Une biographie servie par un art maîtrisé du récit, qui, malgré quelques longueurs, saisit dans toutes ses dimensions l’une des figures majeures de la IIIe République et de la Collaboration.

Après avoir travaillé sur les écrivains diplomates, notamment Saint-John Perse, Renaud Meltz, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Haute-Alsace, propose ici une excellente biographie de Pierre Laval. C’était presque une nécessité, au regard des dates de parution des deux derniers dernières (Kupferman, 1987 et Cointet, 1993) et de leurs lacunes, qui laissaient l’historiographie orpheline d’un ouvrage maître en la matière.

 

Une structure solide et une argumentation convaincante

Le fond d’une grande qualité s’insère dans une écriture qui l’est également. Renaud Meltz, dont on sent la facilité de plume, a une écriture claire, mais qui ne renonce pas à forger des formules, souvent heureuses tant elles sonnent juste : « Il aime ce qu’il connaît et désir ce dont il éprouve la réalité », ou des expressions qui satisfont la gourmandise du lecteur comme « essoufflé d’impatience », « jamais en retard d’une haine ». En gastronome des mots, il convoque aussi quelques termes vieillis (cautèle, faraud) ou peu communs (mithridatiser). À l’intérieur d’une trame chronologique classique, l’auteur insère des temps d’études et de respiration, de la relation de Laval avec sa femme et sa fille à son rapport à l’argent. Quant à ce dernier point, l’évolution du personnage sur l’échiquier politique correspond si bien à son élévation sociale et matérielle, que l’on croirait manquer de nuance en y voyant une relation de cause à effet. La biographie prend chemin faisant du relief, sans perdre le lecteur dans sa progression. Le traitement problématisé laisse également la voix au simple récit (l’exécution en 1945) et à l’anecdote, qui savent demeurer à leur place de sel de l’historien.

Enfin, Renaud Meltz étaye et actualise les principaux lieux communs qui ont trait à Laval, notamment les secrets de sa fortune, sa science politicienne et l’impopularité radicale dont il sera l’objet. Il réinvestit le couple Pétain/Laval, en soulignant que les deux hommes ne sont pas des inconnus l’un à l’autre au seuil de l’été 1940 et, surtout, insiste sur leur différence de traitement à la Libération. Le passé sauve le premier et contribue à perdre le second. En Laval, les Français, d’alors – et d’aujourd’hui – furent trop heureux de personnifier leurs diverses hontes. En somme, pour eux, à la laideur physique ne pouvait que correspondre l’infamie d’un homme qu’ils finirent par haïr.

 

La réussite du politicien, la faiblesse de l’homme d’État

On pourrait résumer Pierre Laval en deux mots : paix et matérialisme, auxquels on ajouterait immédiatement « patrie de terroir », selon les termes de Renaud Meltz. C’est bien la recherche de la tranquillité dans la prospérité – et inversement – qui le caractérise. D’où son horreur du conflit, qu’il se manifeste sous la forme de la guerre, de l’agitation révolutionnaire ou de l’inimitié personnelle. Au-delà du plaisir et de l’intelligence avec lesquels Laval plonge dans les combines, l’auteur met en exergue une propension à croire en son destin, flattée par son accession au sommet de la politique, comme ressort fondamental du personnage. Il aime le pouvoir tant par griserie que pour la consécration qu’il confère, lui qui s’impatientait d’arriver. On regrettera que Renaud Meltz ne prenne pas plus prétexte de son homme pour décrire et analyser le champ politique français. Plus particulièrement, il ne profite pas assez du personnage pour nous informer de la « science parlementaire », discipline tombée en partie en désuétude sous la Vème République et pourtant cardinale sous la IIIe.

Le sous-titre « Un mystère français » est justifié par la sorte d’insaisissabilité du protagoniste. Syndicaliste révolutionnaire qui préférera le rouge du velours Luxembourg, détestant la violence physique mais couvrant les actes de la Milice, hissé par la République et jouant à l’apprenti dictateur, conservant sa simplicité populaire au milieu de signes de richesse et des mondanités qu’il n’apprécie guère, Pierre Laval se glisse dans une fluidité qui ne le quittera plus. À ce titre, la conjugaison de son désir de tranquillité à son absence d’intérêt, a fortiori de foi, dans les idées permet de saisir ce que la politique représente pour Laval. Ou plutôt ce qu’elle n’est pas : l’outil par excellence du changement de l’état des choses. Il admet la recherche d’un avenir meilleur, mais seulement au sens d’un patrimoine à faire fructifier en perspective d’un héritage à transmettre. Le libéralisme, qui pourrait lui servir de doctrine dans sa conception radicale-socialiste, n’est chez lui que la translation tardive du « Enrichissez-vous » de Guizot.

