Chaque semaine Émilie Aubry analyse le monde avec des chercheurs renommés. Elle revient ici sur la philosophie de l'émission à l'occasion de la sortie d'un Atlas.

La crise pandémique a bouleversé notre rapport au monde. En effet, les inégalités se sont accentuées alors que les confinements ont permis à certains régimes autoritaires de limiter davantage les libertés de leurs populations. Elle a aussi révélé un basculement géopolitique vers l’Asie que les Occidentaux s’appliquaient probablement à nier. Si les conflits perdurent et semblent sans issue, à l’image des conflits syrien et yéménite, de nouveaux enjeux occupent le devant de la scène comme le dérèglement climatique ou la nécessité de repenser nos déplacements. Dans un Atlas, qui mêle habilement la grande à la petite échelle, Émilie Aubry et Frank Tétart proposent une radiographie du monde actuel par les cartes, des photographies explicites et des textes accessibles. Fidèles à la démarche géohistorique de l’émission, les auteurs identifient à la fois des continuités et des ruptures pour comprendre le monde actuel.

Émilie Aubry, rédactrice en chef de l’émission le Dessous des cartes, revient avec nous sur cet Atlas. L’émission d’Arte est indispensable pour les étudiants et les enseignants, mais aussi pour les lycéens en HGGSP afin de maîtriser les éléments fondamentaux de la géopolitique.

 

Nonfiction.fr : Vous proposez dans votre Atlas une lecture géopolitique du monde au prisme de la crise pandémique. C’est d’ailleurs pendant le confinement que vous aviez créé « Une leçon de géopolitique du Dessous des Cartes ». En quoi la Covid-19 est-elle géopolitique ?

Émilie Aubry : La géopolitique c’est s’intéresser à des lieux, des espaces qui ne sont pas les nôtres, à des acteurs qui opèrent à l’extérieur de nos frontières familières et avec lesquels nous entrons ou non en interaction. De ce point de vue-là, nous venons de vivre des mois où nous nous levions chaque matin avec le besoin pressant de savoir comment à Wuhan ou à Milan on vivait avec le virus, parce que cela nous renseignait sur la façon dont nos vies quotidiennes allaient sans doute évoluer, avec quelques jours ou semaines de décalage. Enfermés chez nous, nous étions connectés comme jamais au reste du monde, nous avons vécu dans nos chairs notre appartenance au « village global », attendant des masques venus de Chine, des tablettes de paracétamol fabriquées en Inde, des vaccins conçus dans des laboratoires américains…

C’est en effet pendant cette période qu’en parallèle de notre émission du samedi soir 19h30 sur l’antenne d’Arte, nous avons mis en place pour le numérique (arte.tv/Youtube) un autre rendez-vous baptisé Une leçon de géopolitique, un échange par écrans interposés avec l’un de nos correspondants dans le monde, pour zoomer sur un pays en particulier confronté lui-aussi à la pandémie : je me souviens par exemple d’Une leçon de géopolitique avec notre correspondante à Mexico, cheffe de projet à l’ONU, qui nous racontait comment les cartels de la drogue prenaient le relais de structures étatiques défaillantes, distribuant de la nourriture à une population exsangue, dans un pays caractérisé par des décennies de violences, de corruption et d’inégalités. Nous avons ressorti nos cartes du Mexique, nous avons alors fait de l’histoire, de la géographie et de la géopolitique à partir d’un virus qui mettait à nu les forces et les faiblesses des États.

Votre première partie analyse des processus à l’œuvre au XXIe siècle qui ont connu une accélération depuis deux ans : les transports, notre rapport aux écrans et l’urgence climatique. En effet, le confinement nous a obligés à limiter nos déplacements, notre empreinte écologique a donc diminué pendant que notre vie virtuelle a pris une plus grande importance. Alors qu’une « vie normale » semble revenir, avez-vous le sentiment que les gouvernants et les populations ont pris conscience de ces trois éléments ?

