Le philosophe Gilles Hanus explore la mémoire et l'oubli à partir de Lévinas et Ricoeur, selon une métaphore géographique qui en livre moins une analyse qu'une « tectonique ».

Mettre l'équivocité du sens et ses sédimentations au coeur de la pensée, penser avec la métaphore, révéler la mémoire dans le langage du géographe, interpréter en s'inspirant du Talmud : voilà quelques îlots de Relief de la mémoire.

Dans ce livre, Gilles Hanus procède selon un ordre qu’on qualifiera de « tectonique ». Il ne s’agit pas pour lui de produire une thèse. Il en restera à des hypothèses, des « théorèmes » pas encore associés selon un ordre rigoureux, laissant cela pour un second ouvrage. L'approche « tectonique » renvoie ailleurs aux traces mnésiques, « qui résultent de la tectonique des plaques, de la dérive des continents    ». Elle n’est pas hasardeuse ou cumulative mais interprétative. L’image de la mémoire se déploie donc sous forme de métaphores, de mythes, de récits bibliques, afin d’appréhender la mémoire dans ses effets et manifestations.

Comme Socrate procède par image avec Ménon, pour le guider par paliers successifs dans la réflexion, Gilles Hanus présente des « éclats » de mémoire comme condition de la re-création du sens des figures. En d’autres termes, il ne s’agit pas de commémorer le passé, mais d'interpréter les héritages à la lumière de l'oubli.

Trous et reliefs : fondation et constituants de la mémoire

La mémoire est appréhendée comme un relief géographique, où le relief se définit comme « la trace d’une activité passée ou souterraine de processus invisibles sinon par leurs effets »   .

La trace renvoie à l’inscription, ce qui fait de l’oubli « l’effacement de la superficialité de l’inscription »   . La métaphore de l’écriture-inscription implique une mémoire-texte, un tissu homogène et continu. Or, ajoute Gilles Hanus, la mémoire « semble faite de lambeaux plutôt que d’une trame continue »   , précisant qu’il en est ainsi parce qu’un trou de mémoire n’est pas qu’un manque mais possède sa dynamique propre qui le rend « comparable à une dépression qui se creuserait dans le tissu continu [de la mémoire] ».  Ce qui va le conduire à interroger cette évidence de l’homogénéité et la consistance du tissu mnésique, ainsi que l’usage de la métaphore.

La métaphore n’est pas indigne de la clarté de la pensée. « Elle se trouve en excès sur le dit, sur le simple contenu du discours, et cet excès renouvelle par le transport qu’il lui impose, la puissance même du langage »   . Pour Gilles Hanus, le « trou de mémoire » est une métaphore, et en tant que telle, elle ouvre à plusieurs interprétations. Ce n’est pas un manquement temporel, mais le surgissement d’une interruption, d’un « mystère » qui suspend ce qui sinon serait un grand récit ininterrompu du monde.

Une géographie mnésique et sa tectonique

Tout autour du trou créé par des mouvements dynamiques, il y a ces « reliefs », les déblais des trous, qui forment une géographie naturelle de la mémoire. Le « trou de mémoire » permet le déplacement, le transport. La métaphore se trouve naturellement associée à la mémoire en tant que celle-ci est faite de « glissement de terrain », qu’elle est un feuilleté mnésique, une superposition de couches sédimentées. Le trou de mémoire est ouverture à l'actualisation du passé.

Ainsi comprise, la mémoire est mouvement sans début ni fin. Le trou de mémoire c’est cet immémorial, expression reprise à Lévinas, la « condition de toute mémoire sans en être l’origine »   . Chaque chapitre évoque un relief particulier : plaine, adret et ubac, feuilletage et foliation, rifts et fractures…

Le trou n’est une métaphore efficace qu’à partir du moment où on comprend qu’« il implique une surface, une densité, une matière qui soit percée »   . Le vide au sein du trou n'est pas le néant.

