Elisabeth Badinter évoque l'éducation éclairée reçue par le duc de Parme, qui préférait toutefois les moines aux philosophes.

Elisabeth Badinter est une passionnée des Lumières. Ses analyses et ses publications sur le sujet sont nombreuses. Elle étudie ici l’éducation d’un prince à cette époque. Dans cette esquisse, elle montre comment l’infant Ferdinand de Parme (1751-1802) reçut une éducation fondée sur une pédagogie renouvelée qui devait permettre l’accomplissement d’un prince éclairé. Elisabeth Badinter soulève ainsi à nouveau la question du despotisme éclairé en analysant l’éducation donnée à un prince destiné à régner.


Un enseignement novateur

Le duc de Parme était alors un prince de la Maison de Bourbon. Le duché de Parme vivait dans l’orbite des deux puissances tutélaires, la France et l’Espagne, où régnaient Louis XV et Charles III. Les ambassadeurs de ces derniers s’ingéraient ouvertement dans le gouvernement du duché à l’instar de nombreux États italiens de l’époque. La mère du petit infant, Louise-Elisabeth, fille de Louis XV, souhaita donner à son fils une éducation modèle et moderne en confiant le jeune prince à des maîtres acquis aux idées nouvelles et partisans des Lumières. Ce furent Auguste Keralio et le philosophe Condillac.

Sur deux points, l’enseignement donné au futur duc de Parme fut novateur. Sur la forme, une nouvelle relation entre le maître et l’élève était instaurée. La coopération devait remplacer l’autorité. Sur le fond, c'est-à-dire la méthode d’acquisition des connaissances, il devait les assimiler en allant du connu vers l’inconnu et non plus du général vers le particulier comme cela avait été le cas jusqu’alors.

L’élève ne se montra pas à la hauteur des efforts de ses maîtres. En effet, le jeune prince était attiré par sa foi dans des dévotions qualifiées de "superstitieuses et bigotes". Il passait ainsi le plus clair de son temps à dessiner des saints et rechercher la compagnie des moines.


Croyance et modernité

Se dessina ainsi progressivement une opposition entre une éducation voulue comme un exemple de modernité et une croyance – on n’oserait dire une foi – décrite comme perverse, sournoise et mesquine. Le prince était ainsi soumis à deux influences contradictoires. Ces dernières s’opposaient violemment.

La première était française. Voulue par la mère de Ferdinand, l’éducation donnée au jeune prince témoigne du rayonnement culturel et intellectuel de la France à l’époque et s’inspirait largement de la philosophie des Lumières. Elle fut toutefois perçue également comme le signe de la tutelle que la France exerçait sur le duché de Parme. À l’inverse, la deuxième influence que l’on peut qualifier de religieuse et italienne ou parmesane plus précisément, était intimement liée au désir de voir le duché vivre dans une plus grande indépendance sans avoir de compte à rendre à la France ou à l’Espagne.

Ces deux influences présentes à la cour et dans l’entourage du prince s’opposaient notamment sur les questions religieuses, car la place, la puissance et les traditions du catholicisme n’étaient pas les mêmes en France et en Italie. On peut toutefois garder une certaine distance vis-à-vis du conflit – maintes fois décrit – entre religion et philosophie des Lumières. S’il est évident, que les amis de Voltaire, Diderot et d’Alembert étaient le plus souvent critiques à l’égard des institutions de l’Église et des traditions du christianisme, il ne faut pas oublier ce que le mouvement des Lumières devait à la religion dominante et comment des ecclésiastiques lui ont fourni certains de ses arguments (On peut penser à Fénelon, l’abbé Grégoire ou l’abbé de Condillac lui-même, dont il est difficile de savoir dans quelle mesure sa foi était profonde et sincère ; il reste vrai au demeurant que ces hommes furent plutôt des francs-tireurs que des zélés serviteurs du pape).

Plus que le caractère ambivalent et contradictoire d’une personnalité, il est plus satisfaisant de considérer qu’il s’agit ici de deux registres différents de cette même personnalité, celui de la foi et celui de l’éducation. Il ne s’agit pas de la même chose. On peut d’ailleurs noter que cette contradiction si bien décrite ne fut pas propre à l’infant de Parme et que nombre d’ecclésiastiques, de princes et d’hommes du XVIIIe siècle ont également eu à la surmonter .

Le rapprochement avec Louis XVI s’impose. L’éducation de ce roi fut considérée comme un modèle tant par la modernité des principes pédagogiques employés que par les talents de l’élève qui révéla de réelles aptitudes intellectuelles, bien loin des clichés et de ce caractère falot qui laissait préjuger qu’elles seraient d’un niveau très moyen   . Toutefois, ces bonnes dispositions à l’étude ne lui furent finalement pas très utiles pour régner.
   

"L'espérance trompée"

En fin de compte, le jeune prince de Parme déçut. Manque de sérieux, bigoterie, absence de dignité et infantilités en tout genre ruinèrent les espoirs de ses maîtres. L’infant s’adonnait  le plus souvent à des dévotions de grand-mères et passait une grande partie de son temps à dessiner des saints pour les accrocher aux murs de son cabinet. Son mariage avec Marie-Amélie, archiduchesse d’Autriche, fille de Marie-Thérèse et sœur de Marie-Antoinette, ruina définitivement toutes les espérances que l’on pouvait nourrir à son égard. Sa jeune épouse ne fit qu’accentuer ses travers. Elle poussa même son mari à renvoyer son principal ministre jugé trop favorable à la France. Louis XV et Charles III tentèrent d’intervenir, mais en vain.
   
Devant les décisions maladroites du prince, sa soumission à l’Église et ses caprices, son éducation et ses éducateurs furent mis en cause. Dans l’Europe du XVIIIe siècle, plutôt que de faire le procès des princes, on faisait celui de leurs conseillers ou de leur entourage. Condillac ne sembla pas tirer de leçons de l’échec de l’éducation qu’il avait donnée au prince. Il estimait sans-doute difficile de récriminer le maître pour les incapacités de son élève.

Par désir de liberté, le prince fit un acte d’autorité. Il renvoya son ministre éclairé et garda ses moines. "L’espérance trompée" qu’il représentait passa finalement sa vie "au pied des autels"   et trahit les espoirs qu’une éducation inspirée des Lumières avait pu susciter. Il reste finalement un mystère : comment un homme à l’esprit critique et aux connaissances étendues put-il  nourrir une crédulité aussi infantile ?

La question reste d’actualité.