Alain Viala est professeur à l'université d'Oxford et professeur émérite à la Sorbonne nouvelle. Il dirige la nouvelle collection "Les littéraires", lancée il y a quelques semaines aux éditions PUF, et qui compte actuellement deux titres : Histoire du pastiche de Paul Aron et La France galante d'Alain Viala. Cette nouvelle collection propose une approche de la littérature qui abat les cloisons entre les publics, les genres et les disciplines : étudiant l'ensemble du champ littéraire sans exclusive, elle cherche à faire dialoguer la littérature avec l'histoire ou encore les arts, en s'adressant à un public large d'amateurs de textes.


nonfiction.fr : Pourquoi avoir choisi de lancer une nouvelle collection d’essais consacrés à la littérature ?

Alain Viala : Pour moi, c’est un pari fondé sur une conviction. Les collections d’essais historiques et critiques autour de la littérature déclinent et se vendent mal depuis deux ou trois décennies ; après la génération de Roland Barthes et Jean-Pierre Richard – pour citer deux noms marquants – il est advenu un étiolement. Des collections végètent ou cessent. La première différence des "Littéraires", c’est qu’elle se lance quand les autres s’essoufflent et renoncent. Pourquoi cet étiolement  ambiant ? Les uns disent que c’est l’effet d’un déclin d’ensemble de la littérature. Ce discours me paraît étroitement français, parce que la production littéraire dans le monde n’est pas en déclin, au contraire. Certains disent aussi que c’est la littérature française qui décline, comme le français décline dans le monde. Mais même si la littérature française déclinait, d’autres sont en verve et qui plus est je ne pense pas qu’elle décline. L’essoufflement des essais critiques n’est pas non plus dû à un manque de production ; on en écrit plus que jamais. Mais peut-être que les usages ont changé. Après la "génération dorée" que j’évoquais à l’instant, combien ont voulu faire comme elle, écrire dans le même style, combien de Barthes au petit pied ? de faux Genette, d’infra Foucault ? Tandis que d’autres se sont repliés sur l’érudition, qui est une belle et bonne chose, je suis un fervent de la philologie, mais quand elle s’empile sans faire naître des interrogations et des réflexions, elle se stérilise. Bref, deux systèmes différents, l’essayisme snob ou le savant sombre, mais en fait un même espace et un même problème, une littérature repliée sur elle-même dans une critique qui s’enferme dans un échange étroit entre spécialistes de micro-spécialités. Le pari, c’est qu’on peut sortir de ce cercle étroit, sinon vicieux.

La conviction, c’est que "le besoin qu’on nous raconte des histoires" est éternel, le besoin de mettre des mots sur nos interrogations, inextinguible. C’est la fonction du mythe, décrite par Tournier dans Le Vent Paraclet et, pour le besoin des mots, il a été superbement inscrit par Quignard dans Abymes. Où justement il dit que telle est "la tâche des littéraires". Le pari, c’est de sortir de la morosité en misant sur la réalité de la force vive, une littérature ouverte  et diverse, sur ce que font ces "littéraires", auteurs, critiques, lecteurs, quand ils ne restent pas enfermés entre eux.


nonfiction.fr : À quel public vous adressez-vous ? Y a-t-il une volonté d’élargir le lectorat au-delà des étudiants et des universitaires ?

