La réédition d’un essai d’Ivan Illich nous invite à méditer nos rapports avec la médecine et ses effets pervers.

Il y a vingt ans décédait le philosophe et penseur de l’écologie politique Ivan Illich (1926-2002). Ce dernier n’avait jamais cessé de dénoncer les maux de la société industrielle dans son œuvre. Sa pensée est toujours aussi actuelle et l’on peut donc se féliciter que les éditions du Seuil, au sein de leur collection « Points », aient dernièrement réédité deux de ses principaux essais, accompagnés d’une préface soulignant la pertinence de son propos pour notre époque. Outre La Convivialité, originellement paru en 1973 et préfacé par Hervé Kempf, journaliste spécialisé dans les questions environnementales, son Némésis médicale (1974) reparaît accompagné d’un texte du philosophe Jean-Pierre Dupuy, proche d’Illich et qui avait contribué à établir la traduction française de l’ouvrage. Dupuy revient notamment sur sa rencontre avec Illich et la postérité de ses travaux.

 

Les excès de la médecine : symptômes de la société industrielle

Dans les années 1970, Jean-Pierre Dupuy s’intéresse à la surconsommation de médicaments en France. A l'époque, si les nouveaux médicaments mis sur le marché ne constituent pas de réelles nouveautés, leur prescription croissante par les médecins traduit surtout que les praticiens avaient entendu la « demande d’aide » adressées par leurs patients. Pour Dupuy, c’est « par un signe technique – la nouveauté du remède – que le médecin fait face à une demande qui est tout sauf technique. » La recherche de Dupuy croise alors celle d’Ivan Illich qui développe « le concept de contre-productivité », que Dupuy résume ainsi : « passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont censées servir : la médecine corrompt la santé […] ». Illich oppose de fait deux modes de production : le premier est « autonome » et le second « hétéronome », ainsi « On peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique ; on peut aussi recevoir des soins de la part d’un thérapeute professionnel. » Loin de rejeter le second mode de production, Illich s’intéresse à son « articulation » avec le premier. Il s’inquiète notamment du fait que le mode hétéronome reste bien un moyen au service de l’autonomie et qu’il ne devienne pas une fin en soi, entraînant un « cercle vicieux divergent qu’Illich a nommé la contre-productivité », et dans le cas de la médecine la « Némésis », du nom de la déesse grecque de la vengeance.

L’analyse d’Illich fait ainsi de la maladie « une déviance tolérée, mais à condition d’apparaître comme un désordre organique dont l’étiologie n’est pas imputable au malade, ni d’ailleurs à la société. » Ou pour le dire encore plus explicitement, « L’inflation médicale a donc un effet, sinon une fonction : de plus en plus de gens sont convaincus que, s’ils vont mal, c’est qu’ils ont en eux quelque chose de déréglé, et non qu’ils réagissent sainement par un refus d’adaptation à un environnement ou des conditions de vie difficiles, et même parfois inadmissibles. […] La médecine devient l’alibi d’une société pathogène. » Illich poursuit sa critique en estimant que la médecine est finalement contre-productive dans le traitement de maladies incurables, prolongeant inutilement la souffrance de patients. En outre, la médecine moderne et ses prétentions sans limites, qui rappellent l’antique notion d’hubris, amoindrit notre capacité à faire face à ces menaces inévitables que sont la douleur, la maladie et la mort. Dupuy rappelle qu’Illich mettra à l’épreuve ses conceptions philosophiques en refusant de traiter une tumeur cancéreuse apparue en 1985 et qu’il supportera jusqu’à sa disparition en 2002.

 

La « iatrogenèse » ou les différents maux engendrés par la médecine

La démonstration d’Illich met ainsi l’accent sur l’importance de « l’environnement général » dans la détermination de notre santé, davantage que les remèdes de la médecine moderne. Sa dénonciation de cette dernière se développe autour de la notion d’« iatrogenèse », autrement dit des maux engendrés par la médecine. Il distingue trois types de « iatrogenèse » : « clinique » (les effets secondaires de la thérapeutique), « sociale » (« l’effet paradoxal non désiré et dommageable de l’impact social de la médecine », soit notamment la « perte d’autonomie dans l’action et dans le contrôle du milieu ») et « structurelle » (« une régression structurelle du niveau de santé, celle-ci étant comprise comme pouvoir d’adaptation de l’être conscient », notamment face aux épreuves de la vie et à la perspective de la mort)   .

La dénonciation des excès de la médecine d’Illich apparaît par endroits excessive à l’égard de la médecine de manière générale, mais l’auteur prend garde de préciser qu’il s’oppose avant tout au poids et au monopole de la profession médicale, qui nous enferme dans une forme de dépendance et d’un oubli des limites. Par ailleurs, certaines des études avancées auraient mérité d’être actualisées, même si l’ouvrage est extrêmement documenté – à partir d’études datant des années 1960-1970 – et offre des perspectives contre-intuitives sur l’efficacité de la médecine sur la santé. Ainsi, il n’est pas étonnant que certains sceptiques à l’égard du Covid et/ou de la gestion de la crise sanitaire aient brandi la thèse d’Ivan Illich pour attaquer certaines mesures, dont les confinements, visant à protéger certains pans de la population, comme les personnes âgées au nom d’une prétendue sacralisation de la vie. Avec La Catastrophe ou la vie. Pensées par temps de pandémie (Seuil, 2021), Jean-Pierre Dupuy est intervenu dans le débat public, contre ces mêmes sceptiques, pour réfuter ce qu’il considère comme un contre-sens dans l’interprétation de l’œuvre d’Ivan Illich.