Dans l’Angola postindépendance, un hymne à l’enfance insoumise et enjouée.

Des « camarades » hauts en couleur

« À Luanda », écrit Ondjaki, « tout pouvait vraiment arriver d’un seul coup ». Dans GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique, son troisième roman à être traduit en français, l’auteur, considéré comme l’un des plus talentueux de l’Afrique lusophone, poursuit la réécriture de son Angola natal. En 1975, au lendemain de l’indépendance, le pays plonge dans une guerre civile sur fond de guerre froide opposant le Mouvement Populaire de Libération de l’Angola (MPLA), parti au pouvoir bénéficiant de l’appui de Cuba et de l’Union Soviétique, à l’Union Nationale pour l’Indépendance Totale de l’Angola (UNITA), soutenue par les États-Unis et l’Afrique du Sud. Dans le quartier Praia do Bispo, à proximité d’une plage de la banlieue de la capitale, des militaires soviétiques construisent un mausolée à la gloire d’Agostinho Neto, leader du MPLA et premier président du pays, décédé en 1979 à Moscou. Les travaux nécessitent un réaménagement du quartier et la destruction de plusieurs maisons mais des gamins inspirés, pris en charge par GrandMèreAgnette, sont déterminés à défendre leur terrain de jeu.

Puisant dans ses souvenirs de jeunesse, Ondjaki brosse le portrait de personnages hauts en couleur, piégés dans les griffes de l’histoire mais refusant d’abdiquer, autant de « camarades » opposant à la spirale des événements qui les dépassent la légèreté et l’insoumission d’un univers poétique à plusieurs facettes. Picunda, dit TroisQuatorze en référence au chiffre « Pi », connaît par cœur les répliques des télénovelas ; VendeurD’Essence passe son temps à dormir car « il n’y [a] jamais d’essence à la pompe » ; EcumeDeMer, qui a étudié les maths à Cuba, erre dans le quartier avec « ses longs pagnes aux couleurs fanées » et « ses dreadlocks mêlées de sable et de bouts de coquillages brillants » ; GrandMèreAgnette est affublée du surnom « GrandMèreDixNeuf » suite à l’amputation d’un orteil, opération réalisée par un médecin cubain qui répond au nom de Rafael TocToc. Écrasés par la chaleur de Luanda, les coopérants soviétiques « deviennent tout rouges comme les langoustes quand on les sort de l’eau bouillonnante et salée ». Proche de GrandMèreDixNeuf, l’un des officiers soviétiques porte le sobriquet de CamaradeBotardov à cause de la façon qu’il a de dire « botard » au lieu de « Boa tarde » (« bon après-midi » en portugais).

Éloge de l’enfance

On l’aura compris : Ondjaki ne fait pas que réécrire l’histoire de son pays natal. Son roman est un hymne à l’enfance dans ce qu’elle a de plus créatif et de plus subversif, une lettre à peine voilée adressée à ces adultes qui « ne savent pas croire aux secrets simples des enfants » et restent souvent prisonniers des grands discours et des vieilles blessures. Dans les rues de Praia, les enfants courent « les bras écartés comme les oiseaux pour prendre leur envol », toujours prêts à proclamer et à défendre leur liberté. À la fois insaisissables et solidaires, ils se comparent aux fourmis, aux sauterelles ou aux poissons endormis.

Par-delà l’éloge de l’enfance, Ondjaki trace en filigrane les contours d’une critique politique à la fois acerbe et hilarante. Les coopérants soviétiques, qui occupent le territoire et y font régner les ordres de leurs supérieurs, sont « fortiches dans l’art de maintenir un défunt agréable à contempler ». Incapables d’apprendre le portugais, ils sont « la honte du socialisme linguistique ». Emmitouflés « comme s’ils étaient dans la neige », ils ruminent leur nostalgie et rêvent d’un retour au pays. Pour autant, l’ironie mordante d’Ondjaki refuse de sacrifier la tendresse. Ainsi, l’amitié improbable entre GrandMèreDixNeuf et CamaradeBotardov semble incarner à elle seule la portée humaniste du récit.

Dans l’Angola des années 1980, où la paix semble encore lointaine (la guerre civile se prolongera jusqu’en 2002), Ondjaki évoque de manière subtile les deuils qui persistent et les morts qui hantent les mémoires. Par moments, le récit semble se suspendre et le narrateur se demande s’il doit inventer « des minutes à [lui] à l’intérieur des minutes du temps ». Une manière de restituer le désir d’émancipation de toute une génération d’Angolais rêvant de se réapproprier leur destin, loin des manipulations politiques et des agendas militaires ou martiaux.