Alain Viala : Oui, cette volonté existe ; parce qu’il existe une nécessité liée à une question de déontologie. L’université a la mission de faire de la recherche et de former des étudiants, et elle a aussi une mission citoyenne de première importance : diffuser les acquis de la recherche pour nourrir la réflexion collective. Il faut donc des ouvrages à la fois riches de contenus et lisibles. Or aujourd’hui, la production de travaux solides, fondés sur de vraies recherches, est diffusée sous forme d’ouvrages en général très chers et tirés à très peu d’exemplaires, que donc bien peu de gens achètent et dont la diffusion se limite pour l’essentiel aux bibliothèques spécialisées, ou alors sous forme de manuels à usage des étudiants. Entre les deux, un vide s’est creusé. Quand un universitaire veut s’informer sur un sujet un peu ouvert et qu’il ne peut passer tout son temps à ne lire que des thèses de micro-spécialité, il ne trouve plus guère de lecture neuve, et les étudiants, au-delà de leurs manuels et des livres micro-spécialisés et hors de prix qu’ils ne lisent pas, ne trouvent pas non plus de quoi nourrir leur réflexion. L’état des lieux n’est donc pas heureux dans l’espace universitaire. Mais de plus, après le premier cercle universitaire, il y en a bien d’autres : les enseignants des autres degrés et des autres disciplines, les bibliothécaires, les gens de théâtre, les gens de l’édition, les artistes, les auteurs eux-mêmes ! Et puis des foules de curieux qui sont des liseurs, parmi les gens diplômés ou parmi les autodidactes. Et tous ceux-là sont directement concernés par la mission de diffusion des savoirs et de participation à la réflexion. Et ils ont une culture littéraire riche et vivante ! Alors oui, pour une université citoyenne et une culture ouverte, l’enjeu est bien d’élargir le lectorat.

Cela n’est pas simple, car nous sommes dans une économie de marché, les éditeurs y obéissent, et dans une logique capitaliste – voyez les grands groupes qui accaparent les maisons d’édition – où ils cherchent le profit au plus court terme possible. Si la loi du profit tend à stériliser la pensée, il faut réagir ; pour ma part, je l’ai entrepris plusieurs fois, de diverses façons – mais ce serait une longue histoire, restons au présent – je l’essaye encore, avec une maison d’édition un peu particulière.


nonfiction.fr : Dans la présentation de la collection, vous écrivez que "sa raison d’être est simple : rien de littéraire ne nous est étranger". Cherchez-vous à témoigner, à travers "Les Littéraires", du fait que la littérature et ses problématiques, contrairement à ce que l’on peut parfois en dire, concerne toute le monde et qu’elle peut relever de préoccupations communes.

Alain Viala : Oui. Je redis oui, oui, et trois fois oui. Sous une forme ou une autre la littérature est présente dans la vie de la grande majorité des gens. Ce n’est pas seulement une affaire d’académies, ni de professeurs et d’élèves. On lit dans le métro, on lit pour s’endormir, on va voir au cinéma l’adaptation de L’amour au temps du choléra, on regarde la série des Maupassant à la télé, etc. Voilà une réalité. Dans cette circulation de mots, de textes, de discours et d’images, ce sont des idées et des sensibilités qui circulent, qui s’affirment, se confirment, se ressassent ou se transforment. Voilà une seconde réalité. Que la littérature touche à des préoccupations communes, c’est une évidence. Mais quelles préoccupations ? Voici encore une troisième réalité : au fil du temps, les formes, les pratiques et les propositions qui s’expriment là ont été multiples et souvent contrastées voire contradictoires. Nombreux sont ceux qui ont explicitement revendiqué le rôle des Lettres dans le débat idéologique, moral et politique. Faut-il rappeler les prises de position et de risques de Victor Hugo, de la littérature engagée sous toutes ses formes et en tout temps, de Bossuet, de Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau... ? Faut-il rappeler encore, par exemple, que la tragédie grecque parlait à la Cité de question telles que la vendetta et la vengeance, la responsabilité individuelle et collective ? Faut-il enfin rappeler que même Baudelaire, le chantre de la quête du Beau, écrivait que dans toute œuvre d’art bien faite il y a un message de morale (mais il laissait le soin au lecteur de le découvrir) ?

La littérature parle sans cesse de questions qui concernent la collectivité, mais elle le fait dans la diversité et parfois la contradiction. Et de cela, il faut en rendre compte. Le but n’est pas de privilégier telle ou telle conception mais de mettre sur la table un maximum d’informations sur toutes ces dimensions des pratiques littéraires. L’homme ne vit pas que de pain et de technologie, pas non plus que de culte de l’art pour l’art ; si la littérature c’est tout le reste, c’est immense, ce sont nos peurs, nos colères, nos joies, nos doutes, et le littéraire c’est ce qui met en mots chacun de ces registres de perception du monde, de la société et de soi.


nonfiction.fr : Si l’on regarde le calendrier des parutions annoncées, on s’aperçoit que dans "Les Littéraires", Racine voisinera avec San Antonio. Voulez-vous dépasser le clivage entre ce que l’on peut appeler la "grande" littérature  et la littérature dite populaire ?

