Un anthropologue de l’université de Yale (Connecticut, USA) raconte une nouvelle histoire des cultures, sans se laisser aveugler par les grands récits de l’État et du progrès.

« Je croyais savoir ce que mes études m'avaient fait connaître, mais, après quelques années, me penchant derechef sur le thème, je me suis vu exposé à de nouveaux débats et à de nouvelles découvertes, prouvant que mes études étaient à refaire. » C'est un chercheur qui parle : James C. Scott (1936), spécialiste de l’Asie du Sud-Est et de la guerre du Vietnam. Pour rendre justice à un sujet, il est nécessaire d'y revenir sans cesse, de le reprendre et de le travailler à la lumière du présent. Ainsi des travaux de préhistoire, d’archéologie, d’histoire ancienne et d’anthropologie.

James C. Scott appartient à un mouvement théorique : l’« anthropologie anarchiste ». Entendez par là une série de chercheurs et de travaux qui se penchent sur la genèse des inégalités sociales, dès la préhistoire, ainsi que sur les modes de transformation de l’histoire dans les sociétés anciennes. À cette « école » appartiennent des chercheurs célèbres, tels que Marshall Sahlins, David Graeber et Pierre Clastres, cet ethnologue français qui a montré par quels mécanismes certaines sociétés contrent l’émergence de l’État et l’accumulation des biens.

De Scott, le public francophone peut accéder déjà à La domination et les Arts de la résistance, Fragment de discours subalterne   . Quant à sa thèse sur l’État, en voici l’essentiel : l’État moderne élève des prétentions à œuvrer scientifiquement pour le bien commun, alors qu’il s’agit pour lui, en réalité, de contrôler la population par toute une série de techniques.
 
Du point de vue d’une « histoire anarchiste », telle qu’elle se déploie dans Homo domesticus, l'enjeu est le suivant : interroger la notion de domestication, ainsi que celle d’émergence de l’agriculture, afin de mieux cerner ce qu’on désigne sous le nom de « domus », à savoir un regroupement, en un même lieu, d’humains, d’animaux domestiques, mais aussi de parasites (rats, souris, puces, tiques…) et de végétaux. Plusieurs « domus » s’assemblant produisent les « camps de regroupements plurispécifiques du Néolithique récent ». C’est dans ce cadre, précise Scott, que les humains eux-mêmes se sont autodomestiqués et rendus esclaves de leurs animaux et de leurs plantes. Et, souligne-t-il encore, c'est dans ce cadre que s’est accompli un appauvrissement de la sensibilité, par routine, et un affaiblissement du savoir pratique de notre espèce.

Révisions radicales

Vient toujours un moment où l'on tient pour vrai ce que l’on a appris. L’intérêt de nombreuses pages de cet ouvrage est d’insister sur la nature des démarches scientifiques, avant d’en venir aux résultats. Scott précise en permanence l’intérêt de construire des allers et retours entre ce à quoi l’on a cru et ce que les recherches récentes y modifient, allers et retours entre notre époque et le passé. Il s'agit ici d'allers et retours entre ses propres recherches sur la logique du pouvoir, dans l’État moderne, et les pratiques des peuples sans État.

Il est vrai que les progrès de la recherche ont éclairé différemment les savoirs anciens, et ont suggéré de nouvelles interprétations à opposer aux anciennes. On a pensé autrefois, par exemple, que la domestication des plantes et des animaux avait entraîné la fin du nomadisme, et engendré l’agriculture sédentaire. Or il s’avère que la sédentarité a précédé les indices de domestication, et que sédentarité et domestication existaient avant l’apparition des villages agricoles.

Scott détaille alors la liste des savoirs auxquels nous avons accordé notre créance, concernant l’irrigation, les ressources alimentaires, l’agriculture, l’État… Voilà qui réserve des surprises passionnantes. Exemple : l’existence en dehors de la sphère de l’État (Sumer, Akkad Égypte, Mycènes) a été plus facile que celle des membres des sociétés civilisées par l’État. Autre exemple : quels effets ont eu, exactement, les maladies infectieuses sur la concentration des populations ? Intérêt actuel s'il en est.

La portée de ce travail devient gigantesque lorsqu'elle atteint les débats sur l’anthropocène, soit la connaissance de l’impact négatif des activités humaines sur la nature. Mais quand cet impact est-il devenu décisif ? Depuis l’invention du feu, des outils industriels, des essais nucléaires ?

Le corpus

James C Scott nous invite donc à réfléchir différemment. Il se fonde sur des travaux concentrés en Mésopotamie (cartes à l’appui). Notamment au sud de la ville de Bassorah. Et sur une période qui commence à peu près en 6500 avant notre ère, et va jusqu’à la période babylonienne ancienne, vers 1600. Travaux dont la liste est fournie au lecteur au début de l'ouvrage.
 