Chaque chapitre de l’Atlas est une destination et l’une d’elles est le tarmac d’Orly, avec des avions cloués au sol à perte de vue : une photo qui date d’avril 2020, quand l’un des plus grands aéroports au monde a fermé ses portes pour la première fois de son histoire. Pendant plusieurs semaines, nous avons pu faire l’expérience de cette planète quasiment sans avions, le rêve Greta Thunberg devenu réalité ! Nous autres urbains avons par ailleurs fait l’expérience de villes sans pollutions - sonores notamment -, d’animaux qui s’aventuraient sur le bitume, des renards dans le cimetière parisien du Père Lachaise ou des sangliers dans les rues de Barcelone… des cadres supérieurs d’entreprises qui, depuis des décennies, sautaient dans des avions pour deux heures de réunion à des centaines de kilomètres de chez eux, ont soudain découvert les vertus de la réunion virtuelle par écrans interposés.

Mais en parallèle, une industrie clef, celle du tourisme, soit 9 % du PIB mondial, s’est effondrée, des murs ont été mis entre les hommes, des familles sont encore séparées. À l’heure où j’écris ces lignes, des amis français n’ont pas vu leurs enfants qui vivent à New York depuis Noël 2019 et Joe Biden vient seulement d’annoncer pour début novembre la réouverture des frontières américaines aux Européens.

En résumé, cette pandémie nous a fait prendre conscience qu’il est des déplacements et des pollutions inutiles, mais que nous sommes malgré tout bien heureux de vivre dans un monde le plus ouvert possible.

Au-delà d’une analyse des dynamiques mondiales à l’œuvre, vous menez également une approche par vingt-huit lieux symboliques comme Alep qui résume les dix années de guerre civile en Syrie, Guelendjik en Russie où se trouve un palais qu’Alexeï Navalny attribue à Vladimir Poutine ou Barossa Valley pour illustrer les relations complexes de l’Australie avec la Chine ?

C’est mon crédo depuis que j’ai repris le flambeau de Jean-Christophe Victor : emmener le plus grand nombre à la géopolitique par le voyage. Dès lors, nous commençons chacune de nos émissions et chaque chapitre du livre par la photo d’un lieu, quelque part dans le monde, que nous visitons en mode « guide du routard géopolitique », avec l’idée qu’en une seule image bien choisie, on va pouvoir rassembler plusieurs problématiques du monde qui vient. Pour notre chapitre sur la Syrie que vous mentionnez, j’ai en effet choisi une photo d’Alep avant la guerre, ses maisons en bois, ses souks, où certains occidentaux allaient encore faire du tourisme au début du XXIe siècle : c’est une manière de rappeler qu’on ne doit pas se résigner à associer la Syrie aux guerres, à Daech ou à la violence barbare du clan Assad.

Enfin, les vignes de Barossa Valley nous montrent d’abord les couleurs magnifiques de l’Australie du sud puis nous rappellent le développement du vin australien (5e producteur mondial), et nous permettent ensuite de raconter les sanctions commerciales qu’exerce Pékin sur Canberra, pour la punir de son « tropisme occidental » : les producteurs australiens ont besoin des consommateurs chinois, mais la Chine ferme son marché intérieur à ceux qui la critiquent. Ce chapitre que nous avons consacré à une Australie tiraillée entre sa proximité géographique et commerciale avec la Chine, militaire et géopolitique avec les États-Unis, éclaire la récente affaire « Aukus » : face à une puissance chinoise toujours plus agressive et ambitieuse, particulièrement dans cette région stratégique de l’Indo-Pacifique, Canberra n’a pas particulièrement choisi « d’humilier la France » en reniant un accord, mais a surtout pensé prioritairement à assurer sa sécurité en se rangeant sous le parapluie américain.

Parmi ces vingt-huit lieux, lequel incarne le mieux pour vous les enjeux géopolitiques actuels ?

