La vengeance occupe une place importante dans les processus de violence. Myriam Benraad décrypte ici la place de la vengeance dans les discours terroristes et contre-terroristes.

Les actes commis par Al-Qaïda et Daesh s’appuient souvent sur le champ lexical de la vengeance. Celle-ci est également mise en avant lors de la riposte des États-Unis aboutissant à l’exécution de Ben Laden et Al-Baghdadi. Ce lien entre terrorisme et vengeance ne date pas du XXIe siècle, puisqu’il est aux sources du terrorisme et du contre-terrorisme. Soulever le caractère de représailles permet de justifier les actes les plus horribles mais aussi la mise en place d’une justice et d’une riposte étatique exceptionnelles. La politologue Myriam Benraad revient sur ce lien dans son dernier ouvrage

La place de la vengeance dans la guerre offre une clé de lecture originale et pertinente pour comprendre le thème « Faire la guerre, faire la paix » en Terminale.

 

Nonfiction.fr : Votre livre propose une analyse de la vengeance dans les discours et les actes terroristes, puis la réplique contre-terroriste. Quels sont les liens entre le terrorisme et la vengeance ?

Myriam Benraad : Comme j’essaie de le démontrer tout au long de cet ouvrage, ces liens sont étroits, pour ne pas dire consubstantiels. Toute l’histoire du terrorisme – et sans doute au sens plus large de la violence politique – est teintée de vengeance, qu’il s’agisse des discours ou des actes tangibles revendiqués par les mouvements et assaillants qui s’en revendiquent. En retour, le contre-terrorisme s’assimile, dans bien des cas, à une « contre-vengeance ».

Pourtant, et c’est ce qui a principalement motivé l’écriture de ce livre, la relation entre ces deux notions n’a fait l’objet que d’une littérature scientifique limitée. On peut même affirmer que l’étude de la vengeance dans son rapport à la violence, quoiqu’évident, représente une sorte de « trou noir » des analyses consacrées au terrorisme. Cette absence est d’autant plus saisissante que la vindicatio va de pair avec la terror, pour reprendre les racines latines de ces deux termes. Comment faire sens de la faculté des organisations terroristes à séduire, convaincre, recruter et survivre dans la durée sans se référer à la vengeance qui joue un rôle central ? Comment éclairer des trajectoires militantes imprégnées de vengeance et qui adossent souvent leurs griefs à des causes vengeresses les transcendant et jugées « justes » ? Ce ne sont pas là des aspects que l’on peut se contenter d’effleurer. Il importe de les approfondir.

On réalise alors vite que toutes les « terreurs », ancestrales ou plus contemporaines, procèdent de la vengeance, même lorsque la signification et la portée de celle-ci sont dévoyées. Les sources religieuses et la loi du talion (lex talionis) illustrent dans quelle mesure la vengeance a toujours été une marque de fabrique du terrorisme. Comme l’écrivait Francis Bacon, la vengeance est aux yeux d’une majorité de terroristes une « justice sauvage » visant à faire payer ceux que l’on considère comme coupables d’un crime, d’un mal, d’un dommage, d’une humiliation, d’une offense. Rongés par la haine et la rancœur, les terroristes se contemplent tels de preux vengeurs venus verser le sang de leurs adversaires. À l’opposé, le terroriste est expulsé par la société qu’il ensanglante, repoussé hors de la cité comme une « anomalie », un dysfonctionnement, dont il faut bien se garder de chercher à comprendre les motivations et les agissements.

Au regard de ces éléments, il me semble difficile d’évoquer la vengeance superficiellement ou d’en faire un tabou. Dans chaque attentat comme dans chaque souhait exprimé d’en commettre un, elle est en effet omniprésente et n’a rien d’« archaïque », comme les institutions officielles aiment à la décrire. J’avais été frappée par l’entretien accordé en septembre 2021 au journal La Croix par Régis de Jorna, président de la cour d’assises qui avait jugé les attentats de 2015, qui évacuait la vengeance de la justice antiterroriste et soulignait la primauté de l’État de droit. Or, je suis d’avis pour ma part que l’un des enjeux phares est bien d’expliciter les rapports singuliers qu’entretiennent terreur et vengeance, ce que la première dit de la seconde, et réciproquement.

