Sans horizon, que faire du temps ? Replis sur le présent et catastrophes de l’anthropocène interrogent l’héritage, les conceptions grecques et chrétiennes du temps.

L’énoncé seul de ce nom, Chronos, suffit à raviver en chacun une mémoire imagée : des faux, des sabliers, des vies éphémères et des heures brisées. Mais aussi des œuvres d’art : du Saturne dévorant ses enfants (1819-1823), de Goya (qui confond là Chronos, le dieu du temps et Kronos le titan), jusqu'au Chronos 10 (1978) de Nicolas Schöffer, un travail sur le mouvement et la lumière en fonction du temps.

Notre expérience du temps est enivrante, douloureuse, tragique, inéluctable. Mais si on en reste à cet énoncé, on finit par croire que la conjuration du temps et son explicitation ont toujours été identiques à travers les âges et que la notion de temps a la même signification en tous lieux et en toutes cultures. On finit par ne plus entendre que l’image du temps sous laquelle nous vivons a été fabriquée à l’usage des Modernes et pour leur avantage, et par ne plus apercevoir que l’économie du temps sous cette forme est en train de disparaître, dans le cadre de l’Anthropocène.

Si donc Chronos est inévitable du point de vue du vivant que nous sommes tous, Chronos comme objet à maîtriser, comme élaboration théorique, comme moment d’un récit ou comme objectif de travail (de l’horloger et du physicien), relève, lui, d’une séquence culturelle moins vaste. Cette séquence, Hartog la pense de deux manières : en tentant de cerner des différences entre le temps cosmologique, le temps psychologique et le temps social, au moins ; et en souhaitant revenir par un autre biais sur le présentisme.

Dans un livre précédent en effet   , François Hartog, historien, directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales, s’attachait à montrer comment la culture de notre époque enferme les uns et les autres dans un « présentisme ». Quel est donc ce temps présent dont beaucoup se réclament ? Où en sommes-nous avec le temps ? De quoi est fait l’aujourd’hui ?

Les crises du temps

L’ouvrage n’ambitionne de présenter ni un texte de philosophie du temps, ni une histoire du temps de l’Antiquité à nos jours, ni un inventaire des techniques de plus en plus précises de sa mesure. Hartog limite son enquête aux crises qui l’intéressent, les passages d’une conception du temps à une autre, la manière dont l’évidence d’une certaine conception du temps s’effondre devant une autre.

Il s'agit d' « un essai sur l’ordre des temps et les époques du temps dans ce qui est devenu le monde occidental », depuis les manières grecques d’appréhender Chronos jusqu’à l’Anthropocène, en passant par le temps des chrétiens.

Un « régime d’historicité » est une manière inédite dont une culture articule le passé, le présent et le futur. Autour de ces différents régimes se repèrent les « crises », dont l’une tourne autour d’Augustin et de son texte célèbre des Confessions ; l’autre, autour de la critique dévastatrice de la Renaissance ; la troisième autour de l’émergence de la notion d’anthropocène.

Hartog nous incite de ce fait à observer de plus près notre présent inquiet et en tension pour faire entrer la nature dans l’histoire et dans le droit. L’histoire du capitalisme et celle de l’espèce humaine se croisent dans un sens partagé de la catastrophe dont est porteur le changement climatique. La temporalité de l’anthropocène ne peut plus être ignorée.
 
Ce repérage des crises du temps permet à Hartog de mettre en forme les différents ordres du temps qu’il veut analyser et dont il veut produire les distinctions. Cette mise en forme passe par l’analyse d’une multitude de textes charnières, qui sont autant de méditations sur des conceptions du temps, et des conceptions qui peuvent employer les mêmes termes mais dans des sens et des rapports qui changent complètement.

Ainsi Hartog se donne-t-il les moyens de montrer que les humains n’ont jamais cessé de batailler en inventant de multiples stratégies pour fabriquer, comme il l’écrit, les filets qui leur permettent de s’assurer « une prise sur le temps, ou au moins pour trouver des accommodements avec lui ». Il relève ainsi les inventions remarquables donnant une telle prise sur le temps, parmi lesquelles on pourrait compter l’écriture, d’autant que les renvois d’Hartog porte presque tous sur des écrits.

