Marie-Anne Dujarier a reçu hier le Prix du livre RH 2022 pour son livre Troubles dans le travail. Nous republions à cette occasion l'entretien qu'elle avait bien voulu nous accorder il y a un an.

Marie-Anne Dujarier avait déjà interrogé ce que recouvre la catégorie de « travail » dans un livre consacré au travail du consommateur publié à La Découverte en 2008. Elle élargit cette fois son propos pour inventorier l’ensemble des significations du mot, retracer ses évolutions et montrer comment ces significations informent les institutions du travail. Celles-ci, explicitées, dans nos sociétés, d'abord par le droit, dictent des normes et des règles et en cela génèrent des régularités sociales, explique-t-elle. Avec le temps, elles peuvent toutefois s'éloigner de la réalité. Nous y sommes : les troubles dans la catégorie se retrouvent dans les institutions, si bien qu’il devient difficile de savoir de quoi l’on parle, ce qu’il faudrait faire ou simplement ce que l’on voudrait.

Marie-Anne Dujarier a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Le « travail » n’est pas qu’une catégorie de pensée scientifique, un concept, montrez-vous, mais aussi une catégorie de pensée et de la pratique ordinaire, qui informe la manière dont nous appréhendons une bonne partie de ce qui nous arrive. Il agrège trois significations distinctes : l’activité, le produit de celle-ci et l’emploi rémunéré, qui renvoient à des valeurs différentes et entre lesquelles il existe potentiellement de fortes tensions. Pourriez-vous, pour commencer, expliquer comment vous êtes arrivée à ce résultat ?

Marie-Anne Dujarier : Le « travail » est en effet devenu un mot central dans les théories disciplinaires : en sciences physiques et économie dès le XVIIe siècle, puis à l’époque contemporaine, en philosophie, psychanalyse et psychologie, sociologie, ergonomie ou sciences juridiques. L’histoire des idées dans le champ savant, telle que réalisée par Dominique Méda notamment, nous informe que les usages du mot « travail » comme concept sont remarquablement polysémiques, à l’instar de ceux qui lui ont pré-existé dans la société.

Le mot était en effet déjà mobilisé dans le langage vernaculaire depuis des siècles. La construction historique de cette catégorie de la pensée ordinaire peut être retracée à l’aide de dictionnaires de la langue française. Je me suis référée à vingt d’entre eux, depuis l’ancien français jusqu’à aujourd’hui. Les notices « travail », « travailler » et « travailleur » nous informent que depuis le XIe siècle « travail » désigne avec constance l’effort ou la peine que l’on se donne pour faire quelque chose, et notamment des enfants. Ce processus concerne les humains, mais aussi la vie intrapsychique (conscience, sentiments…), les animaux, les choses (bâtiment, bois, argent…) et les idées. Puis, à la fin du Moyen Âge, par métonymie, il est aussi utilisé pour dire « l’ouvrage », le résultat ou le fruit de cette activité. Enfin, à l’époque moderne l’usage du mot s’étend à l’idée de gagne-pain, puis, très nettement à partir de la Révolution, dans ses usages politiques et institutionnels, il est un quasi synonyme d’emploi.

Or, contre l’idée qu’il puisse y avoir « une » valeur travail, ces trois usages sociaux du mot portent des valeurs multiples. L’activité comme élaboration sensible et signifiante de l’action − son double invisible et pourtant si réel − est un processus par lequel se construit sens et santé. Sans elle, l’action devient proprement invivable. Le « travail » compris comme activité porte donc des enjeux de vie ou de mort pour le sujet. Lorsqu’il sert à désigner l’ouvrage, c’est-à-dire la transformation opérée sur le monde, il est traversé par les débats politiques. Ils portent sur l’utilité des productions, tout particulièrement à l’heure où celles-ci génèrent parfois la plus vertigineuse des désutilités si l’on en croit les spécialistes du climat. Enfin, les valeurs portées par l’emploi sont multiples et ambivalentes, puisqu’en France, le salariat est un rapport de subordination qui protège et octroie une identité sociale. Le « travail » dans ce troisième usage, met en jeu des valeurs de liberté, de subsistance matérielle et psychique, de justice sociale et de solidarité.

Le « travail » est donc devenu une catégorie de pensée ordinaire, disciplinaire et enfin institutionnelle, et s’est construit jusqu’à ce jour, dans la circulation entre ces trois champs. Ses significations sont porteuses de valeurs diverses, qui entrent régulièrement en tension, voir en contradiction. Elles ont pour caractéristique d’être triplement vitales et d’interroger ce que nous faisons au monde matériel, psychique et social. Nous comprenons alors comment le « travail » a pu se lester d’une charge morale si lourde, et faire l’objet d’une attention politique centrale.