Ce chapitre sur l’Australie que nous venons d’évoquer est central pour comprendre ce déplacement du pivot des relations internationales de l’Occident vers l’Orient. Mais l’on pourrait également citer le chapitre que nous consacrons à nos nouvelles vies sur écran, qui démarre par une photographie de Ryad, pendant ce sommet du G20 qui aurait dû se tenir en « présentiel » et donner l’occasion à Mohammed ben Salmane d’une opération de charme pour vendre sa nouvelle Arabie. Le sommet s’est finalement tenu par écrans interposés. Sommets internationaux virtuels, école-collège-lycée-université à distance pour des millions de jeunes sur la planète, nouvelle sociabilité avec le singulier concept « d’apéro-zoom »…, nous avons en quelques semaines démultiplié la présence des écrans dans nos vies. Résultat : nous donnons toujours plus de pouvoir à ces géants du numérique qui vivent de nos données, rendant plus que jamais indispensable de faire la part des choses entre État de droit et État autoritaire. Je ne cesse de le rappeler partout où je vais : en démocratie, il existe des contre-pouvoirs, une régulation, des limites à cette emprise du numérique sur nos données personnelles, tandis qu’en dictature, notre addiction aux écrans est exploitée par le champ du pouvoir, qui la transforme en outil orwellien de contrôle social.

Enfin, une autre destination qui me tient à cœur dans ce tour du monde en 28 étapes : l’Éthiopie. Même si l’actualité du Tigré rend l’avenir très incertain, notre chapitre sur ce pays modifie notre regard sur un continent que nous décrivons aussi comme celui de tous les possibles, avec une photo de la capitale Addis-Abeba qui raconte une activité urbaine intense, un métro, le seul de l’Afrique sub-saharienne, construit… avec l’aide de la Chine. Nous voici dans un pays africain qui s’éloigne de l’époque des grandes famines des années 80 mais qui construit son développement sous dépendance chinoise

Vous identifiez clairement un basculement géopolitique vers l’Asie. Quels sont les marqueurs de ce tournant et est-il lié seulement à la puissance chinoise ?

Vous connaissez l’expression de Graham Allison, le fameux « piège de Thucydide » qui compare la rivalité Athènes/Sparte à celle actuellement à l’œuvre entre Pékin et Washington, ou la confrontation inévitable entre puissance dominante et puissance rivale émergente. Cette confrontation se joue en ce moment, en permanence, sous nos yeux, dans cette nouvelle région géo-stratégique dite de l’Indo-Pacifique. Cet espace concentre aujourd’hui 60 % de la population mondiale, 30 % du commerce international et 30 % du PIB mondial. La Chine ne cesse de s’y renforcer militairement avec l’objectif d’éjecter progressivement la flotte américaine de la mer de Chine méridionale. Cette confrontation est aussi politique, comme à l’époque de Thucydide : Athènes, cité commerçante et démocratique faisait face à Sparte cité-état militarisée et autoritaire, de la même manière que les États-Unis de Joe Biden tentent de fédérer le monde démocratique afin qu’il résiste à la concurrence d’un autre modèle : celui de l’État autoritaire, qui confisque les libertés en promettant d’assurer la sécurité et la prospérité.

La pandémie a intensifié notre prise de conscience de cette confrontation et attiré notre regard vers l’Asie-Pacifique : Wuhan est devenue une ville mondialement connue, parce qu’elle symbolisait à elle seule ce virus qui bouleversait nos vies et la réponse qu’y apportait le régime chinois : le contrôle social absolu et la privation totale de libertés.

C’est à Wuhan qu’a démarré cette « guerre des récits » fondamentale qui se joue aussi entre deux modèles de civilisation antagonistes : des démocrates ou des autocrates, qui résoudra le plus efficacement la crise sanitaire ?