Une image guidait nos propos autour de la domestication, une image essentialisante. L’image d’une communauté sédentaire, exploitant une poignée d’espèces végétales et un cheptel domestiqué, le tout sous l’égide des prémisses de l’État. Cette image a servi de modèle durant longtemps et favorisait des raisonnements sur les progrès de l’humanité, conçus en termes de multiplication : croissance démographique, donc besoins multipliés, et ainsi de suite. On s’appuyait sur l’idéologie du progrès de la civilisation et de l’ordre public : d’abord le foyer domestique, puis la famille élargie, puis les tribus, les peuples, et enfin l’État (avec Rome au sommet et les peuples Celtes et Germains à un échelon inférieur). Or, compte tenu de ce que nous savons désormais, ce récit est soit faux, soit biaisé, il repose sur un présupposé inaperçu : l’existence sédentaire serait supérieure aux formes de subsistance fondées sur la mobilité.

Relativement à l’anthropocène, cela oblige-t-il à distinguer un anthropocène « faible » (une empreinte des hominidés depuis le feu) et un anthropocène « fort », plus récent ? Scott montre que, quoi qu'il en soit, il importe d’étudier l’émergence de l’État, car cette étude nous fera comprendre comment nous en sommes arrivés-là, à vivre dans la situation d'une concentration, sans précédent, d’humains, de plantes et d’animaux domestiques. La forme État n’ayant rien de naturel, il faut chercher à la situer, par exemple vers 3100 avant notre ère, dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate, là où cet État se fait collecteur d’impôts et constructeur de fortifications.

Contrairement à ce qu'on pouvait donc croire ingénument, les chasseurs et cueilleurs ne constituaient pas des populations désemparées, mal nourries, au bord de la famine. Et il existait de grands centres urbains sans agriculture. Mieux : des champs fixes, cultivés par des populations mobiles, ont bel et bien existé.

La domestication

Dès lors, affirme l’auteur, s'en remettre au récit du progrès de l’humanité, c'est rendre la domestication inintelligible. En la matière, il n’y a pas eu de miracle, celui d’une sédentarisation qui aurait produit l’agriculture. Il existe des étendues de blé sauvage avant le labour agricole. Les peuples cueilleurs ont dès longtemps traité les légumineuses. Autrement dit, il n’y a pas eu d’instant magique et unique de la domestication. C’est un processus de mise en culture qui s’est étalé sur trois millénaires, et qui n’est pas identique au processus de constitution des institutions urbaines.

Ces faits conduisent à donner à l'Etat un rôle plus modeste que celui qu’on lui attribue normalement. Certes, la forme État est aujourd'hui hégémonique, mais rien n'autorise à la projeter, toute armée, dans le passé.

Au contraire, pour Scott, l’émergence de l’État est toute récente. Et même là où un État a pu très tôt s’implanter, il faut le penser dans sa fragilité, dans sa fragmentation et sa chute, plutôt que comme un système permanent de domination efficace et stable. En un mot, le premier effort de la recherche est de ne pas se laisser hypnotiser par les récits narrant, par exemple, la fondation d’une dynastie inscrite dans le marbre de l'histoire, alors que les périodes de désintégration et de désordre ont été récurrentes et nombreuses, et que les récits en question subsistent plus longtemps que les récits de déclin, parce que l’État est maître des scribes et de la pérennité des moyens qu’ils utilisent.

Il faut comprendre aussi que les États n'apparaissent pas d’abord dans des régions écologiquement riches, mais dans des régions dont les productions sont appropriables, comptables, et auprès d’une population susceptible d’être administrée et mobilisable.

Ne doit-on pas plutôt s'intéresser au rôle que le feu peut avoir joué dans la domestication ? L’auteur nous fait explorer quelques grottes pour tirer la conclusion suivante : l’utilisation du feu constitue le moment décisif de la transformation des hominidés. Grâce à elle, ces derniers ont façonné leur environnement (défrichage, découverte de terriers, élagage de la canopée). Son impact est le plus fort. C’est elle qui a façonné le paysage, favorisé la chasse et la cueillette, permis d’intensifier la gestion des ressources. Plus largement, ce serait grâce à elle que les hominidés ont fini par créer une mosaïque de biodiversité, en même temps qu’elle engendrait des effets de concentration démographique, ainsi que des gains en alimentation (moindre quantité de nourriture nécessaire, parce que cuite). En témoignerait la maîtrise du loup domestiqué.

En foi de quoi l’axe central de la domestication n’a pas été le rapport aux céréales, mais la sédentarisation par le feu.