 

Le terrorisme est justifié par la volonté de vengeance, vous illustrez cela avec l’assassinat d’Imad Ibn Ziaten par Mohamed Mérah en 2012. Vous montrez bien que peu importe le rôle qu’il endosse (victime, sauveur, héros ou martyr), le terroriste justifie son acte par la volonté de réparer une injustice. Dans quelle mesure la vengeance participe-t-elle à passer des paroles aux actes ?

À l’origine de tout acte terroriste se trouve une perception d’injustice, une indignation, une victimisation. On peut dès lors s’étonner, compte tenu de la littérature existante sur le sujet, de l’absence relative d’accent porté sur le ressenti d’injustice présidant à tout désir de vengeance et à de nombreux engagements violents, terroristes en particulier.

Le désir vengeur, auquel on se réfère souvent comme à une « soif de vengeance », procède de ce sentiment d’injustice du terroriste et reflète un sens insatisfait de réciprocité qui découvre lui-même une quête de justice décomposable autour de trois éléments : l’évaluation faite d’un événement ou d’une situation jugés injustes ; les tendances à l’action que cette évaluation met en mouvement et qui sont autant de réponses adaptatives et d’inclinaisons à réagir contre cette injustice ; les motivations, ou objectifs, de l’action. Bien souvent, l’évaluation d’une iniquité s’accompagne de la réalisation que celui ou celle qui l’a subie n’a pas été capable d’y répondre pour en rectifier les effets. En quoi consiste l’expérience du désir de vengeance, et pourquoi sa compréhension est-elle essentielle à l’explicitation de la violence terroriste ?

Certaines études rendent compte des causes et des conséquences de la vengeance, mais très peu s’attardent sur le désir vengeur en lui-même et sur ses ressorts psychologiques complexes. Le psychologue néerlandais Nico Frijda, que je cite dans mon ouvrage, est ainsi l’un des rares à y consacrer ses travaux.

Pour autant, si elle symbolise une forme de justice supérieure et suprême aux yeux de ceux qui en usent, la vengeance s’exerce en dehors de la justice sur maints aspects. Certes, la distinction entre justice et vengeance est difficile à identifier et soulève des questionnements épineux. Elle ne fait pas consensus. Toutefois, le terrorisme comme paroxysme de la vengeance, reste illégal partout dans le monde, qu’importe la culture des sociétés qu’il violente. Chercher à surmonter une offense, à redresser un tort, à rétablir la justice par une réparation est acceptable et juste à certaines conditions que la vengeance récuse largement.

 

La vengeance est aussi érigée par ceux qui combattent le terrorisme. Avoir été touché par un attentat justifie dans les discours, les actes et la justice, une réplique impitoyable. Comment cette riposte se distingue-t-elle de celle présentée par les terroristes ?

Pour comprendre cette dimension, il me semble nécessaire dans un premier temps de rappeler que le terrorisme n’a pas toujours été l’apanage des ennemis de l’État, une violence uniquement déployée en dehors de ses cadres. Il est même paradoxalement, à l’origine, une histoire d’État. Ce n’est que récemment qu’un glissement définitionnel s’est produit.

Historiquement, le terme « terreur » se rapporte ainsi à la vengeance « par le glaive de la loi » du gouvernement révolutionnaire de Robespierre, entre 1793 et 1794, lorsque la France fait face au complot réactionnaire d’aristocrates exilés avec l’appui de puissances étrangères. Plus tard, Marx évoque quant à lui une « vengeance de la société civile » contre un projet que l’on tente de lui imposer par la force. C’est de cette époque que nous vient la formule « terrorisme d’État », que les terroristes utilisent encore à foison. Toute vengeance de nature terroriste est d’autant plus difficile à admettre par celles et ceux qui l’essuient que la vengeance, depuis la création de l’appareil judiciaire moderne, est jugée socialement inutile et politiquement dangereuse.

