La création littéraire, comme ouverture à l'altérité, peut donner prise à une réflexion politique conduisant vers la paix.

En invitant son lecteur à se glisser Dans la peau de Gisela, David Grossman montre, au long de ces cinq essais, comment la création littéraire peut nourrir la réflexion politique. Ces communications, rédigées entre 2002 et 2007, recueillent la parole d’un écrivain sur le monde et sur son pays sous l’angle du processus de l’écriture. David Grossman est connu depuis longtemps pour son engagement en faveur de la paix. Membre du mouvement Shalom Arshav (La paix maintenant) créé en 1978, il a milité pour la reconnaissance de l’État palestinien, le démantèlement des colonies et le retour au territoire défini par la Ligne verte. Il est l’auteur d’essais et de fictions enracinés dans l’identité israélienne et a tenté, par ses discours et ses écrits, dont une "Lettre à un ami palestinien" (2000) ou Sleeping on a wire: Conversations with Palestinians in Israël (2004), de favoriser le dialogue entre les deux peuples pour faire émerger un consensus entre les modérés.

Le recueil qui vient de paraître au Seuil réunit des communications réparties sur cinq ans, cinq années qui ont vu la mort de Yasser Arafat et l’arrivée du Hamas au pouvoir dans l’Autorité palestinienne, l’élévation du mur, mais aussi le retrait des colonies de la bande de Gaza. Au cours de ces cinq années, la détermination de David Grossman n’a pas fléchi. À l’heure où Israéliens et Palestiniens commémorent chacun à leur manière les soixante ans de la création d’Israël, et où certains brandissent à nouveau la possibilité d’un État binational, le livre de David Grossman retrace l’histoire récente de l’idée de paix. Il ne s’agit pas cependant d’une histoire du conflit mais avant tout du témoignage d’un écrivain sur ce que peut la littérature en temps de guerre et au-delà. Il explique comment le travail de création qu’il entreprend sur le terrain de la fiction se nourrit de l’expérience de la guerre, et nourrit en retour sa compréhension de l’identité nationale en Israël, des relations diplomatiques et de l’affrontement militaire. Son recueil se présente ainsi comme une exploration du lien complexe qui unit écriture et action, du secret de l’inspiration à l’interpellation publique des hommes d’État.

David Grossman veut interroger et inciter à l’action en puisant dans l’imagination, seule source possible d’un autre monde et d’une nouvelle identité israélienne. Parce qu’il perçoit derrière la situation politique et sociale de son pays une aliénation inextricable, David Grossman veut témoigner d’une expérience que permet la création littéraire, celle de la liberté de penser un monde autre, et de penser l’Autre comme soi-même. Il postule donc un lien fondamental entre action et création littéraire par lequel la paix peut réintégrer la réflexion politique et la littérature devenir libératrice.


Imaginer la paix

Dans un conflit dont les enjeux territoriaux engagent fortement des enjeux symboliques, l’écrivain est celui qui peut démêler les fils de l’intrigue identitaire et proposer une vision assez abstraite pour sortir de la violence de l’immédiat. David Grossman tire pleinement parti de cette distance pour montrer ce qui, dans la représentation que le pays se fait de lui-même, empêche d’une part le cheminement vers la paix et d’autre part l’avènement d’une société unie à l’intérieur de frontières nettes. Parce que la diplomatie d’Israël crée le sentiment d’un état de siège permanent, l’idée de l’avenir est devenue un tabou, et avec elle, toute possibilité de planifier et de bâtir une politique. "Quant à moi, dit David Grossman, j'avoue avoir toujours quelques remords quand je pense à Israël en termes d'avenir, comme si j'avais pris une overdose de futur."   Or, s’il est impossible d’envisager l’avenir, la paix, qui se dit par un substantif construit à partir d'un verbe au futur, shalom, est elle aussi repoussée à un terme lointain. En attendant, l'État ne peut fournir à ses ressortissants un foyer mais seulement une "forteresse", car la politique sécuritaire n’est pas une politique de développement mais de défense. La guerre apparaît donc à David Grossman comme une "maladie", qui grève l’économie et rend le gouvernement "impuissant à réduire le fossé qui se creuse entre les classes"   . La paix lui semble être une condition élémentaire de la survie, comme l’avait compris, selon lui, Yitzhak Rabin. En cessant l’occupation, dit-il on pourrait "démêler cet imbroglio, réduire graduellement les flambées de haine historique [...], et par conséquent, dénouer quelques "sacs d'embrouilles" au sein de la société israélienne elle-même"   .