 

Ces trois significations (l’activité, le produit et l’emploi rémunéré), qui ont pu présenter un temps une certaine cohérence, expliquez-vous, ont désormais tendance à s’autonomiser sous l’effet de transformations de la société. Pourriez-vous préciser ici tout d’abord les conditions de cet alignement (aujourd’hui mis à mal), où l’ « emploi » avait acquis une place dominante dans les institutions du travail ?

Dans la société fordiste d’après la Seconde Guerre mondiale, et jusque dans les années 1980, la catégorie de pensée et de l’action « travail » recouvrait des pratiques dans lesquelles l’activité, la production jugée utile et l’emploi rémunérateur étaient regroupés sous le chapeau du « travail » : l’agriculteur, l’ouvrier ou l’employée se donnaient la peine de produire des choses socialement valorisées (viande, voitures, assurances, électricité, soins ou éducation par exemple), dans le cadre d’un emploi dont ils, puis elles aussi, pouvaient vivre, fut-ce modestement. La croissance était alors liée à l’idée de progrès, voire de démocratie et d’une réduction des inégalités sociales.

 

Les troubles dans la catégorie proviennent de la fin de l’alignement de ces trois significations, montrez-vous. Le fait que l’utilité de la production puisse être désormais sérieusement questionnée, le fait que ce qui est identifié comme travail puisse ne pas être (correctement) rémunéré, ou a contrario que l’on voit se développer les revenus (du travail) hors toute activité productive, ou encore qu’une partie de celle-ci puisse être considérée comme pouvant ne pas donner lieu à rémunération, voire ne soit pas retenue comme productive, ou encore pour finir que de nouveaux modèles productifs semblent vider de leur contenu ces trois significations à la fois constituent autant d’exemples de troubles très sérieux de la catégorie, que vous illustrez à partir de nombreux cas empiriques. Pourriez-vous expliquer comment nous en sommes arrivés là et comment qualifier cette situation ?

Nous avons changé de monde. Effort et rémunération, production et subsistance, autant que croissance et démocratie ne sont clairement plus reliés. En fait, de nombreuses situations concrètes dissocient l’activité, la production utile et l’emploi dont on peut vivre. Six dissociations peuvent être relevées.

Premièrement, le maintien d’un chômage de masse induit la multiplication de statuts dégradés à son seuil, dont on ne peut pas vivre (travailleuses pauvres, stagiaires, emplois bradés pour les handicapés, SDF, prisonniers, services civiques, « activation des bénéficiaires » ou bénévolat comme marche pour obtenir un emploi…). Ici, femmes et hommes déploient une activité productive mais sans revenu décent. Deuxièmement, au sein du salariat même, se poursuit une négociation ininterrompue pour savoir ce qui est compté comme « du travail » ou pas : déplacements, heures supplémentaires, tâches bureaucratiques surimposées sur la tâche productive, implication de soi au-delà de la prescription, formation, échanges sur le réel de l’activité, notamment. Au même moment, troisièmement, nombre de pratiques sociales qui exigent des efforts importants et sont utiles à la subsistance, voire vitales, telles que les soins parentaux et domestiques, l’autoproduction, la vie psychique ou la participation politique, ne sont pas rémunérées ni inscrites dans les institutions du travail (du droit, des statistiques, des politiques publiques, de la médecine et des assurances « du travail »). À l’opposé, quatrièmement, il est possible d’obtenir des revenus sans rien faire ni rien produire d’utile. C’est évidemment et surtout le cas des rentiers et capitalistes. L’importance prise par la redistribution en France relativise aussi l’idée que le « gagne pain », dans notre société, provienne exclusivement d’un emploi pénible et utile. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du débat sur le revenu universel. Cinquièmement, de nombreux salariés qualifiés de « travailleurs » ont le sentiment de ne rien faire d’utile au monde dans le cadre de leur emploi. Les débats sociaux sur l’utilité des professions ont été ravivés par les confinements et peuvent faire dire que telle personne, pourtant salariée et active, « ne travaille pas », sous prétexte que ce qu’elle produit ne servirait à rien. Enfin, outre la croissance de la robotisation dont certains disent qu’elle « vole le travail » des humains, les nouveaux modèles économiques liés aux usages du numérique (crowdsourcing, datamining, places numériques de marché) et de la biologie (don et vente d’organes ou de tissus, essais cliniques…) questionnent le statut des pratiques productives réalisées par les femmes et les hommes hors salariat.

Alors est-ce qu’un algorithme, un Youtuber, une bénévole, une stagiaire, un compagnon d’Emmaüs, un cadre qui voyage le soir pour revenir d’une réunion, une mère au foyer, un militant, une femme qui donne un rein, ou un salarié qui a le sentiment de produire des choses inutiles dans le cadre de son emploi, « travaillent » ? Pour s’accorder sur ce point, il faudrait que nous nous entendions sur ce que recouvre la catégorie de pensée. Or plutôt qu’un accord, j’observe une prolifération de débats sociaux, savants et institutionnels, comme de doutes subjectifs à cet endroit. Tout se passe comme si la catégorie de pensée héritée n’exprimait plus l’état de notre société, laissant dans l’incertitude des plages entières de pratiques que l’on hésite à qualifier de « travail ». Ici, la conception étroite des institutions qui usent du mot « travail » pour désigner essentiellement l’emploi, entre en tension avec les usages ordinaires, savants et militants, qui considèrent aussi l’activité (physique, psychique, animale…) et ses productions, notamment dans une perspective écologique.