Au même moment, la vengeance reste une tendance intrinsèquement enracinée dans la nature humaine, que l’État s’est certes attaché à canaliser, réguler, voire éradiquer, mais sans jamais y parvenir. Après tout, au même titre que les terroristes qui contestent la légitimité de l’État, les gouvernants ont, pendant des siècles, été entraînés dans la violence afin d’imposer leur autorité. L’anthropologie rappelle qu’avant l’avènement de l’État bureaucratique, la vengeance a formé un système de régulation et de contrôle social à part entière, laissant une marque indélébile sur nos sociétés. Mal comprise, elle renvoie de nos jours dans la psyché collective à un phénomène « primitif », comme antérieur à la justice et à son bon fonctionnement.

Or, nombre de politiques dites « antiterroristes », ou « contre-terroristes », entretiennent un rapport ambivalent, mais non moins direct, à la vengeance, y compris dans les démocraties qui ont fait d’elle un tabou. Derrière le contre-terrorisme, la vengeance est palpable partout. L’État applique contre les terroristes des punitions plus ou moins drastiques, culminant fréquemment dans l’élimination physique de ces rivaux existentiels, ou dans la peine capitale lorsque cette sentence transite par le système judiciaire d’États qui la légalisent. Sans le reconnaître, résistant à s’en réclamer, le contre-terrorisme ne s’extrait donc pas des réflexes vengeurs caractéristiques du passé, voire, dans certains cas extrêmes, de la terreur institutionnalisée. Sur bien des aspects, il compose aussi un « système vindicatoire » à part entière.

 

Votre livre nous conduit dans l’Antiquité, la France révolutionnaire ou encore la Russie tsariste. Vous êtes néanmoins une spécialiste du Moyen-Orient et du terrorisme qui touche cette région. Quels éléments vous ont conduit à étudier les liens entre la vengeance et le terrorisme ? Vous parlez ici d’une « vengeance cathartique ».

Il est vrai que mes travaux antérieurs sont centrés sur la violence politique au Moyen-Orient. J’ai ainsi suivi l’émergence du groupe État islamique en Irak dans les années 2000, dans le cadre de ma thèse de doctorat, et publié plusieurs ouvrages sur le jihadisme et les mouvances armées insurrectionnelles dans cette région. Depuis quelques années, j’ai élargi le spectre de mes recherches en privilégiant une optique comparative. Il s’agit là aussi d’un souhait d’analyser et de comprendre la violence dans ce qu’elle contient d’universel et d’intangible.

J’ai ainsi pu me rendre compte que la vengeance dont se réclament les organisations jihadistes, devenues les plus nombreuses et les plus léthales du paysage terroriste, ne leur est ni propre, ni exclusive. Une mise en perspective de la longue histoire et la convocation à la table de l’analyse d’autres groupes terroristes, au-delà de leurs ancrages spatiaux, culturels, sociaux et politiques, permet d’expliciter les liens particuliers entre terreur et vengeance, et le recours à une méthode mixte, qualitative et quantitative, permet de distinguer certaines dynamiques clés.

Depuis les attentats de 2015 en France, dans le sillage d’autres pays meurtris par le terrorisme jihadiste, des thèses aux ancrages multiples se sont succédées dans le débat, prétendant pour la plupart clore la réflexion. Celles-ci ont été abondamment relayées par les sphères médiatiques et officielles mais n’accordent étonnamment à la vengeance qu’une place résiduelle. En d’autres termes, la vengeance demeure le grand impensé des études sur le terrorisme.

