L’ouvrage du sociologue Bernard Lahire, portant sur le devenir social d’un tableau attribué à Poussin et acheté par le musée des Beaux-Arts de Lyon, est désormais disponible en édition de poche.

Et si les objets culturels parlaient, qu’auraient-ils à dire ? Justement, ils ne parlent pas. Ce sont plutôt les humains qui parlent à leur place et rarement à leur adresse. S’agit-il d’une substitution dommageable ? Certes non, puisque ces objets, comme objets culturels, sont des produits, à la lettre, muets. Ils ne parlent ni n’écrivent et toute leur existence se déroule sous l'emprise des humains. Ils n’ont pas non plus de disposition socialement constituée à agir, à percevoir, à sentir, à croire, ni ne cumulent des expériences réfléchies, s’ils tombent bien pourtant sous le coup d’accidents.

Lorsqu'il s'agit d'un objet culturel qui survit à la simple consommation, laquelle autrement le détruit et l'expédie plus ou moins vite à la décharge publique, il importe de comprendre que l’une des spécificités de ces objets est d’être ce que font d’eux les humains qui les inventent ou les reçoivent. Ils s’en servent, les échangent, les commentent, les détournent de leurs fonctions initiales.

S’il s’agit d’un tableau, il devient a fortiori passionnant de suivre les trajectoires qui le font exister socialement, du fait des individus ou des institutions qui se l’approprient. C’est alors que sa signification varie, son statut change, sa valeur augmente ou diminue, et les modes de comportements qu’il déclenche peuvent devenir l’objet de belles études.

 

La « magie sociale »

C’est le cas de nombreuses œuvres d’art, comme l'a vérifié, lors d'une séance récente d'université populaire, Jacques Aumont, qui cherchait à faire comprendre comment La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928), pouvait passer pour un « chef-d’œuvre » en comparaison des films de Besson, Rivette, Dumont.

Il eut du mal, raconte-t-il, à s’en tirer. Sinon en recourant à un faux-fuyant : la notion même de sacralisation. C'est qu'il manquait peut-être de pouvoir faire appel à celle de « magie sociale », telle qu’établie par Bernard Lahire.

Cette notion est construite et défendue dans un ouvrage déjà publié en 2015, actuellement republié en édition de poche, ainsi mis à la disposition d’un nouveau public. Il porte sur la trajectoire sociale, juridique, sémiologique, et sociologique d’un tableau, qui ne fut pas d’abord attribué à Nicolas Poussin, mais qui a fini par lui être attribué, lui ouvrant ainsi la voie d’une entrée dans un musée après avoir été abandonné dans une grange.

Son auteur, Bernard Lahire, est sociologue, professeur à l’ENS de Lyon. On lui doit d’autres ouvrages ;  une recherche, notamment, dont l'objet était la culture des individus. Cette dernière n’est pas entièrement réductible aux rapports de classe tels que les fixe une sociologie un peu mécanique. Cette suggestion suffit à comprendre que Lahire ne suit pas sans critique les perspectives les plus communes de la sociologie de l’œuvre d’art.

 

Un événement

Au point de départ de cette enquête sociologique : une toile, un tableau non attribué. Et une surprise : son arrivée en grande pompe, en 2008, au musée des Beaux-Arts de Lyon. Ce tableau est désormais intitulé : La Fuite en Égypte. Il est maintenant attribué à Nicolas Poussin, dont Bernard Lahire nous résume la carrière comme maître du classicisme français. Conformément à la nature d’un tableau d’art d’exposition, mais aussi à l’importance accordée par Poussin aux conditions de réception de ses oeuvres, il est devenu le centre de regards qui se focalisent sur la manière de peindre de l’artiste plutôt que sur le seul sujet peint. 

Sylvie Ramond, alors directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon, propose à Bernard Lahire de constituer un dossier de recherche autour de la « trajectoire » de ce tableau. Pourquoi ? D’abord pour des raisons qui tiennent à l'épopée de cette œuvre. Une drôle d’histoire comme la raconte Lahire. L’histoire d’un tableau peint en 1657, copié dès son époque, mal jugé par ses pairs au XVIIème siècle, perdu durant trois siècles, puis retrouvé mais ignoré, passant de main en main, d’une salle à manger à une grange, par désintérêt des héritiers, d’une valeur à une autre, expertisé contradictoirement, puis valorisé, enfin sacralisé et rangé au nombre des trésors nationaux (2013), une histoire que Lahire retrace sous la forme d’une sorte d’aventure policière.


La reconstitution du parcours d’un objet culturel aussi singulier permet de faire apparaître un réseau de liens concrets qui se nouent autour de lui entre des acteurs ou des institutions issus de domaines pratiques différents. C’est en cela que le tableau de Poussin n’est pas seulement un tableau.

 

Du mode d'existence des objets culturels

Le sociologue met en évidence que ces objets sont pris en mains par des séries d’individus et d’institutions qui transmutent un objet matériel en objet de valeur, en objet prisé, en objet d’étude et parfois en motif d’intervention de l’État. Ces transmutations relèvent de ce que l’auteur appelle « une magie sociale », en fonction de laquelle un tableau n’est donc pas seulement un tableau, mais plus que cela. Pour que le tableau arrive devant des spectateurs, pour qu'il sorte de l’indifférence et de la grange dans lequel il est remisé, ou de l’ignorance où l'on est de savoir d'où il vient, il faut cette magie sociale.