 

Vous suggérez en conclusion de déplier, autant que possible, les significations du mot pour qu’on sache de quoi l’on parle et que les institutions qui lui correspondent puissent progressivement être en meilleure adéquation avec la réalité sociale et historique. Non sans avoir rapidement examiné les différentes formes d’ajustements qui ont pu être proposés dans la période récente pour faire cesser ces troubles. Pourriez-vous expliquer pourquoi ces solutions vous paraissent encore rater leur objet et en quoi et comment le fait de « déplier » ces significations pourrait permettre de modifier la réalité, si c’est de cela qu’il s’agit ?

Nous sommes nombreux à observer que nos catégories de pensée sont troublées par les changements sociaux. Celle de « travail », et conséquemment celles qui ont été pensées comme son envers : « loisir », « consommation », « chômage », « jeu », « paresse » et même « capital », en fait partie. Des propositions ont alors été faites : une longue tradition critique, en appelle à « arrêter de travailler ». Depuis plus de deux siècles, des pamphlets évoquent ainsi « le travail » comme une agitation qui entrave la subjectivation, sert de police contre les pauvres et incite à l’enflure de soi. Mais l’expression « arrêter de travailler » ne dit pas s’il s’agit de suspendre toute action (et devenir aboulique), l’activité dans l’action (au risque de tomber malade), la production utile ou, plus probablement, s’il s’agit de s’extraire du rapport social d’emploi. Ce slogan est empêtré dans la polysémie du mot « travail », au risque de la confusion, voire du contresens. En réalité, ces mots d’ordre venant d’hommes forts actifs et productifs, visent l’emploi et même plus précisément le salariat.

Nous avons aussi assisté à une explosion d’expressions, dans la lignée de la proposition féministe des années 1970 lorsqu’elle plaidait pour parler de « travail domestique » : le « travail parental », le « travail de soin », « le travail bénévole », le « travail du malade », le « travail du consommateur », le « Digital Labor », le « travail militant », le « travail animal » ou le « travail de la vie », par exemple. Dans ces usages, le mot « travail » peut être entendu comme un acte langagier subversif et militant, critique des usages institutionnels qui ne reconnaissent pas ces pratiques comme du travail. Ce faisant, celles et ceux qui emploient ces expressions renforcent l’usage social de la catégorie, et l’étendent à toute action pénible productive, appropriée par autrui (le mari, l’employeur, l’association, l’État…) hors contrat d’emploi. Elles interrogent alors le statut qu’il faudrait leur attribuer.

D’autres discours et expériences visent au contraire à sortir de l’institution du travail par un retour à l’autoproduction, voire à l’autosubsistance. Il peut s’agir d’un geste individuel d’inspiration libérale ou anarchiste, ou visant à s’inscrire dans du commun. Ici la catégorie de pensée « travail » est abandonnée au profit du « faire », ou de l’activité. Le rapport d’emploi disparaît dans un idéal d’horizontalité. L’utilité des productions, elle, est repensée du point de vue de ses usages plus que de sa valeur économique.

Enfin, dans le champ savant, certains s’interrogent sur la pertinence de continuer à penser avec le mot « travail » alors que ses significations sociales et scientifiques sont troubles et propices à des quiproquos. Il me semble que déplier ce terme nous aiderait à penser les enjeux écologiques, sociaux et existentiels contemporains. Il s’agirait de nous émanciper des chausse-trappes de ce mot polymorphe, comme de la morale inflammable qui lui est accolée, tout en restant attentifs aux multiples enjeux qu’il charrie. Plutôt que « le « temps de travail » nous pourrions préciser s’il s’agit du « temps rémunéré », de celui « de l’activité » ou de celui de la « subordination », tant ces trois temps-là peuvent être différents ; nous pourrions évoquer la « médecine de l’activité », du « droit de l’emploi des vivants et de robots », ou encore préciser ce qu’il s’agit de libérer (l’activité, la production ou le marché ?) dans la revendication de « libérer le travail », par exemple.

Le trouble dans la catégorie de travail annonce que derrière lui, ce sont les institutions éponymes qui sont questionnées. Déplier ainsi les multiples significations et valeurs du « travail » peut participer d’un geste instituant, en outillant la pensée et la sensibilité avec davantage de netteté et de justesse et en offrant de considérer autrement leurs articulations pour penser ce que nous faisons au monde.