On ne vit pas bien dans une maison dont les murs sont branlants : l'instabilité des frontières est ainsi, selon David Grossman, le premier des maux, sans compter le sentiment d’injustice et de culpabilité que provoque, chez beaucoup d'Israéliens, la réalité de l'occupation. "Aujourd’hui, aux yeux de nombre d’Israéliens, dit-il en 2004, la cause n’est plus aussi juste, et il n’y a même plus de cause du tout." Du sondage selon lequel 70% des Israéliens sont résignés à la séparation du pays et à l'abandon des colonies, David Grossman conclut que la limite émotionnelle de l'État ne va pas au delà de la "ligne verte" et qu’il faut faire coïncider les frontières géographiques avec cette frontière identitaire.

L'originalité du livre réside dans la proposition qu'il fait, pour rendre la paix possible, de transformer radicalement la manière dont la société israélienne se représente elle-même. Pour David Grossman, l’ethos israélien est infecté par des "valeurs de crise"   nées de la guerre et c’est d’abord sur ces valeurs qu’il entend travailler. La fascination du pouvoir et la reconnaissance de la force "comme une valeur en soi"   , l'admiration de l'armée, mais aussi le fatalisme et l’insensibilité face aux plus faibles doivent être exclus, selon lui, de l’ethos d’Israël. Fort d’une "lucidité" née du deuil – son fils Uri, soldat dans la deuxième guerre de Liban, a péri en 2006 – David Grossman tente de s’abstraire du conflit et de sa représentation pour envisager un autre possible. Il propose de réintroduire une réflexion politique dans le conflit et de s’adresser aux Palestiniens par-dessus les extrémistes des deux bords, car il ne doute pas qu’un consensus entre les modérés des deux parties soit possible. David Grossman conçoit l’avènement de la paix par une construction du sens, et donc selon un mécanisme d’abord spirituel. La première urgence est de trouver un moyen de l’imaginer. Il faut d’abord, dit-il, envisager la paix comme un possible ; de là découlera l’idée qu’il est nécessaire de la faire, et c’est seulement ensuite qu’il sera temps d’en créer les moyens. Montrer que la paix est possible, c’est ce qu’il s’emploie à faire à travers l’écriture. Si deux des cinq essais, "Réflexions sur une paix improbable" et "À la mémoire de Yitzhak Rabin", sont explicitement consacrés à la paix au Moyen-Orient, la réflexion sur l'écriture est intimement mêlée à celle sur la paix.