Tous les terroristes ont pourtant pour dénominateur commun d’y trouver une catharsis, en effet, au sens de purgation, d’épuration des passions. La terreur est même une « méthode cathartique » pour eux. Les théories relatives à l’agression démontrent, à cet égard, la joie souvent éprouvée par le vengeur à la vue de la souffrance qu’il cause chez son adversaire, autour de l’idée d’avoir remplacé un ressenti négatif par un sentiment positif. Ces vengeurs terroristes escomptent un contentement de leurs actes, pour eux-mêmes et pour les mouvements. La violence consiste en un soulagement, une guérison, un plaisir associé à leur narcissisme également. Schadenfreude est le terme allemand qui renvoie à cette joie procurée par la vengeance et le fait de voir sa cible souffrir, en lien avec la satisfaction et la certitude que le coupable a reçu que ce qu’il méritait.

 

Nous commémorons les vingt ans des attentats du 11 septembre. Ben Laden semble autant avoir justifié ces attentats comme des représailles contre les États-Unis que les dirigeants de Washington dans leur traque de celui qui devint l’ennemi public numéro 1 comme la vengeance contre le principal responsable du 11 septembre. Les deux camps semblent persuadés de la légitimité de leur acte qui devient une sorte de châtiment. Quelle place occupe réellement la vengeance entre les attentats du 11 septembre et la mort de Ben Laden ?

Je pense que l’on peut voir dans l’élimination d’Oussama Ben Laden, dix ans après les attentats historiques du 11 septembre 2001, une vengeance institutionnelle inscrite, in fine, dans l’interminable spirale des représailles que se livrent les États-Unis et les mouvances jihadistes depuis plusieurs décennies.

Vengeresses sans l’admettre, les politiques et mesures s’employant à vaincre le terrorisme sont inéluctables, pour la préservation de l’État et de la société, mais aussi instrumentales quant à la détermination des terroristes à assouvir leur vengeance démesurée, ce qui en constitue le point d’achoppement. De ce point de vue, aucun acte n’a mieux illustré cette vengeance étatique que l’élimination extrajudiciaire d’Oussama Ben Laden le 2 mai 2011. La mort du mentor jihadiste a été décrite alors comme l’ultime consécration de la justice pour les attentats du 11 septembre et le discours du président Barack Obama, solennel et rétributeur, autour de la sentence « Justice est rendue », a sans ambiguïté sanctionné cette optique vengeresse.

Par extension, la classe politique et la population civile américaines ont savouré ce châtiment, l’ancien président George W. Bush y voyant un message adressé aux terroristes, qu’importe le temps mis pour les traquer et les tuer. Les enquêtes d’opinions de l’époque rendent aussi compte de la jubilation qui a pu entourer la disparition du chef jihadiste : 93 % des sondés justifiaient son exécution, tandis que 80 % s’avouaient « heureux », voire « enchantés ». Dans une société excessivement polarisée, la mort du coupable des attentats du 11 septembre venait en quelque sorte réveiller « un nationalisme blessé et vengeur », synonyme d’unité retrouvée.

L’annonce en 2019 de l’élimination en Syrie du calife autoproclamé de l’État islamique Abou Bakr al-Baghdadi, « mort comme un chien » selon Donald Trump, faisait directement écho à la vengeance d’État poursuivie par les États-Unis. Le meurtre de cet homme tenu responsable de la mort de milliers d’Américains était vécue comme un acte de réciprocité négative, suivant la formule « La vengeance est un plat qui se mange froid ». Mais sur le plan du discours, les styles ont différé d’un président l’autre. Loin de la caricature du cowboy et de l’expression « mort ou vif », Obama a ainsi réagi de manière cérébrale, restant dans le contrôle de ses émotions. Biden, pour sa part, a réagi par une annonce ivre de colère et de vengeance lors de l’attaque à l’aéroport de Kaboul en août 2021 ayant coûté la vie à des personnels militaires américains.

 

Vos derniers chapitres sont consacrés à la période succédant au passage à l’acte. Comment vivent les terroristes après avoir commis l’acte et certains se détachent-ils de cette justification ?