Chronos et Kairos

L’invention grecque, par exemple, est singulière. En consultant Platon et Aristote, on met au jour une stratégie qui repose sur un dédoublement entre un temps immobile (le cosmos) et un temps labile des mortels, et à l’intérieur de ce dernier un dédoublement entre Chronos et Kairos. La question du cosmos est centrale pour les Grecs dans la mesure où elle solde la question de l’unité et de l’harmonie des choses (mais pourquoi donc cela tient-il ensemble ?). Celle du Kairos ouvre sur l’instant et l’inattendu, mais aussi sur l’occasion à saisir. L’idée de Kairos donne une latitude à l’agir humain qui peut, par-là, échapper à la tragédie, puisqu’il renvoie à la capacité à saisir le moment favorable, l’instant décisif. C’est le pilier de l’action humaine bien conduite. Le Kairos doit être saisi par le gouvernant en rapport avec les circonstances du moment, sinon sa ville court à sa perte.

Avec Chronos et Kairos, Krisis est la marque du moment décisif qu’on ne doit pas identifier à notre moderne vocabulaire de la « crise », mais à la manière dont une situation se dénoue au moyen d’un jugement. Dans le monde grec, le Kairos est limité, ponctuel et répertorié. Il faut connaître la propriété des jours pour agir. Les Grecs ne pensaient pas que Chronos suffisait à résoudre les problèmes. Ils confient donc à Kairos le soin de dynamiser Chronos. Il fallait ce Kairos pour rendre compte des rythmes de Chronos. Mais tous ces concepts demeurent pris dans le partage entre temps et éternité.

Le temps chrétien

Passons d’un univers à un autre, à une façon nouvelle et singulière de penser le temps. Ce nouvel univers, chrétien, se détache du temps antique, comme de celui des ancêtres, de l’imitation, du fatum, mais aussi de celui du présent à goûter tel que pouvaient le faire valoir les Stoïciens. Hartog suit donc la formation, l’expansion et le triomphe du régime chrétien d’historicité, sous les figures qu’il met en scène : Kairos et Krisis ont pénétré, cerné, régi et borné Chronos. Ils ont transformé Chronos, par la mise en œuvre de Kairos et de Krisis.

Ce sont pourtant des univers (le Grec et le chrétien) qui communiquent entre eux par le moment de la traduction de la Bible hébraïque en grec par les Septantes. Partant de Krisis, Hartog montre comment ce concept passe dans l’univers de la Bible. La Krisis prend maintenant un sens nouveau, elle occupe la place du Jugement, le dernier et l’irrémédiable. Krisis signifie donc, dans cet autre ordre du temps, le tranchant de la rupture opérée par le Seigneur.

Avec ce jugement, le temps, Chronos, arrive à son terme. Dès lors, il est aussi eschatologisé, messianisé. On n’est plus du tout dans un temps simplement partagé et dédoublé (Chronos et Kairos). C’est une nouvelle expérience du temps qui s’ouvre ici, l’ordre du temps (Chronos) s’en trouve renversé. Pour le Christ par exemple, qui rompt simultanément avec le monde Grec et le monde Juif de la tradition (notamment celui des Pharisiens), le temps presse toujours. Le temps terrestre est compté. D’autant que dans cet ordre l’attente d’une rédemption proche détruit le rapport à l’avenir.

La position du Christ est passionnante à suivre, telle que rapportée dans cet ouvrage. Ses multiples provocations (puis celles des apôtres, notamment de Paul qui est le fruit d’une triple éducation : grecque, juive, latine) sont légitimées par une élaboration théorique séparant la lettre (les pharisiens, dépositaires de la loi) et l’esprit (celui d’un accomplissement). Mais du coup, le Christ pose une nouvelle distinction entre le passé et le présent. Il oblige à relire le passé à partir du présent et le Nouveau Testament devient l’aboutissement de l’Ancien. Il est bien question ici d’une économie prophétique du temps. Elle se dessine ainsi : le passé est annonce, il est porteur du nouveau. Et le futur renvoie à un horizon apocalyptique, ce qui nous vaut de belles pages sur la et les apocalypses (p. 42sq), articulées à un rappel central qui devrait dénouer de nombreuses confusions : le prophète n’est pas un devin, mais « une sentinelle de l’imminence » (Charles Péguy), il représente le futur comme s’il était présent, et n’imagine pas un futur différent.

