Synthèse riche et stimulante, ce court  ouvrage éclaire intelligemment une question des plus actuelles, et bouscule quelques poncifs.

Pour inaugurer la nouvelle collection intitulée "Contester" qui cherche à analyser les modes d’actions collectives (la grève, la manifestation, la violence révolutionnaire…) et leurs évolutions, Guy Groux et Jean-Marie Pernot analysent un phénomène bien trop souvent présenté comme une spécificité archaïque française dans le discours politico-médiatique dominant : la grève.


Une présentation éclairante des fondements historiques et des enjeux théoriques de la grève

Les auteurs présentent la grève, appréhendée sur la longue durée, comme une pratique conflictuelle intimement liée au contexte social et politique. À la "grève-rupture" (dont le parangon est la grève générale) de la période 1850-1920, qui a si longtemps marqué la conscience militante française, s’est substituée progressivement, mais avec une accélération nette après la seconde guerre mondiale, la "grève-institution" qui est productrice de nouveaux droits pour les travailleurs.
Un des intérêts majeurs de cette analyse réside justement dans cette présentation de la grève comme une illustration du "grand compromis social fondé sur l’emploi, l’action collective et la concurrence"   . En effet, les premières coalitions ouvrières ont eu pour but de supprimer la compétition entre travailleurs, en cherchant à imposer des normes collectives pour contrecarrer le capitalisme sauvage ; et la grève a été l’instrument majeur de ces luttes. Progressivement, les syndicats ont accepté la logique concurrentielle capitaliste, qui en retour a reconnu des contre-pouvoirs dans le monde de l’entreprise et des pratiques de rééquilibrage entre capital et travail. Il va sans dire que la place de l’État dans cet équilibre est primordiale.

Mais cette dimension "proactive", productrice de droits sociaux (à l’instar des célèbres accords de Grenelle de 1968), s’est effacé à partir des années 1980 au profit d’une défense des droits acquis, marquant le reflux des mouvements de grève et de la contestation visible. En effet, le compromis institué durant les Trente glorieuses s’effrite très rapidement en raison de la nouvelle donne induite par la mondialisation, laissant entrevoir d’autres formes de conflictualités.

Après avoir rendu à la grève son épaisseur historique, Groux et Pernot invitent le lecteur à prendre connaissance des approches théoriques du conflit social. Cette présentation salutaire n’est pas un simple inventaire des théories élaborées depuis la fin du XIXe siècle. Les auteurs pointent les limites des approches aussi bien économiques (les cycles économiques détermineraient les cycles de grève, par exemple), que les travaux des années 1960-70 interrogeant les questions de pouvoir dans l’entreprise (à l’instar des études de Tourraine ou de Mallet), rappelant que les facteurs à l’origine des conflits sociaux et de l’engagement des individus sont multiples et irréductibles à une cause unique. Surtout, Groux et Pernot contextualisent ces productions théoriques, et rappellent qu’elles portent sur la période précédente des Trente Glorieuses : elles ne permettent donc plus de rendre compte des conflits sociaux actuels. Ce reflux des théories est lié, de l’avis des auteurs, à celui de la conflictualité sociale dans l’ensemble des pays développés.


Du reflux des grèves en France et en Europe aux nouvelles formes de conflictualités sociales

Dans la seconde partie de l’ouvrage les auteurs analysent l’évolution quantitative de la grève en France depuis la fin des années 1970, afin d’interroger la prétendue singularité de la France en Europe.

Après avoir présenté de manière critique les instruments de mesure des conflits sociaux qui ne sont plus opératoires pour la période actuelle, Groux et Pernot dressent un tableau très éclairant des transformations des pratiques conflictuelles. Ils présentent les caractéristiques de la grève contemporaine : elle est partout en net recul (tant en nombre de grèves, de jour de grèves qu’en nombre de grévistes), reste principalement une pratique liée à l’industrie, et depuis les années 1980, la fonction publique a supplanté le secteur concurrentiel. Néanmoins, de nouveaux secteurs d’activité utilisent cet outil de lutte de manière croissante, comme les routiers ou le commerce. Toutes ces transformations que connaît la grève comme pratique conflictuelle sont à mettre en relation avec l’effritement du compromis social de la période des Trente Glorieuses : mondialisation, flexibilité et précarité accrues, affaiblissement des syndicats ont mis fin à la grève comme outil principal de contestation sociale.

Ces transformations affectent en réalité tous les pays industrialisés, depuis les années 1980. C’est donc à une étude comparatiste très intéressante que les auteurs s’attèlent. En passant en revue les particularités historiques, politiques et juridiques de différents pays, Groux et Perrot ébranlent bien des idées reçues, savamment entretenues par certains médias et une partie de la classe politique : la France est en queue de peloton en ce qui concerne les conflits sociaux (alors que le Danemark par exemple détient de nombreux "records"). La seule spécificité française réside dans la prééminence du secteur public dans les grèves.

Néanmoins, les auteurs s’attachent à souligner une double dynamique qui serait susceptible de remplacer la centralité de la grève dans les conflits sociaux au niveau national : la grève européenne et l’émergence de "nouvelles conflictualités" locales. Concernant les mouvements de grève européens, des handicaps multiples limitent leur efficacité tels que la faiblesse du syndicalisme européen, la prégnance des intérêts nationaux chez les salariés, les différences juridiques nationales en matière de grève…

La seconde dynamique, évoquée en conclusion, constitue le point fondamental de leur ouvrage : "le déclin de la grève n’est pas synonyme du dépérissement de la conflictualité sociale"   ; c’est davantage la centralité de la grève (comme institution) dans les conflits sociaux qui a disparu. Les mobilisations se sont renouvelées et se sont intensifiées avec les transformations de l’appareil productif, nous sommes désormais dans une logique de "grève froide" (débrayage, défilés dans les ateliers, harcèlement verbal…). Conflits multiples et polymorphes, quasi invisibles, ils vont de pair avec l’occupation de l’espace public par la manifestation et de l’espace médiatique par des actions spectaculaires (à l’instar de l’acide de Cellatex). Surtout, d’après les auteurs, ces "nouvelles conflictualités" prouvent que l’esprit originel de résistance et de coalition perdurent parmi les salariés.

Ainsi, La Grève de Groux et Pernot est un ouvrage de synthèse, dense et intellectuellement stimulant tant en raison de sa volonté de briser les idées reçues que de son parti pris optimiste quant à l’avenir de la conflictualité sociale, mêlant approche historique, théorique et empirique. À noter que les récentes mobilisations semblent donner raison aux auteurs, du moins en partie : les nombreux débrayages chez la Redoute ou encore les conflits chez Coca-Cola ayant notamment permis des créations d’emplois et une relative hausse des salaires.



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Crédit photo: Flickr.com/ Andrew Ciscel