L'art de la Préhistoire donne un socle au monde. Pour François Warin la descente dans la caverne ouvre au terrible sublime de la sauvagerie.

On doit à Jacques Kerchache – amateur d’art, ami et mentor de Jacques Chirac – d’avoir remplacé l’appellation « Arts primitifs » aux connotations péjoratives par celle d’« arts premiers ». Cela n’en soulève pas moins d’autres difficultés que la distinction de Claude Roy entre arts préhistoriques et arts sauvages des cultures exotiques et animistes met en lumière. L’erreur puise sa source dans la réduction du commencement à l’origine et la dissociation du rituel et de l’esthétique. Si la notion d’art premier possède quelque sens, « c’est à l’art préhistorique et singulièrement à l’art aurignacien de la grotte Chauvet qu’il devrait s’appliquer puisqu’il est le seul à répondre à toutes les conditions, à tous les présupposés enveloppés dans le terme de "premier" »   explique François Warin, agrégé et docteur en philosophie, dans son dernier ouvrage, Au commencement, la beauté. Reprenant à son compte ce vers de René Char : « J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi »   , examinant les limites d’une lecture ritualisante d’un art qui ne cesse de déborder les contours étroits que lui assigne un formalisme vidé de profondeur, François Warin montre qu’il n’y a d’art que si on ressaisit, dans l’œuvre, la sauvagerie initiatrice, première, à l’instar de ce que nous donne à comprendre la parade sauvage et animale de Lascaux. « On n’a jamais fait rien de mieux… et nul d’entre nous ne peut en faire autant »   , conclura Picasso en sortant de Lascaux.

 

 

Une poétique de l’étonnement 

D’une certaine façon, le récit sur l’art que compose François Warin – terme plus conforme à son propos que celui d’histoire de l’art – s’inscrit dans une poétique qui n’est nullement un irrationalisme, mais le refus d’attribuer à la subjectivité esthétique une place prépondérante. Ce serait même l’inverse. L’art n’ a rien à voir avec la raison ou la conscience de l’homme. La trace de ces paumes de mains dans la grotte de Chauvet montre la figuration absente de l’homme, le rappel qu’il n’appartient pas à cette terre sauvage. L’art exhibe « le combat fondamental entre terre et monde, combat qui provient du Chaos, du tréfonds de la terre, du lieu où coule le Léthé, le fleuve oubli »   . Le beau et le terrible se rencontrent sans se confondre, ou pour le dire autrement, la terre enfouie dans les tréfonds enfante le monde de l’homme que jamais elle ne cesse de rappeler à elle, dans le double mouvement de la génération et de la corruption.

D’où ces Vénus énigmatiques ne symbolisant pas tant un rituel que le principe du féminin inquiétant par sa puissance de fascination et de répulsion, les deux sentiments du sublime. Une écriture poétique qui, à la façon de la parade animale, joue de la décomposition du mouvement, multiplication, juxtaposition, superposition des images : ainsi se donne à voir, dans la mobilité du texte, la puissance de la nuit.

D’Aristote, François Warin retient ce qu’il écrivait dans la Poétique : « la poésie est chose plus noble car plus philosophique que l’histoire. » Aristote écrivait aussi que la philosophie est étonnement, relation immédiate au monde et celui qui aime les mythes est toujours selon Aristote, déjà philosophe. Le texte de François Warin lutte avec les significations communément admises des mots pour se laisser surprendre par une pensée mise ainsi en mouvement dans le jeu des oppositions. Comme avec les Vénus, l'exposition à la lumière est intimement liée à la nuit de la caverne.

 

L’art est surgissement

Comprendre l’art, c’est s’étonner d’abord devant l’énigme de son irruption. La beauté n'est pas liée au plaisir, mais c'est ce qui se manifeste avec le plus d'éclat. Loin des dogmes d’un progrès évolutionniste et d’une rationalité réductrice et anthropocentrée, l’homme est appelé à questionner ses certitudes devant les peintures pariétales de Chauvet et Lascaux. Pour François Warin, une illusion tenace est de croire en un point de départ chronologique de l’art. L’art et l’homme sont déjà là. Les pensées du progrès, de la classification et en final de la hiérarchisation, appliquent naïvement ces catégories à l’art. Cela est source de confusions et surtout de fausses questions. Ainsi s’explique la querelle autour des Arts qualifiés de Premiers, en rectificatif à l’expression Arts primitifs. Mais changer de mot ne suffit pas à éliminer une idée fausse. Premiers ou Primitifs évoquent tous les deux le temps de la ligne. Comme l’écrit encore François Warrin, la chronologie ne permet pas de rendre compte de ce qui est propre à l’art : son jaillissement fondamental comme énigme qui n’en finit pas de commencer. C’est selon le philosophe, à « un court-circuit de la chronologie »   que l’on assiste lorsqu’on ne voit pas que l’art est « l’origine qui efface ses traces »   .

 

Terrible et sublime profondeur

Anhistorique, l’art se donne dans un recommencement tourbillonnaire propre à la vie instinctive. La beauté des représentations animales peintes au fond des grottes ne nous délivre aucune vérité, seulement l’énigme de la visibilité en son mouvement.

 

 

Devant les fresques de l’art pariétal, l’image de l’oiseau au sommet d’un bâton dans la scène du puits de la grotte des Trois Frères, par exemple, nombre d’interprètes a recouru au concept vague, passe-partout de chamanisme offrant l’illusion d’une homogénéisation du réel. Cet homme-oiseau, « homme granité, reclus et recouché au dur membre débourbé de la mort »   , comme le dira en poète René Char, nous place devant l’énigme du beau. Si l’ignorance du contexte des fresques a pu donner lieu à des interprétations plus ou moins séduisantes, ou fantaisistes, il apparaît que les catégories classiques d’analyses de l’oeuvre d’art, comme celle d’« imitation » ou encore « réalisme » ne résistent pas à la puissance du sublime qui s’en dégage. François Warin cite à ce propos, André Leroi-Gourhan qui écrivait dans Le Geste et la parole : « il n’y a pas de forme belle sans une terrifiante profondeur, sans une tension entre ce qui se donne et ce qui se refuse, entre la forme et l’informe, le visible et l’invisible, l’ostentation et l’occultation, tension qui provoque à la fois fascination et répulsion, les deux affects du sentiment du sublime ».

 

 

Quand l'homme sera le dernier...

En désertant le lieu obscur des cavernes, en choisissant la « lumière naturelle », celle du jour contre la nuit, l’homme à son grand désarroi ne rencontrera plus que lui. Subjectivité errante. En s’appropriant la nature, en s’en rendant comme maître et possesseur, pour citer Descartes, on veut maîtriser la peur de la mort. Le paradoxe est qu’en ramenant ainsi la terre à la lumière, on produit une perte irréparable. Le monde en tant qu’il est « l’Ouvert (...) suppose la terre sur laquelle il repose et sur laquelle aussi l’homme fonde son séjour »   . Sans terre, la terreur s’installe dans le monde. Son nom ? Hiroshima, la Shoah.

La philosophie s’ouvre sur une scène primitive où il est question aussi de caverne et de mythe. De cette caverne, Platon nous dit qu’il faut sortir afin de ne pas nous égarer du côté des marchands de simulacres, ces faiseurs de prestige, qui nous font croire à l’existence du mouvement et du volume, nous éloignant des chemins de la vérité.

Mais pas de ceux de l'existence humaine : « l’étrangeté d’une existence ordonnée à rien d’autre qu’elle-même et qui sauve ainsi, pour l’éternité, le fait inaliénable, le fait mystérieux et obscur d’avoir été »   , disait Jankelévitch.