C’est une question fondamentale, la clé de voûte de la lutte anti-terroriste, et dans le même temps d’une problématique controversée. Un terroriste, plus particulièrement l’auteur d’abominables crimes, peut-il en effet, après son passage à l’acte, se sentir coupable, exprimer des remords et abdiquer la vengeance ? Peut-il parvenir à la compréhension du mal qu’il a causé à ses victimes, ressentir de l’empathie, se dissocier de la violence pour emprunter un nouveau chemin de vie dissocié de tout désir vengeur ? Peut-il se repentir ?

On retrouve ces questionnements dans toute l’histoire du terrorisme et pas uniquement dans celle du jihadisme. Pour certains spécialistes du désengagement, de la désaffiliation, la réponse est positive et la trajectoire de nombreux militants en serait une illustration. Ils s’appuient sur les parcours individuels de terroristes ayant fait le choix de quitter leur groupe d’appartenance et de renoncer à la violence. D’autres, au contraire, soutiennent que des défections ne signifient pas nécessairement, par corrélation ou conséquence, un désembrigadement et encore moins un désendoctrinement. Tout en ayant tiré un trait sur la violence, des individus peuvent en effet conserver un esprit vengeur et une sympathie à l’endroit de la cause militante.

L’interrogation ici soulevée se rapporte à la « transformation morale » du terroriste, autrement dit à la réorientation de sa conception du monde et de son univers éthique. Or celle-ci est loin d’être tranchée. La rédemption d’un terroriste a beaucoup à voir avec le coût de sa vengeance. En effet, cette dernière ne signifie pas uniquement des bénéfices et comporte un côté sombre, pour la cible de la violence comme pour le vengeur qui, par un sursaut moral, peut finir par la concevoir comme excessive et disproportionnée. Cette réaction est d’autant plus prononcée que la vengeance, en règle générale, n’attire pas moins d’agression de la part du camp rival qu’elle n’amplifie les logiques de rétribution mutuelle.

Pour autant, qu’importe les condamnations et peines d’emprisonnement au cours desquelles le terroriste jugé « récupérable » est soumis à divers dispositifs de « déradicalisation » (concept fourre-tout dont la mise en pratique s’est fréquemment révélée vaine), par un soutien en vue de sa réinsertion ou une exposition directe à la souffrance de ses victimes, comme lors des procès, le repentir d’un militant n’est jamais acquis et procède d’une évolution personnelle et de choix intimes. Rechercher la rédemption d’un passé suppose de délaisser la vengeance, en actes et en pensées, ce qui n’est pas toujours possible.

 

La lecture de votre livre donne le sentiment d’une histoire sans fin. Comment sort-on de ce cycle de vengeances et de contre-vengeances ?

Plus qu’une « fin de l’Histoire », j’essaie plutôt de transcrire l’idée d’une reproduction à l’infini de celle-ci, à travers un incessant cycle de contagion de la violence et de représailles entre les terroristes et leurs adversaires. Il est manifeste que vengeances terroristes et contre-vengeances antiterroristes esquissent les contours d’une violence insurmontable.

Depuis le lancement de la « guerre contre la terreur » (war on terror), ce cycle s’est massifié. Le registre punitif sur lequel cette guerre est menée par les États-Unis et leurs alliés depuis 2001 n’a fait qu’amplifier les réflexes vengeurs et éclaire, au moins en partie, l’intensification du terrorisme au cours des deux dernières décennies, de même que l’aggravation des menaces qui lui sont apparentées. Comme l’observait en 2006 le politologue Ian Lustick, les kamikazes du 11 septembre 2001 ont, d’une certaine manière, piégé les États-Unis dans un cycle interminable de vengeance et de représailles, remportant in fine leur plus belle victoire avec le déclenchement des guerres d’Afghanistan et d’Irak. Sur bien des aspects, ces interventions militaires se sont en effet révélées épuisantes, sur le double plan psychologique et financier, contreproductives, et plus encore politiquement dévastatrices.

