Une perspective « laïque » sur le Moyen-Orient depuis le IVe siècle offre au regard une région-carrefour convoitée, marquée par les affrontements et des expériences politiques originales.

Dans Le milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient, Jean-Pierre Filiu, enseignant à Sciences Po Paris, redonne sur 17 siècles une profondeur historique trop souvent délaissée au Moyen-Orient, cette terre du milieu au carrefour de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique, objet de convoitise pour plusieurs empires successifs.

Grâce à une approche revendiquée comme « laïque » et dépassionnée, l’historien rend à cette région toute sa complexité, loin des « histoires saintes », d’où qu’elles viennent, et des lectures simplistes qui se contentent du prisme religieux ou du « choc des civilisations ». L’histoire du Moyen-Orient sur la longue durée redevient une histoire comme les autres, avec son lot d’affrontements et de violences, mais aussi ses expériences politiques originales et ses espoirs.

Cette synthèse, adaptée d’un enseignement à Sciences Po, peut constituer un bel outil pédagogique grâce aux chronologies qui terminent chaque chapitre et à ses nombreuses cartes.

 

Nonfiction.fr : Vous choisissez de faire débuter votre récit à la fondation de l’Empire romain d’Orient, pour relativiser la rupture de l’apparition de l’islam et pour mieux replacer l’histoire ancienne du Moyen-Orient dans un contexte régional qui tient compte notamment de Byzance. Quels bénéfices la compréhension historique tire-t-elle de cette approche qui traverse tout votre ouvrage et que vous qualifiez de « laïque » ?

Jean-Pierre Filiu : Le choix de 395 comme point de départ permet en effet de se démarquer des années zéro du calendrier chrétien, mais aussi du calendrier islamique, avec 622, année de l’hégire de Mohammed de La Mecque vers Médine. Le choix de cette date fondatrice de 395 renvoie en outre à un acte profondément politique, la division des deux empires romains, qui ont en Occident comme en Orient le christianisme d’État en partage, un christianisme qui est d’ailleurs à la fois catholique et orthodoxe. Mais si Constantinople/Byzance est alors la métropole de loin la plus peuplée de la Chrétienté, elle fait face à Ctésiphon, la capitale de la Perse sassanide, proche de l’actuelle Bagdad, dont la population est du même ordre de grandeur. 395 marque ainsi le début d’une coexistence de près de deux siècles entre deux empires se réclamant chacun d’un monothéisme d’État, avec le zoroastrisme des Perses de l’époque. On est donc bien loin des discours enflammés sur l’inexpiable « guerre de religions », voire le « choc des civilisations » qui secouerait de tout temps le Moyen-Orient. C’est en cela que mon approche se veut laïque, non seulement par rapport aux discours religieux, mais aussi envers les diverses « histoires saintes » qui se sont construites sur le nationalisme arabe ou la Perse éternelle, sur la colonisation ou la décolonisation.

 

Vous n’ignorez pas les enjeux religieux, sans les limiter à l’islam, mais vous proposez une « histoire politique, y compris dans le domaine religieux »   . Est-ce à dire que l’importance de la religion a pu être exagérée, voire caricaturée, et qu’au Moyen-Orient comme ailleurs « tout commence en mystique et finit en politique » ?

Je vous laisse l’entière responsabilité de cette citation de Charles Péguy. Je constate au contraire, en historien, que le mysticisme des ermites et des moines s’est développé au Moyen-Orient en réaction à l’instrumentalisation de la religion par l’empire byzantin, avant que ces pratiques ne connaissent un extraordinaire succès en Europe occidentale. De même, le vaste mouvement qui sera désigné sous le terme générique de soufisme émerge après la consolidation du califat abbasside et en réaction à la formalisation, à partir de Bagdad, d’un juridisme parfois étroit. De manière générale, je mets en lumière les conflits constants, à l’intérieur de chacun des champs religieux, entre les tenants de la suprématie du politique et les défenseurs de la hiérarchie cléricale, sur fond de querelles dogmatiques plus ou moins violentes. Les supposés « âge d’or » de la Chrétienté d’Orient comme de l’Islam sont en fait marqués, d’une part, par la multiplication des églises dissidentes et, d’autre part, par les trois guerres civiles qui divisent les Musulmans en à peine plus d’un siècle après la mort de Mohammed. Avouez qu’il y a de quoi relativiser l’importance de la religion comme seul facteur explicatif d’une histoire aussi complexe, dont les ressorts me paraissent fondamentalement politiques.

 

Au sein de ce « milieu des mondes », vous identifiez trois territoires saillants qui correspondent aux actuels Égypte, Irak et Syrie. Sur le temps long, La Mecque et Jérusalem apparaissent comme marginales. Quelles sont les grandes constantes stratégiques du Moyen-Orient ? Le milieu des mondes a-t-il un point d’équilibre ?

