Le savant Rachi de Troyes (1040-1105), rabbin et vigneron, offre une lecture étonnamment concrète et vivante des livres dits historiques de la Bible.

Lorsque Moïse, au moment de mourir, fait la recommandation suivante à Josué : « Que le livre de cette Loi soit toujours sur tes lèvres : médite-le jour et nuit afin de veiller à agir selon tout ce qui y est écrit. » (Jos 1, 8)   , le prophète ne fait que souligner la nécessité pour la Bible d’être constamment interprétée. Le statut d’exception de la Torah est ainsi assuré par les lectures et interprétations successives qui se tissent les unes aux autres au fil des siècles. Si Esdras incarne la posture interprétative de la Bible (Es 7, 10), rabbi Salomon ben Isaac de Troyes, dit Rachi (1040-1105), demeure sans doute l’un des plus grands commentateurs de la Bible. Son œuvre est non seulement appréciée pour ses commentaires du Talmud de Babylone    ainsi que pour ses responsa   , mais aussi pour son commentaire linéaire de la Torah, des Prophètes et des Hagiographes.

C’est précisément une partie des commentaires des Prophètes qui fait l’objet du présent volume. Succédant à un premier opus qui présentait le Pentateuque commenté par Rachi, l’ouvrage, comprenant les livres de Josué, des Juges, de Samuel I, II et des Rois I, II, expose intégralement le texte biblique traduit de l’hébreu agrémenté des commentaires de Rachi   . Gilbert Werndorfer, spécialiste du judaïsme, a travaillé sur la version hébraïque du texte du savant troyen et sur deux versions en anglais  

Un commentaire continu du texte biblique

Une telle présentation a le mérite pour le lecteur de confronter directement le texte aux commentaires du maître champenois, ce qui permet d’appréhender au mieux le style d’exégèse inauguré par le rabbin. Il s’agit en effet d’une exégèse biblique qui recourt à la fois à l’explication littérale et à l’explication midrashique   . Le savant propose ainsi un commentaire continu, accessible à tous   , répondant aussi bien aux problèmes de fond et de forme posés par le texte biblique.

On peut repérer différents types de notes, au moyen desquelles Rachi commente les écritures : dans les exemples suivants, les commentaires sont signalés en gras. Certaines visent à préciser le moment de l’action : « Et Josué dit aux prêtres (Jos 3, 5) : Le lendemain ». D’autres explicitent une précision donnée par le texte : « de toutes sortes d’instruments de bois de cyprès  (2 S  6, 5) : A partir de laquelle les instruments de musique sont construits ». D’autres apportent un éclairage historique : « Les rois entrent en campagne (2 S 11, 1) : Il y a une période de l’année où il est de coutume que les armées sortent ; quand la terre est prospère et que les chevaux trouvent de la nourriture dans le champ. »

D’autres notes encore concernent la langue elle-même : « Tinter  (1 S 3, 11) : C’est un mot similaire à tsiltsélim « cymbales », « tintiner » en  vieux français ». D’autres réfèrent à la portée symbolique du texte : « Vers le Ghihôn (1 R 1, 33) : Guih’on est le puits de Chiloah. De là vient (la coutume) de ne pas oindre les rois sauf au puits, pour symboliser ainsi que son royaume sera sans fin comme les eaux d’un puits ». Enfin, une dernière catégorie de notes trouve sa source dans des lectures targoumiques   , notamment  à travers le Targoum de Yonathan   qui concerne principalement les livres des Prophètes  

Du sens littéral au sens mystique

Ce qui est frappant ici, c’est la capacité que possède Rachi d’envisager le texte biblique dans toutes ses dimensions, depuis le sens littéral jusqu’au sens symbolique en passant par des considérations d’ordre linguistique, mais aussi la façon dont il inscrit ses travaux dans la tradition exégétique juive et rabbinique. En recourant systématiquement par exemple dans ce volume au Targoum de Yonathan, le rabbin français permet d’accéder non plus au seul sens littéral ou reconnu dans la tradition juive (le pshat) mais également au sens mystique (le sod). C’est précisément la combinaison de ces différents niveaux de sens - nourrie à la fois du travail de commentateurs anonymes   et du corpus midrashique - qui constitue l’originalité même de l’exégèse de Rachi, toujours soucieuse de suivre la cohérence du texte biblique à travers l’unité syntaxique et thématique de l’Ecriture. 

Emerge ainsi, à la suite de l’école espagnole - qui privilégiait dans l’exégèse juive de la Bible les domaines grammaticaux et lexicographiques   -, l’école dite française, prenant sa source en France du nord et insistant sur la compréhension du texte biblique dans son sens premier et la nécessité d’en proposer une traduction exacte   . De ce point de vue, l’exégèse du maître champenois constitue une source précieuse aux yeux des linguistes du Moyen Age en ce qui concerne le vieux français.

Le verger champenois de la connaissance

Dans le prolongement de cette attention accordée au fonctionnement de la langue se manifeste aussi un vif intérêt pour la vie quotidienne des villages et des campagnes (n’oublions pas que Rachi était vigneron avant d’être un exégète reconnu). Ce qui ne laisse pas en effet d’interpeller le lecteur, c’est la façon dont les commentaires du savant troyen se confrontent en permanence à la chair du texte, en en assumant notamment la dimension concrète et matérielle. Certaines notes ont ainsi trait à la nature du pain   , à celle de l’huile   , de la farine   , du vin   ... D’autres se rapportent à des considérations techniques (notamment concernant la construction du Temple de Salomon en 1 R 6-8) ; d’autres encore à des considérations médicales (les hémorroïdes par exemple en 1 S 5, 6). Comprenons que le talmudiste privilégie en réalité le sens premier du texte et non les savantes analyses théologiques que l'on peut parfois rencontrer dans ce type de travail.

Par-delà l’aspect pratique des commentaires de Rachi se dessine l’enjeu même de l’exégèse du maître champenois : approfondir la relation entre Dieu et l’homme, dessiner les contours d’une anthropologie religieuse qui relit le don du Sinaï et l’Alliance à la lumière d’une vie humaine dont les bénédictions sont à trouver, pour l’exégète, au cœur même du quotidien, dans ce qu’il est coutume d’appeler, dans la tradition juive, le verger de la connaissance   . Que la sempiternelle question : « Que dit Rachi ? » parcoure et féconde encore de nos jours la tradition juive signe sans conteste la grande vitalité de l’exégèse de Rachi.