Il s’agit également du constat dressé par le chercheur Tom Engelhardt dans une tribune de 2015 parue dans The Nation, au titre évocateur : « 14 ans après le 11 septembre, la guerre contre la terreur réalise tout ce que Ben Laden en espérait ». Il souligne que ces années de guerres et de campagnes de bombardements, d’assassinats, de tortures, d’enlèvements, de détentions sur des bases spéciales (à l’instar de Guantánamo), de dépenses astronomiques, n’ont fait que décupler, le désir vengeur qui habite les terroristes. La lutte anti-terroriste soulève en outre d’importants questionnements normatifs et politiques.

D’une part, la vengeance passionnelle subvertit la décision et l’action supposément rationnelles des États. De l’autre, dans une société démocratique comme les États-Unis, elle nie la possibilité pour les terroristes d’être jugés par les instruments de la légalité et constitue donc une violation, prima facie, du droit international. Elle légitime de plus, aux yeux d’autres États, les assassinats extraterritoriaux : Al-Baghdadi et Ben Laden ont été tués, rappelons-le, sur les territoires syrien et pakistanais. Pour finir, la vengeance n’est pas exempte de « dommages collatéraux » qui soulèvent au premier plan la problématique des droits humains et de leur préservation en temps de guerre. De fait, où se trouve la « justice » et où se situe la « vengeance » ?

 

Que marque le 11 septembre 2001 dans l’histoire du terrorisme et plus globalement la géopolitique à vos yeux ?

Les attentats du 11 septembre 2001 sont appelés à demeurer une empreinte indélébile du terrorisme présent. Les deux dernières décennies pointent vers un combat acharné, tant du côté des terroristes que de celui de leurs ennemis, pour l’hégémonie. Or le terrorisme n’est ni un objet neuf, ni une violence réductible aux mouvements jihadistes.

Il est essentiel de rappeler que le terrorisme a pris, au cours de l’Histoire, une foule de visages, revêtu une multitude d’habits idéologiques et de modes opératoires, et poursuit sa mue. Il ne se résume d’ailleurs pas aux cas d’étude que j’ai sélectionnés pour cet ouvrage. L’écoterrorisme, par exemple, ou le « terrorisme animalier » sont autant de violences politiques qui puisent leurs sources dans le répertoire de la vengeance, fustigeant une vie animale et un environnement exploités et détruits par un capitalisme sans foi, ni loi. Cette vengeance est accomplie au nom d’une justice supérieure et du « Bien », qu’importe la brutalité qu’elle implique, nécessaire pour mettre à bas le « système ». Assistera-t-on à la généralisation d’un « terrorisme climatique » qui répondra par la violence à l’un des grands enjeux de notre temps ?

Le tournant numérique du nouveau millénaire a aussi sanctionné un « cyberterrorisme » entre les mains de groupes préexistants ou de nouvelles communautés du cyberespace. Étroitement lié à la cybercriminalité, ce terrorisme ne diffère pas, dans ses objectifs et moyens, du terrorisme conventionnel. Parallèlement, à l’heure où la question des violences faites aux femmes s’impose comme un sujet de société décisif, mobilisant les féministes comme du temps de leurs premiers combats, s’étend un inquiétant « terrorisme masculiniste ». Sa virulence en ligne remet au goût du jour la notion de « terrorisme patriarcal ».

Pour conclure, doit-on placer la multiplication des actions terroristes sur le compte de ce qui s’apparenterait à un « âge d’or de la vengeance » à échelle globale depuis le 11 septembre ? La vengeance des terroristes reflète-t-elle un système international en crise car pétri d’injustices, d’inégalités et de rapports d’oppression-soumission insoutenables ? Est-on entrée dans l’ère de l’hyperterrorisme ?  À défaut de réponses définitives, il faut sans doute voir dans l’imbrication de toutes les logiques que j’ai décrites la source primordiale des phénomènes de vengeance qui caractérisent la plupart des actes terroristes.

 

* Sur Nonfiction.fr :

- Marc Hecker : « Faire la guerre contre al-Qaïda et Daech ».