Alain Viala : Grande et petite littérature, qu’est-ce que cela veut dire ? D’abord, que signifie "littérature" ? Chacun sait bien que ce terme a pris, il y a un peu plus d’un siècle et demi, un sens restreint chez certains, qui veulent le réduire à une sorte de quête purement esthétique, ou à une mystique de l’esthétique. Comme si esthétique ne signifiait pas d’abord "façon de ressentir" ; et si les façons de ressentir n’étaient pas des enjeux communs fondamentaux. Et comme si "littérature" n’avait pas aussi un sens plus large. Il suffit de revoir par exemple comment Mme de Staël le définit. De même qu’il y a des foules de propositions littéraires différentes, il y a des conceptions différentes de la littérature. La dire grande ou petite, c’est déjà une prise de parti. La Princesse de Clèves relevait du genre de la nouvelle historique et galante. Quand elle a paru, certains autres auteurs considéraient ce genre comme un genre mineur, vulgaire, affaire de femmes et de gens de peu de doctrine. Est-ce de la "petite" littérature ? Et les Contes de Perrault ? Et le roman, qui a été regardé longtemps comme un genre populaire et vulgaire ? Les apports novateurs se sont faits souvent par des formes d’abord tenues pour secondaires ; qu’on pense au récit policier et à Edgar Poe par exemple. Ce clivage est stérile s’il est posé comme une réalité en soi. Il existe des tragédies tout à fait conformes aux règles de la "grande" tragédie et qui sont des navets, des poèmes lyriques pleins de prétention et qui sont insipides et des œuvres de science-fiction qui font bouger des choses. Le premier travail consiste, je me répète encore, à mettre les informations à disposition de tous et à alimenter la réflexion, à partir de quoi les lecteurs jugent. Le respect des lecteurs est une valeur décisive : il ne s’agit pas de juger à leur place, mais de nourrir leur jugement.

Alors, pour éviter les débats oiseux que risquent d’induire les connotations restreintes que certains ont collées au mot "littérature", j’ai dit tout à l’heure "les Lettres". De même, pour refuser réflexions engluées dans des préjugés, parfois il est bon de dire "le littéraire", de manière à garder un terme ouvert. C’est ainsi que procède le Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire, en regardant les usages et les pratiques et non un clivage à priori. De même encore, on a fait un Dictionnaire du Littéraire. Et la collection a pris le nom des "Littéraires" pour signifier que l’espace littéraire est plein d’enjeux de réflexion commune et pour affirmer que le but est de tenter d’en rendre compte du littéraire dans toutes ses dimensions, sans exclusive et sans qu’aucuns prétendent l’accaparer.


nonfiction.fr : Les titres de la collection, et notamment votre livre La France galante, témoignent d’une volonté de croiser les disciplines et de faire de l’étude de la littérature un point à partir duquel il est possible d’analyser des  questions artistiques, sociales, historiques. Était-ce selon vous quelque chose qui manquait ou qui avait quelque peu disparu ?