Il existe bien un régime chrétien d’historicité. Celui-ci articule de manière particulière (non-grecque) Chronos, Kairos et Krisis. C’est autour de ces notions néanmoins, réinterprétées, que se joue la différence entre le temps de la fin et la fin des temps (qui est affaire de Dieu seul). Le temps a alors un commencement absolu et une fin marquée. Il est pris entre deux bornes (Incarnation et Parousie) et ne dure guère.

Le rapport au monde

Selon une démarche dès longtemps éprouvée, Hartog reprend le trinôme construit et regarde comment il s’empare des têtes, des cœurs, et, remarque-t-il, des calendriers. Car c’est, entre autres, en ce point que Kairos et Krisis s’emparent de Chronos. Le calendrier socialise le temps. Non sans impliquer des conflits entre cultures religieuses (ici entre monde juif et monde chrétien, notamment autour de Pâques, qui suscite des querelles qui dureront des siècles). Le calendrier chrétien devient un calendrier liturgique dans lequel Kairos et Krisis s’infiltrent dans l’ordre du temps, celui-là linéaire (de la Création à la Fin des temps), et le saturent. Hartog montre à quels remaniements par rapport aux païens, aux Juifs et au Grecs, cela entraîne. Il raconte comment les premiers écrivains chrétiens s’emploient à relever plusieurs défis : relier l’histoire biblique et les chronologies païennes, établir des synchronismes, déterminer l’âge du monde et donc aussi sa durée, comme l’entreprend, par exemple, Eusèbe de Césarée (en transposant Origène).

Mais plus encore, il faut faire une place à Augustin, et moins aux Confessions, cette fois, qu’à l’ouvrage La cité de Dieu, dont on connait le lien implicite avec l’épisode du sac de Rome par Alaric (il faut démontrer qu’il n’est pas imputable aux chrétiens). Toucher à la cité de Dieu, c’est évidemment confronter l’éternel et le temporel. La cité terrestre est complètement investie dans le temps, mais la cité céleste a un pied dans le temps et l’autre dans l’éternité. L’ouvrage se termine par un grandiose tableau chronologique dans lequel Augustin synchronise jours, âges, générations et périodes, comme des rouages d’une grande horloge eschatologique. Chronos est cadenassé, écrit Hartog, autour du chiffre 6 : 6 jours, 6 âges, 6 périodes, nonobstant la présence du dimanche… Ainsi l’humanité échapperait aux misères du temps (Chronos), en passant par la tension du Kairos, mais pour aboutir à l’immutabilité éternelle par la Krisis.

Bien sûr, nous ne pouvons raffiner notre chronique au point de citer tous les éléments mis en jeu par Hartog pour expliciter le travail engagé afin que rien n’échappe plus, à partir d’une certaine époque, au temps chrétien. Sous le contrôle de l’Église, Chronos finit par être enserré dans le solide filet de Kairos et de Krisis, constate Hartog non sans faire allusion aussi à l’ouvrage de Ernesto De Martino, ainsi qu’à ceux de Georges Duby   .

L’accélération moderne

Mais une époque vient où Chronos échappe à l’emprise de Kairos et impose son empire. Chronos absorbe Kairos et Krisis, qui ne sont plus que des traits du premier. Chronos triomphe entre la fin du XVIIIème siècle et le milieu du XXème siècle, en mettant les deux autres sous son autorité. Le verrou biblique saute. L’horizon chrétien du temps est progressivement abandonné, notamment sous les coups de deux savants : Buffon et Condorcet. Le temps est devenu un acteur autosuffisant. C’est en déchiffrant les âges de la terre, sans se référer à la Bible, que le premier conçoit la « route éternelle du temps », dans laquelle ensuite l’histoire civile va se couler.

Condorcet, quant à lui, démontre dans son Tableau historique des progrès de l’esprit humain qu’il n’y a aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; que la perfection de l’humain est indéfinie ; que rien ne peut l’arrêter, sauf la durée du globe où la nature nous a jeté. Le travail de Condorcet, et ses conditions, sont connues. Il dessine neuf époques ordonnées autour de rythmes qui n’ont plus de lien avec la religion (l’écriture, l’imprimerie, etc.). Et surtout, l’ouvrage synthétisé dans l’Esquisse de 1794 ouvre un dernier chapitre consacré au futur. Le Kairos christique est expulsé de la théorie. On n’a plus besoin de lui pour rendre compte des transformations de la Terre et de l’évolution des espèces, encore moins des mutations sociales.