 

La Seconde Guerre mondiale : un homme pris dans son propre engrenage

Renaud Meltz consacre une partie importante de son étude à cette période, à laquelle Laval demeure avant tout associé. Son positionnement face à l’Allemagne hitlérienne, qui visait à obtenir une paix, et à défaut une occupation, clémente pour la France, était voué à l’échec, car fondé sur un raisonnement initial doublement vicié et une stratégie de négociation sans issue, au sein d’un régime de Vichy peu cohérent sur la question. Misant sur la victoire finale de l’Axe, Laval s’est s’échiné à proposer aux Nazis un règlement général des relations franco-allemandes, assorti d’une politique de collaboration censée être profitable aux deux pays. Or, Hitler et ses subordonnées se satisfaisaient des ambiguïtés de l’armistice, tout en n’ayant jamais eu l’intention d’accorder une place privilégiée à la France dans leurs plans pour l’Europe future. Dans ce cadre, la volonté de Laval de traiter les affaires internationales d’homme à homme et ses techniques de maquignonnage jouent contre lui. Elles le poussent à vouloir amadouer la partie adverse en multipliant les concessions comme preuve de la bonne volonté française, pour des résultats dont l’insignifiance sert constamment à valider la justesse de l’approche. Toutefois, Renaud Meltz montre que, dans son entreprise diplomatique, Laval fut également desservi par le foisonnement des structures et des entités impliquées dans les relations entre Vichy et Berlin, au sein d’un État français tiraillé entre plusieurs lignes, du neutralisme intégral d’un Weygand à l’utra-collaborationnisme des fascistes parisiens. Surtout, son rejet des idées et de leur force plonge Laval dans une incompréhension radicale de ce qui se joue durant la Seconde Guerre mondiale. S’il vitupère contre le déclenchement d’une guerre au nom d’idéaux (la démocratie, la lutte contre le fascisme, l’honneur de la France), il s’astreint à évacuer tout enjeu philosophique ou idéologique au conflit lorsqu’il doit faire des choix à la tête du régime de Vichy. Ce qui le conduit tant à naviguer à vue qu’à s’enferrer dans des certitudes devenues mantras, puis à défendre son action en invoquant tout et son contraire.

On découvre un Laval plus ouvert à l’autoritarisme qu’on ne pourrait le penser d’un élu ayant accédé aux plus hautes fonctions d’un pays démocratique. Tout en le conservant à l’abri de toute tentation fasciste, Renaud Meltz donne à voir un homme pour qui la République (et ses sous-bassement théoriques) ne veut pas dire grand-chose. Elle n’a été chez lui qu’un élément à convoquer en fin de banquet, tout au mieux une bonne mère qu’il n’hésitera pas à mettre à l’hospice. Cette incompréhension, alliée à sa plasticité, à son incapacité à tenir tête aux Allemands ainsi qu’à sa crainte d’une guerre civile à grande échelle, explique que Pierre Laval a été à l’origine ou a cautionné, puis couvert les politiques les plus extrémistes du régime de Vichy, de la politique anti-juive et ses déportations aux mesures de répression politique et d’envoi de main-d’œuvre en Allemagne. Loin de se tenir en retrait sur ces questions, il en fut un acteur de premier plan, et ce de son arrivée au pouvoir à l’été 1940 à son exil en Allemagne en septembre 1944.

Une trouvaille, légèrement secondaire au sujet, mais qui ne manque pas de saveur, est la conduite d’Édouard Daladier en mai-juin 1940. C’est d’ailleurs l’une des forces de l’ouvrage, qui, en redonnant vie à plusieurs personnages contemporains grâce à une bonne maîtrise de l’art du portrait, évite l’écueil d’une focale trop réduite faisant traverser l’époque en solitaire à son protagoniste. Renaud Meltz enrichi donc la connaissance du travail de sape interne au gouvernement mené par Daladier par la mise en lumière des liens qu’il noue avec Laval à ce moment. On le voit prêt à combiner avec l’Auvergnat pour, non seulement renverser Paul Reynaud, qui lui a ravi le pouvoir en mars 1940, mais également faire la paix avec Hitler dès que la défaite militaire était consommée. À n’en pas douter, voilà un nouvel objet d’études pour les spécialistes de la période.

On relèvera toutefois quelques lacunes que comporte ce maître-ouvrage. À côté de petites coquilles, comme remplacer la 1ère brigade française libre par la 2e DB à Bir Hakeim ou reprendre la vision d’un de Gaulle précurseur du tandem char-avion, la volonté d’aboutir à une somme est desservie par un désir d’exhaustivité. À plusieurs reprises, l’auteur tombe dans l’accumulation d’exemples ou de preuves, alors que la conviction du lecteur est déjà emportée. Il en vient facilement à décortiquer certains épisodes (par exemple les échanges entre Laval et Fritz Sauckel, responsable nazi chargé de la main-d’œuvre) avec un bénéfice marginal pour l’argumentation. De même, certaines subdivisions de l’ouvrage tiennent à du remplissage, et aurait pu être supprimées ou redistribuées plus succinctement dans la trame générale (ainsi de celles traitant de la question juive au sein du chapitre 23).

 

En définitive, Laval n’a jamais su s’élever à la hauteur des enjeux auxquels il a été confronté. Ne voyant la politique que comme une affaire d’hommes, fondée sur la logique de l’échange et qui s’apparente à un jeu où l’on se sert la main à la fin de la partie, il est sorti de l’Histoire, faute de direction. Ainsi, ce qu’il présentait comme un bon sens teinté de force tranquille fut la façade d’une faillite personnelle. Faillite que Renaud Meltz parvient à nous restituer avec brio.