L’écriture et la guerre : approcher l’indescriptible

Écrivain, David Grossman porte un regard original sur le conflit et montre la place centrale du langage dans le rapport à l’autre, que ce soit à travers la lecture ou à travers l’écriture. Enfant, il ne perçoit l’horreur et la réalité de la Shoah qu’à travers le filtre de la littérature. C’est elle qui modèle son idée de l’identité nationale : lorsqu’il comprend que les morts dont on commémore la disparition sont le peuple dont Cholem Aleichem a raconté l’histoire dans Mottl, le fils de Pesiah, le chantre qui a nourri son imaginaire, il fait l’expérience de la mort à travers ces personnages fictifs. "Mes premiers morts à moi ont été les protagonistes des récits de Cholem Aleichem […]. Je sais aujourd’hui qu’à dix ans j’avais découvert que les livres sont l’unique lieu au monde où les choses et leur perte peuvent cohabiter."   Cette expérience violente et fondatrice met en lumière une fonction de la littérature : il ne s’agit pas seulement de prendre connaissance d’un monde disparu, mais de vivre par l’imagination aux côtés, puis à la place de l’autre qu’on ne peut atteindre. Journaliste à Kol Israël, il a constaté le poids du langage dans la désignation de cet autre et la distance que les mots peuvent créer. "Ayant perdu tout bon usage des mots pour rendre compte de la réalité, nous nous sommes réveillés un beau jour, en décembre 1987, devant une situation indescriptible. […] Israël n’y était pas préparé, ignorant qu’il était l’occupant, l’oppresseur, voire qu’il existait même un autre peuple", pour avoir nié, en parlant par exemple des "autochtones" plutôt que des "Palestiniens", la réalité de la confrontation.

Le travail de David Grossman consiste donc à favoriser, à travers l’écriture, une approche de l’altérité. Au niveau individuel et intime de la création, puis au niveau collectif de l’expression, l’écriture permet ce que demande la politique : comprendre l’autre de l’intérieur, pour ne plus être prisonnier de sa propre "version officielle" de l’histoire, et, à partir de là, comprendre le poids de la parole de l’autre et la nécessité d’y répondre. Ainsi la littérature joue-t-elle le rôle d’un révélateur : elle met en lumière la nécessité d’entendre et de dialoguer en créant d’abord par la fiction les conditions de possibilité de ce dialogue. L’entreprise de l’écriture consiste ainsi à "sauver chacun des protagonistes de l’aliénation, de l’anonymat, du poids des stéréotypes et des préjugés" et à "avoir l’entière responsabilité de quelques dizaines de personnages"   auxquels l’écrivain donne finalement la parole. David Grossman demande ainsi aux autorités israéliennes d’écouter la voix qu’il fait entendre, celle de l’autre, à qui il est indispensable de répondre. "Cessez d’inventer des prétextes pour ne pas leur parler, monsieur Olmert. […] si un dirigeant arabe vous envoie un signe de paix, si timide soit-il, il faut lui répondre, sonder ses intentions sans attendre […]."   La littérature ne vaut donc pas d’abord parce qu’elle est fiction ou réalité mais parce qu’elle rend possible l’expérience de l’altérité, le fait de s’aventurer en terra incognita, et de découvrir une idiosyncrasie différente de la sienne propre. "L’étoffe de l’écrivain   , c’est donc, selon David Grossman, de s’ouvrir, par l’instinct du conteur, à l’altérité, et de dépasser la peur pour s’exposer à cet "enfer" que sont les autres, selon les mots de Jean-Paul Sartre. Pour lui, dépasser la peur de l’autre, c’est dépasser aussi la peur de l’introspection, en payant le prix de la lucidité.


"L'écrivain "engagé" sait que la parole est action : il sait que dévoiler c'est changer et qu'on ne peut dévoiler qu'en projetant de changer", écrit Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? David Grossman veut faire changer le monde, et son pays, en dévoilant l’Autre, qu’il soit personnage fictif, ennemi de guerre, voisin, ou compatriote. L’intellectuel engagé dans Shalom Archav veut agir sur la conscience nationale en dévoilant l’inadéquation d’une politique à la volonté générale et au bien commun. Sa proposition consiste donc à inverser la représentation pragmatique de l’autre dans un pays en guerre, en invitant au détour par un espace où l’exploration libre de cet autre est possible. La distance ménagée par l’écriture lui permet d’éprouver "la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine", mais masquée par la situation, et de découvrir en lui "la capacité d’être un ennemi", pour donner une voix à l’autre. En écrivant sur ce qu’on ne peut faire revenir, il veut faire advenir l’idée de la paix.


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Crédit photo : Whistling in the dark / flickr.com