De nouvelles notions viennent en avant qui alimentent des recherches postérieures, notamment celles de Darwin. Pensons bien sûr à « progrès », mais aussi à « perfectibilité ». Ce n’est qu’avec la Révolution ou les révolutions que Kairos et Krisis font d’une certaine manière un retour, mais bref, et sous une autre clef. Le temps des sociétés modernes ne se composent plus à partir de catastrophes, mais sous forme d’un temps processus, futuriste, porteur de progrès, moteur d’une histoire que font les humains.  

Désormais, un temps processus, un temps futuriste, porteur de progrès de plus en plus rapides, moteur d’une histoire dont il est établi que les humains la font, encore n’est-ce pas dans des conditions qu’ils ont choisies (Marx). La faculté de juger désormais passe à l’histoire qui se trouve investie de la charge de Krisis. Mais aussi que Kairos ne sert plus qu’à penser les révolutions qui deviennent des points zéro de temps nouveaux. Encore convient-il de changer, dans ce dessein, le sens du terme « révolution » emprunté à la physique.

De toute manière, il s’ensuit de ces transformations que les calendriers sont à refaire, que les agencements du religieux et du politique doivent être reconsidérés, que les livres d’histoire sont à réécrire, etc. Ce qui, en lien avec ce dernier point, n’exclut pas les mélanges, puisque souvent, Krisis reprend du service pour expliquer les passages d’un régime à l’autre, et Kairos en Révolution prend souvent des allures christiques. Désormais, d’ailleurs, on parle de « crise », au sens médical du terme. Et le Grand Larousse du XIXème siècle se fait fort de retraduire ces notions en langue moderne (et en significations modernes), juste avant que n’émergent les premières critiques de la notion de progrès et que se répande un climat apocalyptique.

Du présentisme à l’anthropocène

Au terme de la généalogie dessinée par Hartog, la question se pose de savoir où nous en sommes, en ce début de XXIème siècle ? Quelle nouvelle économie du temps s’ouvre à nous, après Auschwitz, Hiroshima, et dans la conscience nouvelle d’un temps Chronos qui n’est plus vraiment triomphant. Plus personne ne semble croire en une marche sûre et ferme de l’humanité vers la plénitude. Nombre de perspectives anciennes, les promesses les plus radieuses et tous les futurismes, ne sont plus crédibles. L’appel du futur n’éclaire plus rien. Révolution, réforme, émancipation ne tendent plus les esprits vers des réalisations.

Certes, après les grandes tragédies du XXème siècle, beaucoup ont cru pouvoir relancer Chronos. Il y eut un temps où on croyait que tout pouvait recommencer : « Allemagne année zéro », modèle d’autres recommencements ! Pourtant, notre époque a plutôt basculé dans le présentisme. Hartog relie maintenant cet ouvrage à son ouvrage précédent. Le temps moderne est destitué. Beckett s’en prend radicalement à lui.

En régime présentiste, pour rappeler quelques éléments, la politique tend à se réduire à une politique présentiste, soumise à l’urgence et au flux changeant des émotions. Les trois mots de la politique désormais sont : préservation, précaution, prévention. C’est là que se noue notre époque. Faut-il sortir du présentisme ? Et comment, alors qu’un nouvel abîme du temps se profile devant nous ? C’est là le temps de l’Anthropocène.

Nous conseillons alors aux lectrices et aux lecteurs de cet ouvrage de se concentrer sur ces derniers moments de la réflexion de Hartog. Car nous sommes concernés entièrement par ces dernières pages. Et entre autres, nous nous retrouvons devant d’importantes difficultés conceptuelles. L’humanité qui croyait s’être dégagée du temps de la nature, se trouve brutalement ramenée dans le rang. La nature maintenant fait bien quelque chose à l’histoire, et la condition humaine est en train de changer. Chronos n’a plus le même visage. Apocalypse et histoire se seraient-ils noués ?