La collection ''À présent'' des éditions Larousse publie un nouveau dictionnaire. Un outil très complet et pratique pour un lecteur averti.

Dans son discours de Bercy du 29 avril 2007, le candidat à l’élection présidentielle Nicolas Sarkozy appelait à "liquider une bonne fois pour toutes l’héritage de 68", responsable selon lui d’avoir "imposé un relativisme culturel et moral", d’avoir "liquidé l’école de Jules Ferry, qui était une école de l’excellence", "du mérite", du "respect", "du civisme". Plus encore, "l’héritage de Mai 68 a introduit le cynisme dans la société et dans la politique", "le culte de l’argent roi, du profit à court terme, de la spéculation".

C’est par ce discours que Jacques Capdevielle et Henri Rey débutent l’introduction du Dictionnaire de mai 68. Respectivement spécialiste du syndicalisme et des mouvements sociaux et spécialiste des partis politiques et de la crise urbaine et tous les deux directeurs de recherche au centre de recherches politique de Sciences-Po (Cevipof), les deux coordinateurs de cet ouvrage montrent ainsi l’acuité de cet événement dont on fête cette année le quarantième anniversaire. Acuité de l’événement ou plutôt acuité de la mémoire de cet événement, Jacques Capdevielle et Henri Rey soulignant la "place importante [de Mai 68] dans les références que les Français entretiennent avec le passé de leur pays", bien devant la fin de la guerre d’Algérie ou l’alternance politique de 1981.

Et c’est bien là l’intérêt essentiel de l’introduction de ce nouveau dictionnaire publié par les éditions Larousse : après une rapide ébauche des causes de Mai 68 par les directeurs de l’ouvrage, Marie-Claire Lavabre et Marion Charpenel, dans leur contribution - dont le titre s’inspire volontairement des paroles prononcées lors du discours de Bercy ("Liquider l’héritage" ?) - réalisent en quelques pages une ébauche d’histoire de la mémoire de cet épisode, depuis les lendemains même de l’événement jusqu’à nos jours, soulignant bien que "les effets de mai 68 intéressent plus que les causes"   . Insistant sur son importance croissante dans la mémoire des Français (64% des Français interrogés lors d’un sondage en 2000 considéraient que mai 68 était un des deux événements les plus importants depuis la Seconde Guerre mondiale), Marie-Claire Lavabre et Marion Charpenel soulignent ainsi : "ce sont bien les conséquences, les traces et les évocations qui constituent [Mai 68] comme tel, dans la durée"   . Elles montrent ensuite l’évolution qui a conduit à cette prépondérance dans la mémoire collective : cette importance serait due, selon l’expression empruntée à l’historien Jean-Pierre Rioux, à la "construction d’un Mai mythique"   à partir de la fin des années 1970, Mai 68 devenant avant tout "synonyme de révolte étudiante et de libération des mœurs"   , l’antigaullisme et les luttes ouvrières se trouvant alors relégués au second plan. Ainsi, Marie-Claire Lavabre et Marion Charpenel de faussement s’interroger : "Est-il permis de dire que l’appauvrissement qualitatif du souvenir de Mai 68 est la condition de son enrichissement quantitatif (de son appropriation par le plus grand nombre) ?"   .

Cependant, malgré cette évolution, la mémoire de mai 68 reste bien clivée selon le positionnement gauche-droite mais aussi selon les différences de génération : il existe bien des mémoires de mai 68 et non une mémoire unique et consensuelle. Ainsi, "les sympathisants de gauche accordent beaucoup plus d’importance aux événements de Mai 68 que les sympathisants de droite"   . Toutefois, les attaques engagées par la droite pendant la campagne présidentielle semblaient aller contre l’image toujours plus positive de Mai 68 dans l’opinion. Ceci n’empêcha pourtant pas le procès de l’"idéologie de 1968" de remporter une large adhésion au sein de la population, en raison d’une attitude ambiguë d’une partie de la gauche se démarquant des valeurs associées à Mai 68, comme l’esprit libertaire et le refus de l’autorité. D’un autre côté, défenseurs de Mai 68 au sein de la gauche se contentaient de maintenir une "image mythifiée, toutes aspérités gommées ou récusées (les grandes grèves), toute avancée condensée (l’éclosion du mouvement féministe) et tout progrès politique et social, au sens large, édulcoré"   . Marie-Claire Lavabre et Marion Charpenel rappellent malgré tout que "la mémoire n’est pas seulement choix du passé, elle est aussi poids du passé" : ainsi Nicolas Sarkozy, pourfendeur de Mai 68, appelait de ses vœux, quelque temps après son élection, à un Grenelle de l’environnement…  

