, chargées de promouvoir et diffuser une « culture de la concurrence » dans toutes sortes de secteurs (médicament, banques, énergie, données personnelles, audiovisuel, transports ferroviaires, etc.). Ce nouveau gouvernement est allé de pair avec de nouvelles alliances nouées par les grands corps de l'Etat avec le monde des grandes entreprises (« les régulés ») comme avec les professionnels des marchés que sont les avocats, consultants, et banquiers-conseils. On le voit typiquement dans les circuits de pantouflage public-privé qui se sont construits autour des sommets de l’Etat comme de la Commission européenne. Avec un effet très net : le déplacement du centre de gravité de la sphère du gouvernement vers ce pôle « euro-national » et « pro-business » ; et une moindre prise du public et de ses intérêts diffus sur la conduite des affaires collectives.

 

Les crises que nous avons traversées, la crise financière et la crise de l’euro, le Covid, et maintenant la guerre, ont remis en selle l’idée de public, et en particulier l'idée qu’il incombe au gouvernement de protéger les citoyens dans ces circonstances. Pour autant, les modes de gouvernement eux n’ont guère changé. La confiance dans les marchés reste à peu près totale et on ne peut pas dire que les institutions publiques elles-mêmes aient été confortées. Ces crises et les défis sociaux, sanitaires et environnementaux (et maintenant géopolitiques) qu’elles soulignent, auxquels on peut ajouter, comme vous l’indiquez, les scandales politico-financiers, agissent en révélateur de nouveaux besoins et de nouvelles attentes du public à l’égard de l’Etat. En faisant apparaître les carences de l’action gouvernementale à faire face aux externalités négatives qui sont liées au fonctionnement de nos sociétés et de nos économies capitalistes, elles favorisent une prise de conscience d’un intérêt public, qui soit préservé de la corruption, comme des effets délétères du New Management Public, ainsi que de l’importance de biens collectifs. Pourriez-vous en dire un mot ?

Les crises qui se sont succédées au fil du quinquennat qui s’achève ont effectivement révélé l’ampleur de besoins collectifs trop longtemps sous-estimés (dépendance, école, université, santé, justice, etc.). Mais elles ont aussi replacé l’État (comme l’Union européenne) au cœur des solutions en interrogeant sa capacité à y répondre en autant de « campagnes » (de test, de vaccination, etc.) et de « plans » (de relance ou de transition écologique, etc.). Reste que, comme l’indique le livre, l’État n’est pas un simple « levier » disponible et mobilisable à merci pourvu qu’on veuille bien lui insuffler le volontarisme politique adéquat. Les nouvelles théories démocratiques l’oublient souvent, toutes occupées qu’elles sont à faire apparaître les nouveaux horizons mobilisateurs (transition écologique, luttes contre les inégalités, tournant participatif, etc.) mais sans toujours réfléchir à ce que l’Etat est devenu au cours des trois dernières décennies. Or, tout indique en effet que la sphère de gouvernement tout comme l’élite politico-administrative sortent profondément transformées par ces décennies de mue libérale et européenne et qu’elles ne sont pas « disponibles », ni même bien équipés pour faire face à ces nouvelles urgences sociales, sanitaires, écologiques. Ce n’est pas tant que les élites politico-administratives refusent d’intervenir car elles ne cessent en réalité de le faire pour « gérer » les crises et pour amorcer les reprises ; mais elles le font aux conditions et dans le cadre des marchés eux-mêmes, et avec le souci constant de minimiser les effets perturbateurs de leurs interventions sur ces mêmes marchés. Les plans d’investissement de ces derniers mois en portent la marque qui sont plus pensés comme des plans de soutien aux marchés (qu’ils soient défaillants ou émergents) que comme des plans qui prennent en charge les besoins collectifs révélés par ces crises.

 

Pour répondre à ces besoins, il s'agit de se débarrasser, expliquez-vous, de toutes les théories néolibérales, qui n’ont cessé ces dernières décennies de critiquer le fonctionnement public et les savoirs correspondants, portées par des disciplines (ou de courants) qui promeuvent le recours au marché comme le modèle le plus efficace de régulation des conduites collectives. Vous expliquez que les sciences sociales, mais aussi le droit, ont ici un rôle particulier à jouer. Il leur revient aujourd’hui de prendre part à la remotivation de l’Etat comme « pouvoir public », écrivez-vous : de faire l’inventaire de nos interdépendances comme de nouveaux besoins collectifs, de repérer les obstacles qui empêchent leur reconnaissance et leur adoption, et d’aider à l’élaboration de solutions. Pourriez-vous préciser en quoi cela consisterait ? 