Alors on s’aperçoit que durant ces transmutations, un tableau ne produit pas les mêmes effets sociaux, selon qu’il est considéré comme une copie ou un original, selon qu’il est regardé dans une église, dans un palais, à la télévision, etc. Ce sont même plus généralement encore ces mutations que le sociologue prend pour objet de son entreprise. Ce sont alors les commentaires qui l’accompagnent, les variations des approches en fonction de la valeur attribuée, les classements du peintre comme artiste « majeur » ou « mineur » qui « font » le tableau pour emprunter son expression bien connue à Marcel Duchamp.

Cette magie sociale, Lahire la déploie avec ampleur et rigueur. Étonné, au départ, que la simple étude d’un cas puisse permettre de soulever de grands enjeux scientifiques, il a bien dû se résoudre à l’admettre. Aussi, a-t-il commencé à s’interroger sur la place, le rôle, le sens et la valeur de l’art dans l’histoire artistique, sociale et politique. Comment le monde social se saisit-il d’une toile et comment, après l’avoir reconnue comme un tableau de maître, la toile en question a-t-elle produit des effets en retour sur le monde social ?

 

Socles de croyances

Le lecteur pourra se sentir surpris par le mode d’exposition des résultats de cette enquête. Lahire ne commence pas son ouvrage par l’exposé de cette aventure culturelle. Mais par un exposé théorique de sociologie des objets culturels. Cela dit, la lectrice ou le lecteur peut très bien inverser cet ordre d’exposition, sans dommage, quoique nous conseillons d’avoir la patience de suivre la mise en ordre voulue par l’auteur.

Dans la partie théorique, Lahire suit une procédure spinoziste, soulignant par-là que les éléments principaux de son propos s’enchaînent dans un ordre logique, en donnant lieu à une théorie générale des objets culturels et de la magie du pouvoir, même si la recherche a suivi d’abord un ordre chronologique.

La vie humaine se déroule au milieu d’un ordre des choses, plutôt méconnu par les acteurs. Les discussions sur le « poids du passé » négligent cela. Elle « oublient » que ce poids git d’abord dans des faits actuels : institutions, objets, machines, textes, coutumes, structures mentales, etc. Tout ce qui paraît « naturel » au présent (objets et usages) relève d’abord d’un passé accumulé. Ce n’est pas un passé mort, du moins tant que les objets sont réappropriés par les acteurs du présent en fonction de nouveaux enjeux.

Sur ce fondement, on peut déduire que la vie humaine n’est pas entièrement fortuite. Elle se déploie dans des situations relatives, plutôt qu’incertaines. Ce qui « est » par conséquent ne prend une signification qu’à l’intérieur de nominations, qualifications, classements, à partir de procédures et épreuves sociales. Elles forment aussi les certitudes ordinaires autour desquelles la vie sociale se réalise.

Le formalisme de ces réflexions ne doit cependant pas oblitérer l’essentiel : pour observer sociologiquement des comportements, il convient de cerner les règles qui rendent possibles les consentements, les adhésions, les conduites et les relations de pouvoir. En l’occurrence, ces règles doivent permettre de saisir l’émergence de l’art comme domaine autonome et séparé du profane, ce qui est la condition des gestes d’authentification et d’attribution auxquels Lahire veut en venir avec son étude du tableau de Poussin.

 

Effets de croyance et admiration

C’est donc bien en ce point que l’on revient sur l’œuvre qui fait l’objet de cette enquête, du moins sur le processus qui l’a désignée successivement comme œuvre d’abord, puis comme œuvre authentique, enfin chef d’œuvre inaliénable. Et, nous le répétons, afin de rester cohérent avec la forme générale de l’ouvrage, il importe, même si on en inverse l’ordre de lecture, de ne pas dissocier l’analyse propre de l’œuvre de Poussin dans ses aventures spécifiques et toute la partie théorique qui formalise la démarche de Lahire. C’est par ailleurs la seule manière de comprendre comment l’auteur en arrive à la conclusion que l’admiration cache une domination, parlant en tout cas d’esthétique.

D’autre part, la partie théorique a l’avantage de mettre en scène les recherches sociologiques dans leur ensemble, puisque l’auteur entre en polémiques avec des figures sociologiques qui lui paraissent moins pertinentes dans l’analyse des objets culturels. Car ce qu’il faut expliquer, finalement, dans le cas qui l’occupe, c’est bien la magie par laquelle une œuvre devient telle, attire l’attention des commentateurs, puis du public ; la magie par laquelle l’aura d’une œuvre est le produit d’une transsubstantiation à laquelle participent les artistes, les galeristes, les mécènes, les experts, les juristes, les écoles (d’art), les musées, les critiques, les historiens d’art et les publics de l’art… bref, tout une socialité dans laquelle se joue la distinction entre sacré et profane, maître et sous-maître, prix élevé et prix courant, circulation large ou restreinte des œuvres, etc. Ainsi se forge l’opposition entre objets « nobles » et objets « communs ».

Enfin, Lahire n’est pas dupe de la position qu’il occupe dans le processus de constitution de cette œuvre de Poussin, La Fuite en Égypte, comme chef-d’œuvre authentique, ou plutôt de la position qu’on lui fait occuper. Dans l’esprit de l’équipe de direction du musée de Lyon qui lui a confié la mission de recherche dont les résultats sont consignés ici, la proposition initiale de travail adressée à un sociologue faisait clairement partie de la stratégie de communication autour du tableau.