Alain Viala : Quand Barthes publiait son article "Histoire ou littérature ?", où quand Todorov lançait sa Poétique et la collection qui portait ce nom, ils disaient qu’il fallait se concentrer sur le texte en soi et opéraient une coupure entre texte et contexte. C’est daté. Je pourrais développer les raisons qui les poussaient, mais je passe, je l’ai fait ailleurs, et puis c’est passé. Reste que durant toute une génération, ce clivage a entretenu l’essayisme snob d’un côté et de l’autre, chez ceux qui le refusaient, le repli sur l’érudition en soi.  Une remarque s’impose : en fait, les uns et les autres partageaient une vision de l’histoire littéraire telle qu’elle s’est forgée il y a deux siècles bien comptés (depuis Batteux et La Harpe en fait). Donc ils tenaient comme allant de soi que la littérature est inscrite dans des cadres historiques qui l’expliquent. Mais ces cadres ont eux-mêmes été le produit de situations historiques et politiques (le nationalisme français au milieu des nationalismes européens). Le capitalisme et l’impérialisme avaient profit à poser des cadres qui affirmaient une supériorité de l’Europe, et, en France, de la France. Du coup, comme l’enseignement des Lettres a une place centrale à l’école, ces idéologies l’ont chargée de transmettre ces façons de voir et de ressentir. Et foule d’intellectuels ont vécu sur cet acquis. Mais si l’on veut respecter la déontologie des Lettres, il faut s’imposer le respect de l’interrogation historique. Et donc souvent déranger les cadres préétablis. Les Lettres, et la culture dans son ensemble, sont de l’histoire accumulée, de l’interrogation identitaire qui passe à travers des récits et des mots, les mythes et les mots dont je parlais tout à l’heure en citant Tournier et Quignard. Donc le littéraire est toujours riche d’enjeux sociaux, historiques, idéologiques, etc. Aussi est-il nécessaire de faire de cela une histoire globale. Elle se construit par segments et diverses démarches peuvent y contribuer. Examiner la grande littérature et la petite, si l’on veut parler ainsi, Racine et San Antonio, en fait partie. Envisager un thème – par exemple le carrosse en littérature –, un registre – par exemple le tragique –, un procédé d’écriture – par exemple le pastiche…

Pour ma part, dans La France galante, j’ai entrepris une histoire globale d’un cas sensible. La galanterie, c’est en effet à la fois une manière littéraire et artistique et un modèle de comportement et de sociabilité. Elle touche à toute sorte de genres, poésie, théâtre, romans, essais, mais aussi livrets d’opéra. Par là, elle rejoint les arts, la musique, le spectacle, mais aussi la peinture. En même temps, elle se veut un modèle de distinction sociale pour des élites nouvelles et un modèle éminemment français. Et elle donne une vigueur sans précédent à la revendication du respect des femmes. En deux mots, c’est à la fois une esthétique et une éthique. Les liens entre le littéraire, l’artistique, le social et le politique y sont insécables. Ils concernent d’ailleurs aussi la morale, la religion, voire la médecine… Ajoutez à cela que ce modèle a fait l’objet de polémiques, qu’il est au cœur des querelles qui peuplent le XVIIe et le XVIIIe siècles. Et qu’il a fait l’objet de détournement, par jeu, dans des pratiques du pastiche, et par enjeu politique, pour attaquer Louis XIV qui en avait fait l’esthétique et l’éthique dominantes de son règne. Quand on procède ainsi, l’histoire culturelle devient en effet globale. Mais pas à la façon de ceux qui supposent une "encyclopédie commune" sans se demander de qui elle est le fonds commun et d’où elle vient, mais au contraire, en regardant comment se forge et se répand un modèle et comment il fait l’objet de conflits. Alors les interrogations viennent en foule. Alors on est conduit à regarder autrement les œuvres de La Fontaine et de Mme de La Fayette, de Molière et de Lully, de Watteau et de Marivaux, de Rousseau et de Rameau (Verlaine, Morand, René Clair et Doisneau viendront dans le volume suivant). On est aussi amené à regarder autrement les clichés du classicisme et du baroque. Et surtout, on est conduit à regarder les œuvres littéraires et artistiques non pas comme des reflets ou des "produits" de l’histoire politique et sociale ou de l’histoire des mentalités, mais comme des réalités actives dans cette histoire. Bien autant que l’histoire "explique" les œuvres, ce sont les œuvres qui interrogent l’histoire, qui nous permettent de nous interroger sur l’histoire, notre histoire. Les interrogations des textes sont pleines de vertus. L’art et la littérature comme lieux d’interrogations sur le monde et "Les littéraires" comme un moyen de faire vivre ces interrogations et les partager, c’est ce que j’invite tous les jeunes et moins jeunes à mettre en jeu.


Entretien réalisé par mail par Bastien Engelbach