Les obstacles de la temporalisation

Dans les Réponses aux Cinquièmes Objections, Descartes s’adresse à Gassendi pour rappeler que le sujet qui pense ne cesse jamais de penser. C’est la mémoire qui en revanche cesse parfois son activité. Elle prend la forme « d’éclats de conscience »   . Le souvenir ici, c’est la pensée qui fait retour sur une trace ancienne inscrite sur une mémoire interne. Ces traces ont une similarité avec l’écriture, et comme elle, elles peuvent s’effacer. Mais il est une certitude, celle du souvenir d’une pensée en exercice, même si j’en ai perdu le contenu. La continuité de la mémoire est fondée alors sur la continuité de la pensée fondée à son tour sur celle de la mémoire, la mémoire que je pensais cela. La mémoire tend ainsi à inscrire la conscience dans un récit qui aplanit le relief .

Paradoxalement, l’oubli est la garantie d’un temps qui ne soit pas celui de la ligne continue. C’est ainsi que Walter Benjamin voit dans l’interruption révolutionnaire non pas une table rase du passé, mais la substitution d’un trou de mémoire à la mémoire écrasante du continuum.

La figure de l’oubli

La mémoire inverse le temps et en nous transportant le passé, elle se fait mouvement, bousculant l’ordre du temps :  « contre toute logique, la cause procède-t-elle de l’effet ». Prenant pour exemple le mythe platonicien de la réminiscence et la distinction faite par Lévinas entre la mémoire de l’historiographie et celle de l’intériorité, Gilles Hanus montre que le risque de figer le passé ne peut être contrecarré que par un « trou de mémoire ».

A croire que la mémoire est un donné que l’on recevrait passivement : il se produit la même conséquence que pour l’invention de l’écriture dans le Phèdre de Platon. Elle se substitue à l’effort de se souvenir, cultive paresse et amnésie, et finalement tue la mémoire. Au contraire, la mémoire doit sans cesse se recréer, réactiver ses fondations, pour ne pas se réduire à une commémoration sans vie.

C’est le sens – du moins une interprétation possible – du mythe de la réminiscence dans Ménon de Platon. Menon, étymologiquement, est celui qui demeure sur place : le demeuré. Pris au piège de l’enseignement de Gorgias, il ne parvient qu’à mémoriser, au sens d’enregistrer, archiver. Le trou de mémoire est ici l’appel à l’étude. « Faire acte d’anamnèse, c’est ravir au passé son caractère actuel, briser la forme du souvenir pour en extraire l’intensité enfouie »   . Cette intensité, c’est celle du « renouvellement », comme le jour du calendrier qui revient le même, mais à neuf. La lecture du Talmud guide l'analyse de Gilles Hanus, au sens où ce qui crée la nouveauté est la réutilisation inhabituelle des références communes. Ce choix n'est pas anodin. Il est refus de la séparation des textes en textes révélés ou non.

La figure : entre concept et image

Gilles Hanus interroge le sens de la mémoire, reprenant le cheminement de la réflexion de Lévinas dans sa confrontation à la position de Paul Ricoeur sans pour autant y réduire son ouvrage. Pour Gilles Hanus, on se réfère souvent à un auteur pour dire qu’on pense comme lui. Cette espèce de complicité est bien éloignée de sa démarche. S’il cite des auteurs, c’est non pour y recourir à titre d’autorité, mais pour y alimenter sa réflexion, à condition de comprendre qu’un nom propre a valeur d’archétype, sans négliger, qu’il est aussi un nom singulier : « Le même nom peut de ce fait être le support de figures multiples »   .

Se pose alors la question de la réalité de la figure. A suivre Gilles Hanus, la figure « préexiste à celui qui en use à la différence des concepts ». C’est pourquoi elle ne se confond pas avec les « personnages conceptuels » de Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie, publié en 1991. La figure, dans le livre de Gilles Hanus, c’est la mémoire, par exemple vue au prisme des philosophes. Le trou de mémoire est la figure que produit sa lecture interprétative des auteurs. Cela ne protège pas, toutefois, contre le risque de stupidité ou d’idôlatrie.