Des myopies historiques

Ces démonstrations faites, et bien d’autres encore de chapitre en chapitre, il reste à s’interroger sur la manière dont on a sous-estimé longtemps tel ou tel phénomène. Par quelle myopie historique a-t-on pu renforcer la confiance que nous faisons aux rédacteurs de textes anciens ? Comment ne pas voir que ces derniers décrivent les paysages qui leur sont contemporains comme s’ils étaient éternels ? De ce point de vue, cet ouvrage est passionnant, parce qu’il démonte les discours reçus, en même temps qu’il explique pourquoi ils ont été tenus. Et ce n'est pas, pour autant, des discours mensongers, mais des discours tenus sur le socle d’ignorances, comblées par la valorisation du présent du rédacteur. Parfois, c'est des anomalies chronologiques, auxquelles nous sommes restés sourds longtemps. Parfois, c’est l’esprit téléologique qui règne sur les analyses. Parfois encore, on est obligé de constater que les acteurs historiques agissent raisonnablement, en vue de satisfaire leurs intérêts immédiats.

Et l’auteur de se rallier à une règle fondamentale en matière de recherche : il convient, écrit-il, de professer un agnosticisme militant, quant aux présupposés fondamentaux des récits historiques sur l’essor des civilisations et des États. Se garder, en conséquence, de cette opinion naïve et injustifiée : les peuples protohistoriques mouraient d’envie de se fixer sur un territoire stable.
 
Par le traitement nouveau, présenté dans cet ouvrage, des faits relevés par les anthropologues, l’auteur multiplie les formes historiques, détaille des trajectoires nombreuses et différentes, ouvre des variantes et des univers distincts. C’est, incontestablement, un acquis scientifique.

En veut-on une implication ? Au lieu de se contenter d’entendre le récit de l’épopée de Gilgamesh dans les termes habituels, l’auteur compare les différentes versions de l’épopée, et les rapporte à des périodes différentes de rédaction. Il nous entraîne alors à y lire des changements de statuts (notamment de Enkidu) qui correspondent au développement de la cité, de plus en plus englobée dans un État agraire mûr.

Enfin, ces rectifications ont l’avantage d’obliger à repenser la notion de domestication. Cette dernière doit être redéfinie sur une base beaucoup plus large que celles de l’agriculture et de l’élevage. C’est, encore une fois, la domestication par le feu de milieux entiers qui a rendu possible les taux élevés de reproduction. L’activité humaine a façonné l’environnement, bien avant la naissance des sociétés fondées sur la sédentarité.

Évidemment, ces propos requièrent la lecture des travaux de tous les chercheurs, y compris, par exemple, ceux des archéobotanistes, des zoologistes, des historiens de la nature, des biologistes de l’évolution, des historiens de la morphologie (expliquant, par exemple, à l'étude de la différence entre la colonne vertébrale d’une sédentaire et celle d’une cueilleuse, que le physique et le culturel sont liés)... Ainsi va l’émergence de plantes domestiquées, mais aussi de chiens, chats, cochons, et en premier lieu des moutons et des chèvres, attirés par les chasseurs et leur domus, ce qui permettait l’accès à la nourriture, à la chaleur et aux proies concentrées dans cet espace.

Et pour faire un dernier signe vers la question de l’anthropocène, ou vers la question des frontières de l’humain et de l’animal, l’auteur précise que l’hypothèse de la domestication n’a de signification que comme processus à l’œuvre, aussi bien chez les humains que chez leurs animaux domestiques. C’est bien là que le concept de domus prend tout son sens. On pourrait même parler d’un « module de la domus » qui finira par coloniser une grande partie du monde. Il faut donc sortir du mythe, selon lequel « nous » sommes les agents de la domestication, alors que c’est nous qui avons été domestiqués, qui sommes disciplinés et subordonnés au métronome de nos récoltes. La question de savoir qui est au service de qui, de la nature ou de l’humain, des animaux ou des humains, etc. ne doit donc plus être entendue dans un calcul de succession.

Cette question est d’ailleurs redoublée par une autre. À partir du moment où des États s’édifient (en l’occurrence petits, fragiles) c’est bien une frontière qui s’instaure entre gouvernés et non-gouvernés, dans les termes de ces époques : « sauvages ». Soit. Mais la plupart de nos récits n’ont-ils pas adopté ce point de vue, et ne se sont-ils pas rendus incapables de penser ces « sauvages » autrement que comme des nuisances ou des menaces ? Or, ne s’agissait-il pas tout simplement de sociétés sans État (pour revenir aux termes de Pierre Clastres) ? Et pendant que l’État exerçait une certaine puissance prédatrice sur la population sédentaire, ces peuples « barbares » ne vivaient-ils pas, pourtant, un « âge d’or » (mobilité, prélèvement de tributs, inventions équestres, utilisation de la navigation, etc.) ?

 

* Nonfiction a déjà publié une première recension de ce livre à l'occasion de sa parution en langue originale.