Entretien avec Christian Ruby sur les nouvelles missions démocratiques de l'art public et les possibilités de réaménager l'espace civique avec des oeuvres à la hauteur de nos besoins d'inclusion.

Philosophe, spécialiste des enjeux politiques de l’art et de la culture, Christian Ruby est notamment l’auteur de plusieurs ouvrages sur la position politique du spectateur. En cette rentrée littéraire, il publie une Circumnavigation en art public à l’ère démocratique (Naufragés éphémères, 2021), conçue comme une odyssée explorant plusieurs décennies d’art public pour envisager ses nouvelles missions démocratiques.

 

Qu’est-ce que l’« art public » en général ? Et qu’est-ce qui caractérise plus particulièrement cet archipel de l’art à « l’époque démocratique » qui est la nôtre – et qui n’aime guère les socles ?

Il n’y a pas d’essence de ce qu’on réunit habituellement sous la catégorie d’art public. Il n’existe pas de figures dédiées ou modélisables de ce format artistique confronté directement au politique et au public. Si l’expression « art public » signifie juridiquement : œuvres (et artistes) rémunérés sur des fonds publics, elle recouvre un ensemble considérable de travaux et propositions, entre statuaire classique, œuvres ludiques, les Deux plateaux de Daniel Buren et les performances en public de Carole Douillard.

De nos jours, l’art public, sans autre précision, est élargi jusqu’à des opérations qui redéfinissent entièrement les espaces de l’art et du public de l’art, accroissent le poids des activités artistiques et culturelles dans les projets urbains, dans les politiques de renouvellement urbain des quartiers et notamment des territoires défavorisés, si on ne se contente de demander aux artistes de se mettre au service du « social ». Les travaux de Jochen Gerz ou de Thomas Hirschhorn assurément montrent ce qui peut être fait et ce dont on doit se méfier.

En l’occurrence, c’est bien l’ère démocratique, dans ses mutations politiques et sociales mêmes, entre la Révolution française et la cinquième Républiques, qui rend cela possible. Elle fait exister un espace public et impose que les lieux publics ne soient la propriété de personne, ni d’un roi ni d’un dictateur qui pourraient les coloniser à leur profit (selon le complexe de Néron). Sous les expériences successives et polémiques de sculpter la nation par la statuaire sur socle (IIIème République), sculpter la ville par un art à hauteur des citoyennes et citoyens (ère Lang) et sculpter l’espace public (de nos jours), c’est ce principe qui nous gouverne.

Sa détermination fondamentale est définie dans mon livre par la notion de « vide positif ». L’ère démocratique appelle la commande publique afin de permettre à ce vide d’exister : vide des fonctions politiques (nul n’en est propriétaire), des espaces urbains (ils sont remaniables), des représentations (pas d’absolu) et des modèles (pas de légitimité en soi). Mais face à lui, on peut réagir en tentant de le combler définitivement (IIIème République), de le renouveler (Malraux, Lang), de le remettre sans cesse en jeu grâce au public ou aux artistes qui peuvent multiplier leurs propositions.

Au-delà des déboulonnages de statues, quelle est la mission démocratique de l’art public aujourd’hui ? En quoi peut-il participer à la formation d’une société politique inclusive ?

Dans sa deuxième partie, mon livre insiste sur ces destitutions de statues. J’y relève le fait qu’elles nous imposent à chaque fois de réfléchir d’abord à notre approche de ces événements et aux termes que nous employons pour les évoquer (« vandalisme », « scandale »). Car des déboulonnages, il en a existé et en existe de différents types. Il importe de différencier les déboulonnages de statues opérées par la Révolution française, par Vichy et les nazis et par la critique rongeuse actuelle. Chacun insiste sur la place de l’art public dans les missions démocratiques ou les missions politiques imposées à l’art public.

Si on prend en compte quelques exemples d’œuvres qui procédaient d’un grand récit national uniforme inscrit dans les villes sous forme de personnages en pied, dominant le public, on s’aperçoit, en fouillant les archives, que nombre d’entre eux, désormais en cause, ont fait l’objet de débats critiques dès l’époque de leur dépose. On ne peut gommer non plus l’existence de requêtes célèbres en destruction : Victor Hugo, Paul Lafargue, les Surréalistes, etc.

Sur le plan des rapports entre valeurs démocratiques et art public, la question de fond demeure celle de la place du cri public à l’encontre des représentations publiques, et des luttes contre les partages des compétences et les ségrégations des espaces.

Les déboulonnages récents ont montré, d’une part, que les manifestants tenaient à l’art public puisqu’ils voulaient obtenir d’autres représentations publiques ; d’autre part, et paradoxalement, que ces mouvements ont moins concerné des œuvres racistes que des œuvres représentant des personnages dont le racisme – réel – ne s’observait pas dans l’œuvre.

C'est là le ressort des questions de politique inclusive, auquel beaucoup veulent échapper en disposant des œuvres ludiques. Contre cette simplification, il devient passionnant de chercher à déterminer s’il faut encore raconter des histoires en public, et quelles histoires. Au terme de l’époque des camps et des bombes (1950), de la fragmentation des récits et des déconstructions narratives (1990), pouvons-nous persévérer, en 2021, à répandre des récits uniformes en public, à amuser les publics, ou devons-nous tenter de redonner un peu de cohérence à l’incohérence ambiante par des travaux inédits ? Faisons confiance aux artistes pour renouveler l’intérêt du public et pour le public.

Vous travaillez ces questions depuis longtemps, en philosophe. Mais avec ce nouveau livre, vous les abordez d’une manière à la fois très érudite et très personnelle, qui emprunte même à la fiction pour faire retour sur toute une vie intellectuelle. Est-ce lié à un souci de communiquer autrement, ou de penser le problème autrement ? De se mettre « à la hauteur » d'une inquiétude collective ?

Je ne voulais pas rédiger un énième traité d’art public, répertoriant des œuvres ou des interventions publiques, et les classant selon les goûts de l’auteur.

Je voulais m’attaquer concrètement aux multiples propos contemporains portant sur l’effectivité de l’art et, en particulier, sa place dans l’éducation. Ils reposent sur une idée mécanique de l’éducation, graduelle et sans heurts : lorsque chacune et chacun sera bien éduqué la vie commune sera « luxe, calme et volupté » ! La fiction que je dessine, à partir d’événements publics bien réels mais réorganisés, montre qu’une telle éducation se forge toujours au cours et au carrefour de plusieurs trajectoires traversant les institutions : familiale, scolaire, et citoyenne, des trajectoires qui se contredisent et s’épanouissent au cours de mutations dans des manières de percevoir, de percevoir de nouveaux objets et de penser le dessin de la communauté politique.

Le monde dans lequel les œuvres d’art public font pénétrer est bien une partie essentielle du développement esthétique de chacune et de chacun. Mais on ne peut le saisir si l’on persévère à penser l’éducation esthétique, soit comme un passage de rien à tout, soit comme le résultat d’une imposition par des médiateurs, soit comme un impératif de sauvetage pour une époque troublée.

C’est l’intérêt de l’art public et de la commande de représenter une forme d’exposition qui ne choisit pas son public, et donc d’un art qui fait toujours signe vers le public de l’art.

 

* L’ouvrage est disponible en libraire ou directement auprès de l’éditeur : naufrages.ephemeres@orange.fr.