Et c’est après cette étude sur la mémoire de Mai 68 que les directeurs de l’ouvrage opèrent un rappel historique des faits, de la révolte étudiante (le "mai étudiant") et les grandes grèves ouvrières (le "mai ouvrier") jusqu’à la crise politique (le "mai politique"), qui s’achève au soir de la victoire électorale gaulliste du 30 juin   , qui clôt également l’ensemble de l’épisode commencé au début de mois de mai 1968. Cet événement a préalablement été replacé de manière pertinente dans la longue durée des années 1960 en France   , ce qui permet, sans tomber dans la téléologie, d’expliquer en grande partie la spécificité du Mai français : "Non seulement une grève très importante, la plus grande jamais intervenue dans notre pays, se greffe sur le mouvement étudiant, mais celui-ci se réclame en retour et en grande partie de façon spontanée d’une tradition révolutionnaire appartenant à l’histoire sociale et/ou aux traditions du mouvement ouvrier, aux antipodes d’une modernité revendiquée à gauche comme à droite par la classe politique mais décriée par les contestataires   ". De fait, la modernité promue au sommet de l’État et la confiance largement partagée dans les progrès scientifiques et la croissance économique s’accompagnaient également de la montée des tensions sociales, du fait d’un "sentiment d’injuste répartition des fruits de la croissance et d’une moindre confiance dans l’avenir   ". Les années 1960 voyaient aussi l’explosion des effectifs des étudiants, avec une hausse de 224% entre 1958 et 1968, sans que les différentes réformes menées sans plan d’ensemble ne fassent taire les critiques reprochant à l’Université d’opérer une "sélection non dite entre une minorité d’héritiers et une majorité de futurs chômeurs"   .

Par ailleurs, si la singularité du Mai français est soulignée, Gustave Massiah replace l’événement français dans un contexte mondial   , soulignant l’émergence dans plusieurs régions du monde de ce qu’il qualifie d’"internationale étudiante"   , née de l’opposition aux guerres coloniales (Algérie, Vietnam,…) et se radicalisant dans l’affrontement avec les forces de l’ordre. De plus, ces mouvements vont peu à peu passer d’une contestation des institutions universitaires et de leur rôle à une "critique radicale de l’évolution des sociétés"   et entrer alors sur le terrain des luttes politiques et sociales. Ainsi, Gustave Massiah souligne que les affrontements vont se multiplier dans de nombreux pays, donnant à la contestation un caractère universel, notamment avec les manifestations se déroulant dans les démocraties populaires à partir d’octobre 1967, notamment à Prague et à Varsovie, même s’il aurait peut-être ici fallu plus insister sur la spécificité de luttes se déroulant au sein de régimes politiques non démocratiques par opposition à la situation de la France, de l’Italie ou de l’Allemagne notamment. Outre les États-Unis, d’autres pays que les seuls pays européens furent touchés par la contestation étudiante : Mexique, Egypte, Pakistan, Sénégal,…

Cette volonté de replacer le Mai français dans un contexte spatio-temporel plus large que les simples faits se déroulant de début mai à fin juin 1968 se retrouve dans le cœur du dictionnaire, les différentes entrées allant de Bob Dylan et les Beatles en passant par les Black Panthers à des entrées par pays (Japon, États-Unis, Espagne,…). S’agissant de l’événement lui-même, on retrouve des biographies de tous les acteurs centraux du Mai 68, non seulement ceux du mai mythifié, invités des différentes émissions commémoratives de l’événement (avec avant tout la personne de Daniel Cohn-Bendit), mais aussi ceux du mai réel, celui des grandes grèves (Georges Séguy, secrétaire général de la CGT) ou du mai politique (De Gaulle, Mendès France, Mitterrand, Pompidou,…), des entrées sur "les événements dans l’événement" (meeting de Charléty du 27 mai ; manifestation pro-gaulliste du 30 mai sur les Champs-Elysées ;…) ou sur les différents acteurs institutionnels (partis politiques, organisations étudiantes, organisations syndicales,..) ou encore sur les différents concepts-clé de  68 (mandarinat, libération,…).

Ce dictionnaire très complet aurait pu être enrichi d’entrées sur la presse en général en mai 68 ou sur des journaux en particulier, la presse écrite étant alors un élément essentiel d’informations du fait du contrôle de l’information audio-visuelle, puis de la grève qui touche l’ORTF (très bien expliquée dans l’entrée "ORTF" du dictionnaire) et étant elle-même touchée directement par les événements (grèves des imprimeurs CGT, "contrôle" de l’information par la Fédération du livre, occasionnant des incidents à France Soir ou au Figaro)   .

Enfin, si la bibliographie placée en fin d’ouvrage est très complète, elle est malheureusement organisée de manière alphabétique et non thématique et aurait beaucoup gagné à être placée à la fin des différentes entrées, facilitant l’utilisation de l’ouvrage. Celui-ci n’en reste pas moins d’une grande qualité et d’une grande utilité pour toute personne ayant déjà une assez bonne connaissance des événements et cherchant à approfondir l’étude d’un événement ou à se renseigner sur tel ou tel acteur majeur. Elle sera aidée dans ses recherches par la présence d’un index en fin d’ouvrage, qui accompagne une chronologie s’étendant de 1964 à 1969 et ne se limitant pas au Mai français, conformément à l’objectif de ce volume.


* Retrouvez le dossier 68 de nonfiction.fr.


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Crédit photo : dalbera / Flickr.com