Effectivement ce tournant néolibéral a été portée par de nouveaux paradigmes en économie, en droit et en science politique, qui ont pour point commun de chercher à dépasser la distinction du public et du privé, jugée, au choix, archaïque, dysfonctionnelle ou contre-productive. Je pense notamment aux théories de la concurrence et aux théories de la gouvernance qui brouillent les cartes puisqu’elles s’appliquent presque indifféremment aux organisations publiques et privées. Leur développement a rendu la spécificité des mots et des choses « publics » difficilement visible et pensable. Les sciences humaines et sociales ont donc un rôle essentiel à jouer pour palier ce « déficit d’intellectualité » du public et de repenser ses raisons d’être. Elles aident à faire l’inventaire des externalités négatives liées au fonctionnement de nos sociétés et de nos économies capitalistes (pollution, sous-investissement des services publics, inégalités sociales, etc.) ; elles permettent de suivre les mobilisations sociales qui cherchent à porter des « biens communs » sur l’agenda public (médicaments, biodiversité des océans, neutralité du net, etc.)  ; elles aident enfin à réfléchir aux régimes juridiques (en termes de droits d’accès et d’usage) permettant de les protéger du droit de propriété et des brevets dont on a vu tous les effets pervers pour ce qui est de développer les vaccins contre le covid. De quoi en somme nourrir notre réflexivité « publique » en pointant la dimension commune et transversale (et non pas seulement catégorielle ou professionnelle) de ces causes ; de quoi aussi redonner des raisons d’être « public » à l’Etat qui s’est trop souvent convaincu de son incompétence (au double sens du terme : n’ayant ni connaissance ni autorité).

 

Mais cela nous renvoie aussi aux moyens politiques et institutionnels, par lesquels la sphère du public pourrait déjouer sa marginalisation. Ils visent à corriger l’effacement des institutions du « public fort », soit des élus, partis et parlements, comme à renouer les liens avec le « public faible », des causes citoyennes en prise avec les nouvelles attentes et les nouveaux besoins collectifs. Cela suppose de lever deux verrous, expliquez-vous, un verrou européen dont il faut absolument desserrer l’étau technocratique. Le Traité de démocratisation de l'Europe que vous aviez proposé avec d'autres, complété par le Budget des biens publics à l'échelle europénne, visait à y répondre. Un autre verrou touche à la transition écologique, dont il faut éviter qu’elle suive la pente pro-business et néo-managériale décrite ci-dessus, et de réussir à mobiliser pour cela différents leviers. Pourriez-vous éclairer ce dernier point et dire comment il faudrait s’y prendre et quels acteurs il faudrait mobiliser ?

Les politiques de l’écologie sont effectivement un bon exemple. Elles sont prises à leur tour dans cette ligne de pente qui consiste à confier la résolution de problèmes de sécurité sanitaire à des agences indépendantes comme l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) où les citoyens sont peu représentés et qui peinent à se détacher du point de vue des grandes entreprises du secteur. Compte tenu de l’ampleur des transformations sociales et économiques qu’impliquent la transition écologique, l’Etat pourra difficilement faire l’économie de nouvelles alliances et de nouveaux partenariats qui permettent de contrebalancer cette écologie de marché en renouant par exemple avec l’esprit participatif qui irriguait historiquement le droit de l’environnement. La Convention citoyenne sur le climat est née dans cet esprit mais, si l’expérience délibérative est prometteuse, elle a aussi confirmé que les élites politico-administratives n’étaient pas disposées à se laisser convaincre si facilement… L’arme du droit est sans doute plus prometteuse, au moins à court terme : les procès climatiques qui se multiplient aujourd’hui en Europe ont effectivement fait bouger le point d’équilibre des politiques de l’environnement : ils ont consacré notamment les droits du public à exiger de l’Etat qu’il rende des comptes et que sa responsabilité soit engagée sur la manière dont il prend effectivement le tournant voulu à la Cop 21. C’est tout sauf une solution magique car on ne revient pas d’un coup sur ce qui s’est consolidé sur trente ans ; mais ces décisions de justice sont des premières prises pour arrimer les politiques écologiques à la sphère du public.