Le « milieu des mondes », au carrefour entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, se construit en effet sur les trois pôles de la Mésopotamie, de la vallée du Nil et de la « Syrie » au sens large des géographes grecs. Autant l’enjeu du contrôle de l’eau par un pouvoir centralisé génère très précocement des systèmes autoritaires en Irak et en Égypte, autant la diversité des environnements favorise en Syrie la pluralité des peuplements et des organisations collectives, cet espace devenant très tôt un sanctuaire des « minorités » produites au fil des siècles par les dissidences de l’un ou de l’autre des monothéismes. Il est en revanche frappant de constater que la péninsule Arabique, malgré le succès fulgurant de la conquête islamique dont elle est le berceau, est très vite abandonnée comme centre de pouvoir au profit de califats successivement installés en Syrie, en Irak et en Égypte. Ce sont les rapports de force entre ces trois pôles qui structurent longtemps le Moyen-Orient. Quant à Jérusalem, elle n’accède au plein statut d’Al-Qods, « Le Sacré », sa dénomination en arabe, qu’avec la contre-croisade menée avec succès par Saladin, qui reconquiert en 1187 la cité occupée par les Croisés en 1099. La contre-croisade musulmane ne se limite en effet pas au champ militaire, elle nourrit toute une littérature de mobilisation collective autour de l’impératif d’une restauration de la souveraineté islamique sur Jérusalem. Il faudra ensuite attendre le XXe siècle et le mandat britannique sur la Palestine pour que Jérusalem retrouve le statut de « capitale » qui était le sien lors du royaume croisé du XIIe siècle.

 

Ce triangle égypto-irako-syrien s’inscrit lui-même dans un ensemble plus large. Le Moyen-Orient est un objet de convoitise pour les grands empires de son voisinage immédiat, Byzantins et Sassanides, Ottomans et Safavides, ou plus lointain comme les États-Unis, dont vous adoptez le point de vue pour traiter des trente dernières années. Le Middle East a-t-il toujours été et est-il toujours la clé de l’hégémonie, comme pouvait l’écrire Alfred Mahan il y a un siècle ?

Le triangle égypto-syro-irakien est en effet enchâssé dans un ensemble plus vaste comprenant, dans le sens des aiguilles d’une montre, l’Anatolie, la Perse et la péninsule Arabique, trois espaces dont émergent au fil des siècles des empires à vocation hégémonique dans la région. Il faut bien distinguer de telles dynamiques, qui restent régionales, de la dévastation absolue que les invasions turco-mongoles infligent au Moyen-Orient, à partir de l’Asie centrale et à deux reprises, au milieu du XIIIe siècle, puis au tournant des XIVe et XVe siècles. Puis vient le temps des interventions impérialistes du XIXe siècle, auxquelles je consacre un chapitre spécifique, afin d’étudier dans un autre chapitre les évolutions propres aux sociétés et aux régimes du Moyen-Orient durant la même période. Et c’est en 1902 que l’amiral américain Mahan théorise le concept géopolitique de ce Middle East, dont le contrôle serait la clef de l’hégémonie mondiale. Mon dernier et dixième chapitre s’intitule « Vie et mort du Moyen-Orient américain », car il s’agit bel et bien, de 1990 à 2020, de la fin dans cette région d’un dessein hégémonique à prétention planétaire. Ni la Russie, déjà épuisée par sa campagne de Syrie au profit d’Assad, ni la Chine, concentrée sur ses investissements massifs dans des régimes que tout oppose, ne sont en mesure de se substituer aux États-Unis au Moyen-Orient. Mais il est évident que l’Union européenne ne pourra exister comme puissance respectée à l’échelle mondiale que si elle existe enfin comme puissance au Moyen-Orient. Puissance de projection de normes, de droit et d’institutions, j’insiste, et non puissance ayant tout misé sur le seul militaire, comme les États-Unis l’ont fait en enchaînant les fiascos que l’on sait. 

 

L’une de vos principales conclusions est l’échec de la formation dans la région d’une raison d’État, remplacée par une « raison de régime »   qui caractérise les autoritarismes contemporains. Les populations, qui doivent faire face à ces régimes dans une relation que vous qualifiez de « guerre », en sont les premières victimes. L’histoire et la culture politique du Moyen-Orient peuvent-ils être porteurs d’espoir pour elles ?

C’est effectivement ce message d’espoir que ce livre s’attache à porter, malgré une actualité saturée de violence, avant tout pour les peuples concernés. Car il n’y aura aucune stabilité durable au Moyen-Orient tant que perdurera le déni du droit pourtant imprescriptible de ces peuples à l’autodétermination. Ce déni s’est opéré en deux temps au XXe siècle, d’abord par les interventions impérialistes, puis par le détournement des indépendances au profit de dictatures militarisées. Les « printemps arabes », une expression à laquelle je préfère celle de « soulèvements démocratiques », aspiraient à secouer le joug de régimes qui se sont drapés dans leur souveraineté pour déclencher une guerre sans merci à leur propre population, avec le soutien actif ou passif de la soi-disant « communauté internationale ». Le résultat absolument désastreux d’une telle option a non seulement plongé les populations dans une tragédie sans précédent, mais a nourri l’hydre jihadiste, dont le terrorisme de masse s’est diffusé depuis le Moyen-Orient jusqu’en Europe et dans le reste du monde. Il faut ainsi remonter aux invasions de Tamerlan en 1400-01 pour retrouver un tel champ de ruines en Syrie. Mais les dictateurs et les jihadistes ne sont que les deux faces du même monstre, chacun se prévalant de l’autre pour nourrir sa propre terreur. C’est pourquoi il importe avec constance de retrouver la voix et de réhabiliter les droits de ces peuples qui, au XIXe siècle, avaient façonné une forme de « vivre-ensemble » moyen-oriental, aux antipodes des exclusions actuelles. Et qui, jusqu’aux putschs liberticides, avaient promu des régimes, certes imparfaits, mais pluriels et divers, sur un mode plus parlementaire que présidentialiste. C’est en renouant avec cette histoire de la région dans la longue durée que, j’en suis convaincu, la perspective d’un Moyen-Orient enfin rendu à ses peuples peut être rouverte, voire consolidée.