Les conflits occupent une place certaine dans votre Atlas depuis la violence des cartels mexicains aux interminables guerres qui touchent le Yémen et la Syrie. Nous avons l’impression que ces deux conflits ont été oubliés avec la crise des deux dernières années. N’est-ce qu’un sentiment ?

La géopolitique s’intéresse aux territoires et aux rivalités de pouvoirs qui en découlent, il est donc logique que les conflits occupent une place centrale dans notre atlas. Vous avez raison de dire que nous oublions le Yémen, pays complexe et fracturé où se délocalise la rivalité irano-saoudienne pour le leadership régional comme la Syrie que nous avons abandonnée à l’axe Damas-Moscou-Téhéran.

Au-delà, nous nous intéressons beaucoup à la polymorphie des conflits du XXIe siècle et leurs évolutions : des guerres « classiques » entre Etats se disputant des territoires (Crimée) jusqu’à ces conflits dits non conventionnels, conflits hybrides et autres cyber-guerres (dans les Etats baltes par exemple). Sans oublier la robotisation du champs de bataille, liée aux faits que dans nos démocraties occidentales, les opinions publiques ne supportent plus l’argent dépensé dans de coûteuses OPEX, ni les soldats ramenés dans des cercueils. Le recours accéléré aux robots et aux drones est une réponse à ces évolutions d’opinions, mais posent des questions éthiques abyssales.

Chaque semaine, vous décryptez la géopolitique du monde dans le cadre du Dessous des cartes sur Arte. Cela fait quatre ans que vous êtes à la tête de l’émission. Quels fondements avez-vous gardé de l’émission de Jean-Christophe Victor et quels ont été vos principaux apports ?

Nous avons conservé l’essentiel : les cartes et le format court (moins de 13 minutes). Désormais l’émission est peut-être davantage ancrée dans l’actualité, plus journalistique, même si le lien avec le monde universitaire a été renforcé par nos multiples collaborations (avec l’IFRI, le CERI, le CNRS, la FRS, etc.). Plus accessible, je l’espère, mon objectif étant de capter l’attention d’un lycéen comme celle d’un agrégé de géographie, avec une problématique clairement définie pour chaque émission, un vocabulaire simple et précis, puis une mise en image qui a évolué, par le recours accru à la photographie, à la 3D et aux images satellites.

Ce livre est vraiment la déclinaison de notre émission : pour chaque destination, rappeler les bases géographiques et historiques, avant d’expliquer les grandes problématiques géopolitiques contemporaines. Toujours partir d’une photo : j’ai la conviction qu’on entraîne ainsi les gens vers la géopolitique par le voyage. C’est particulièrement vrai pour les jeunes générations, nées dans la mondialisation et dont je mesure tous les jours la curiosité de regarder au-delà de nos frontières.

Ils veulent aller partout, ils savent depuis les attentats de 2015 que l’actualité du Moyen-Orient peut entraîner des conséquences en bas de chez eux. La pandémie a accentué cette tendance : depuis plus d’un an, nous regardons hors de nos frontières pour imaginer le jour d’après. Ce n’est pas un hasard non plus si les jeunes se ruent sur la nouvelle spécialité géopolitique mise en place par la réforme Blanquer du baccalauréat.

Enfin, j’aime à rappeler que Le Dessous des cartes c’est d’abord une méthode : partir des cartes, des chiffres et des faits, ce qui fait du bien à l’heure des réseaux sociaux, des chaînes d’information en continu et des médias d’opinion. On ne commente pas l’actualité du monde, on la décrit méthodiquement et rationnellement. Je suis journaliste donc non spécialiste mais je sais aller chercher les meilleurs experts en fonction du sujet. On ne prétend pas tout savoir mais on essaie de poser les bonnes questions et de conserver intacte notre curiosité pour la découverte d’autres territoires, d’autres cultures.

En résumé, Le Dessous des cartes c’est un voyage humble et méthodique, curieux et passionné.