En 1690, Gilles Ménage esquisse le portrait des « Femmes philosophes », en guise de réponse aux « Femmes Savantes » du théâtre de Molière.

En 1685, l’Édit de Nantes est révoqué. En 1690, la couronne demande la soumission des protestants. C’est la même année que paraît l'Histoire des Femmes philosophes en langue latine de Gilles Ménage (1613-1692). Il appartient à cette République des Lettres (1550-1750) qui se tient à l’écart des conflits politiques, leur préférant les polémiques littéraires. « L'espace de la République des Lettres s'organisait autour de pôles qui pouvaient être des villes (Paris, Leyde) ou des savants comme le Père Mersenne ou Thomas Hobbes, "l'axe autour duquel les planètes tournaient" selon Adrien Baillet »   . Arrivé à Paris, Gilles Ménage devient très vite un homme de réseaux. C'est ainsi que de 1643 à 1652, il se tient dans le cercle du Cardinal de Retz, puis se rapproche de Mazarin et après La Fronde se place sous la protection de Nicolas Fouquet. La protection de ces puissants patrons lui permet de vivre sans souci pécuniaire et de s'adonner au plaisir des Lettres.

Gilles Ménage, après avoir poursuivi les études de droit que lui impose son père, et doté d'une solide formation en langues anciennes, se voue à la grammaire et gagne très vite une réputation pour son érudition. Son Histoire des femmes philosophes est d’abord une compilation de récits écrits en latin — la langue défendue par Bayle, avec qui il entretient une correspondance. L’usage du latin, langue des érudits, est l’occasion de prises de position grammaticales et linguistiques de la part de celui qui sera aussi un proche de Vaugelas. Son travail est qualifié de philologie au sens défini par Furetière : « une espèce de science composée de grammaire, de rhétorique, de poétique, d’Antiquités, d’Histoire, et généralement de la critique et interprétation de tous les auteurs, en un mot une Littérature universelle. » Il croise une démarche bibliographique de comparaison des sources et une critique de ces sources fondée sur le principe de la préférence, le vraisemblable.

Cependant, à l'époque de Gilles Ménage, le latin est de plus en plus concurrencé par les langues vernaculaires. En 1690, date de parution en latin de l'Histoire des femmes philosophes, les impressions en français représentent 90% des publications. Déjà en 1637, Descartes avait écrit son Discours de la Méthode en français. Il souhaitait en effet que tout le monde puisse lire son texte, de sorte que « les femmes mêmes pussent entendre quelque chose »   . Quelques décennies plus tard, Molière mettra en scène cette querelle autour du latin dans Les Femmes savantes, ridiculisant Gilles Ménage au passage.

 

 

Critique du roman bourgeois

L'Histoire des femmes philosophes présente des figures féminines héroïques, pour certaines par leur vertu morale, soit l'envers de l'univers viril et guerrier des héros masculins valorisé dans l'univers épique de la littérature. De même que le choix du latin manifeste de la part de Gilles Ménage une résistance à la modernité, sa position littéraire se tient en opposition avec la tranformation bourgeoise du roman, qui reflète la société. À propos de Pythagore, il écrit : « il est par conséquent plus vraisemblable de penser que Pythagore ait rapporté ses principes à la prêtresse d'Apollon, pleine d'une puissance divine, qu'à sa soeur qui ne disposait d'aucune autorité. »    Gilles Ménage dénonce ainsi le cercle étroit qu'est la sphère familiale privée. Il rejoint par là le Roman bourgeois de Furetière (1666) :

« Je vous raconterai sincèrement et avec fidélité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ni héros ni héroïnes, qui ne dresseront point d'armées, ni ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de médiocre condition, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots ; et ceux-ci ont bien la mine de composer le plus grand nombre. »

En fait, les femmes portent, pour beaucoup d'entre celles citées dans cet inventaire, l'idéal du mariage, qui consitue pour elles une porte de sortie hors de l'idéal héroîque...

Femmes philosophes ou vraisemblables femmes savantes ?

L’Histoire des femmes philosophes est un ensemble de portraits classés chronologiquement puis par « École », et présente une biographie succincte des femmes qui ont pratiqué la philosophie dans l’Antiquité grecque et romaine. Elle contient soixante-cinq notices biographiques, regroupées par grandes écoles : il y a les platoniciennes, les académiciennes, les dialecticiennes, les cyrénaïques, les mégariennes, les cyniques, les péripatéticiennes, les épicuriennes, les stoïciennes, les pythagoriciennes, et celles qui n'ont appartenu à aucune école, comme Aspasie et Julia Domna.

Claude Tarrène, le préfacier, indique que la parution de la traduction de l'ouvrage en français « répare une double injustice » : l'oubli de Gilles Ménage et l'oubli des femmes qui ont philosophé dans l'Antiquité. Mais s’agit-il vraiment de philosophie ? Le livre contribue davantage à l'histoire des représentations de la femme : vertueuse, épouse, courtisane, savante...