Le sensoriel et l’onirique

Parallèlement à ce rêve, le roman d’Ondjaki diffuse un charme sensoriel qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Dans l’univers décadent de Praia, avec « ses trous sur les trottoirs, ses égouts à ciel ouvert et ses câbles à haute tension abîmés auprès desquels il ne [faut] pas faire pipi », l’enfance semble transformer tout ce qu’elle touche. À l’image de la mer, elle est à la fois le cœur vibrant et l’horizon incontournable du récit. Les yeux des enfants sont capables de voir « les bruits des belles couleurs » et les « merveilles allumées » dans le ciel de la ville. Prolongeant cette fascinante synesthésie, le récit est traversé par « une profusion d’odeurs » où se mêlent la fraîcheur de la mer et la poussière qui fait des volutes comme « la fumée des montagnes dynamitées dans les films de cow-boys ». Dans une narration espiègle et résolument ouverte sur le monde, Ondjaki juxtapose toute une série de références culturelles, de la cuisine angolaise à la musique cubaine, en passant par les télénovelas et le cinéma américain.

Le résultat est « une folie de dessins colorés » rythmée par des histoires ou des images insolites qui surgissent au fil des pages : une femme enceinte d’un sac de fourmis, une énorme piscine de Coca-Cola, une lune qui ressemble à « une boîte pour ranger les photos » et un cimetière aux allures de « théâtre ». Pour Ondjaki, le souffle de l’imaginaire est indispensable non seulement à l’univers de l’enfance mais aussi à la dynamique du récit. Quand l’un des enfants rêve d’acheter un grand champ pour y planter des manguiers, des goyaviers et des avocatiers, c’est l’allégorie de tout un pays qui semble émerger de son rêve.

Poétique du verbe

Comme le suggèrent les prénoms des personnages et l’orthographe particulière adoptée par Ondjaki, le matériau linguistique est un autre axe fondamental de son univers romanesque. Du « parler crachotant » des Soviétiques aux perroquets qui répètent des gros mots et « des phrases en angolais mêlés à du russe ou même quelques mots de cubain », en passant par les néologismes et les quiproquos nés de la rencontre des idiomes, le récit prend l’allure d’une véritable fête linguistique. Après tout, comme le dit EcumeDeMer, « les paroles ont le charme de la magie et les forces de l’invisible ». Depuis l’Angola, Ondjaki explore les ressorts d’un multilinguisme joyeux et débridé. Entre les mots qui « dexplosent » et ceux qui s’apparentent à des « cris bleus », le langage des enfants n’en finit pas de tordre les normes et d’inventer des vocables.

Dès lors, on peut aisément mesurer l’effort considérable que nécessite la traduction d’un texte aussi dynamique et instable. Avec beaucoup d’application, la traductrice Danielle Schramm reproduit l’ambiance enjouée du récit et la créativité linguistique des enfants, ce qui donne souvent des formules pour le moins surprenantes telles que « la nuit bien nuit », « de brillances brillantes » ou encore « vol envolé ». Si le lecteur non averti pourrait se sentir dérouté par ces redondances, voire par le manque de fluidité de certains passages, les notes de bas de page, sans alourdir le texte, lui permettront à la fois de saisir quelques subtilités linguistiques et de les situer dans l’histoire et l’environnement culturel angolais.

Autre élément paratextuel de taille : la courte correspondance entre Ondjaki et sa compatriote la poétesse Ana Paula Tavares, incluse à la suite du roman. Dans sa lettre, l’auteur revient sur cette « enfance aux mille couleurs » qu’il dit avoir reconstituée à partir de souvenirs « déformés » et de rêves plus ou moins inventés. « L’enfance est insondable dans ses secrets et ses magies », précise-t-il, « ce n’est pas l’astrologie sérieuse qui m’intéresse mais le manteau de poésie que libèrent les étoiles ». Il y a chez Ondjaki quelque chose de l’ordre de l’énergie poétique qui digère et réinvente le réel, cette manière particulière d’écrire les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, de tisser le récit entre les lignes chaotiques de l’Histoire et les chemins vertigineux du rêve. C’est peut-être là que réside l’art d’Ondjaki, cette « géométrie implacable des mots dits (écoutés, répétés) » dont parle Tavares dans sa réponse, comme un écho lointain de cette terre africaine qui désarme les fantômes du passé et oppose au voile de la nuit (post-)coloniale la douceur et le charme inépuisables du verbe.