Filiation : vers une généalogie des personnages romanesques

Plus que l’ordre temporel, c’est celui de la filiation qui retient l’attention de Gilles Ménage. Ce petit livre ne présente pas la pensée des femmes philosophes, mais rapporte des anecdotes sur leur vie et mentionne les auteurs antiques qui ont écrit sur elles. L’ordre de présentation mérite qu’on s’y arrête. Si la chronologie manque de précision, c’est parce qu’elle n’intéresse pas Gilles Ménage. Il lui préfère l’ordre généalogique, à la façon dont Hésiode écrit la Théogonie. Mais ici, la filiation des divinités cède la place à celle des héroïnes. Le livre fait ainsi la collecte des auteurs donnant à penser le personnage de l’héroïne féminine dans le roman. Il écrit :

« Mademoiselle de Scudéry a fait dans son Cyrus une jolie description de la petite cour de Rambouillet. Il y a mille choses dans les romans de cette savante fille, qu'on ne peut trop estimer. Elle a pris dans les Anciens tout ce qu'il y a de bon, et l'a rendu meilleur comme ce prince de la fable qui changeait tout en or. On peut lire ses ouvrages avec beaucoup de profit, pour peu qu'on ait l'esprit bien fait et qu'on cherche dans la lecture de quoi s'instruire. Ceux qui en blâment la longueur font voir par ce jugement la petitesse de leur esprit, comme si on devait mépriser Homère et Virgile parce que leurs ouvrages contiennent plusieurs livres chargés de beaucoup d'épisodes et d'incidents qui en reculent nécessairement la conclusion. »  

Le féminin au cœur du roman

Ce n’est toutefois pas parce qu’il parle des femmes que Ménage est novateur. C’est bien plutôt parce qu’il systématise ce qu’il avait fait en corrigeant les romans de Madame de La Fayette, dont la Princesse de Clèves, à savoir les transformer en véritable portraits moraux à des fins pédagogiques. Il rassemble ici, à travers de multiples histoires de femmes, les représentations diverses et contradictoires d’une époque qui consacra le salon de Mademoiselle de Scudéry et vit se développer la Préciosité en opposition claire avec les valeurs bourgeoises. Gilles Ménage présente finalement différentes figures de femmes héroïques qui échappent à l'univers bourgeois.

Ménage reprend dans ce texte les préceptes qui ont été érigés en règles au cours du XVIIe siècle pour le roman héroïque, le grand roman, c'est-à-dire les œuvres que, par opposition aux nouvelles galantes ou historiques, on nommait alors tout uniment des « romans ». Selon ces règles, les romans doivent être construits sur le modèle de l'épopée antique. À ce titre, Les Femmes philosophes est un ouvrage qui présente non pas des personnages réels, mais des modèles vraisemblables. Non pas des hommes, mais des femmes. Non pas la guerre, mais des vertus propres à la femme.

Ménage écrit par exemple à propos d’une jeune pythagoricienne – mais on pourrait multiplier les références : « C’est pourquoi il est vraisemblable que cet homme éminent tenait cette histoire de quelque écrivain qui l’avait racontée d’une manière différente de Porphyre et Jamblique »   . Le roman raconte une histoire, pas l’Histoire. Les Femmes philosophes est un recueil d'histoires singulières, bien éloignées de ce qu'on pourrait attendre d’une histoire de la pensée philosophique féminine. Bien éloignées aussi des femmes savantes de Molière : « Car quoiqu'il ne soit pas nécessaire que l'argument des comédies soit toujours véritable, il faut néanmoins qu'il soit toujours vraisemblable. »  

Du bon usage de la langue et de la grammaire.

Gilles Ménage s'appuie sur la grammaire latine, car il ne comprend pas qu'on puisse étudier une langue en faisant table rase du passé : « On est toujours enfant dans sa langue quand on ne lit que les Auteurs de son temps, & que l'on ne parle que la langue de sa nourrice. On donne un tour plus net & plus sublime à son discours quand on fait la généalogie des termes dont on se sert ; & comment le saura-t'on si l'on n'a point leu les Anciens dans leur langage ? »  

En se référant aussi au grec, à l'hébreu, à l'italien et à d'autres langues (et même aux patois), il forme également une ébauche de grammaire comparée : en effet, pour bien connaître notre langue « et pour la bien écrire, il faut savoir les langues anciennes encore plus que les modernes. La plupart des langues sont enchaînées les unes avec les autres. »  

Le roman, de même, pour être édifiant, doit se nourrir à des modèles féminins dignes d'admiration. C'est l'exemple d'Hypatie, « l'ornement de l'éloquence »   ... L'Histoire des femmes philosophes, contre les Femmes savantes, propose des modèles de femmes morales dont La Princesse de Clèves sera l'illustration.