Dans l’histoire des conflits sociaux et politiques, les usines Lip de Besançon ont fait figures de symbole. La traduction du travail de l’historien américain Donald Reid la met en perspective.

Spécialiste de l’histoire de France, Donald Reid enseigne à Chapel Hill en Caroline du Nord. Il a notamment publié une histoire des Égoutiers de Paris (PUR, 2014) et une autre des Mineurs de Decazeville (Havard UP, 2014). Pour ce nouveau livre, outre une bibliographie abondante, il a puisé dans des archives récemment ouvertes, qu’elles soient classiques comme les archives départementales, municipales et des organisations, mais aussi des films, puis des entretiens. Quelques grands temps scandent l’ouvrage : depuis la naissance de l’entreprise jusqu’à la fin de la première occupation (d’octobre 1973). Il interroge les lendemains du conflit, qui sont subdivisés en quelques sous thèmes : Lip comme symbole de l’émergence du féminisme, les nouvelles formes de conflits sociaux des années 1970 et la question de l’avenir de l’entreprise et de sa gestion.

 

Une entreprise presque ordinaire

L’entreprise Lip est fondée en 1867 par Emmanuel Lipmann, un horloger ayant ouvert une entreprise dans la capitale de la Franche-Comté. Cette dernière s’agrandissant, il l’installe sur les hauteurs de la ville, au Nord-Est de Besançon dans le quartier industriel de Palente, alors en pleine rénovation. L’usine assure l’une des plus importantes productions de montres à l’échelle mondiale.

Le fils d’Emmanuel, Fred, qui a séjourné aux États-Unis, transforme le modèle de production. Devenu Lip, elle passe de l’artisanat au travail à la chaine. L’horloger a innové, il fabrique les premières montres électriques, permettant à Lip de prospérer. L’entreprise reprend le modèle de gestion du paternalisme autoritaire et patriarcal, les femmes sont en effet très majoritaires dans l’entreprise : 77 % chez les ouvrières spécialisées alors que 90 % de l’encadrement est masculin. Il en est de même chez les délégués de l’usine, les responsables syndicaux sont presque exclusivement des hommes.

Les idées issues de mai 1968 infusent et se diffusent à Besançon, où l’usine a été occupée pendant quinze jours. Fred Lip accepte la transformation des relations humaines dans l’entreprise. En 1970, après une nouvelle grève, le directeur accepte une augmentation des salaires nettement supérieure à celles accordées dans les autres entreprises du territoire national. Les mouvements sociaux se multiplient dans l’usine. La marque connaît des difficultés financières qui entraînent une transformation de l’entreprise et sa fermeture partielle. En juin, ce plan rejeté par le comité d’entreprise amène une configuration inédite avec la grève et l’occupation de l’usine principale où les ouvrières contrôlent et vendent la production. Les ouvrières débordent les organisations syndicales quand il s’agit d’occuper l’entreprise puis de fabriquer, vendre et se payer, bouleversant les hiérarchies et les normes. La CFDT se rallie à la proposition.

L’entreprise devient pour un temps bref un espace autogéré. Les montres sont mises à l’écart pour être vendues au profit des occupants. Pendant trois mois, la France vit à l’heure des Lip, des unes de journaux aux manifestations de soutien, près de 100 000 personnes se rendent dans la capitale du Doubs le 29 septembre 1973, en passant par les colloques sur d’autres modes de entreprises, les assemblées générales permettent de projeter un autre futur, privant souvent in fine les Lip de leur parole. Le législateur, pour résoudre la crise, fait voter une loi favorable aux salariés licenciés, qui n'incite pas, de fait, à s’accaparer de l’outil de production. Si l’assemblée générale de l’usine rejette la première l’offre de reprise proposée, elle accepte en janvier 1974, l’accord de Dôle qui met fin à l’expérience de type autogestionnaire. Lip devient un symbole, un objet de réflexion sur le travail, les hiérarchies sociales et sexuelles mais qui a tendance à déposséder les principaux intéressés de leur histoire.

 

Lip comme symbole

En 1974, des situationnistes éditent un numéro factice du journal des Lip, Lip unité, écrivant par exemple : « les Lip ont autogéré leur propre aliénation ». La critique touche un champ large où tous les acteurs « institutionnels » sont visés y compris l’extrême gauche trotskiste et maoïste. Mais l’expérience Lip devient un champ d’expérimentation et de prédiction politique qui remet en cause les certitudes. Elle a en effet ébranlé les convictions de maoïstes, remettant en cause le modèle du Parti basculant vers un modèle politique basiste, proche de l’autonomie.

Les Lip ont favorisé et accompagné la diffusion de la culture autogestionnaire. Mais, les Lip sont révélateurs des blocages institutionnels et des jeux de pouvoir. Ainsi, l’auteur évoque la rencontre clandestine dans une église entre Jacques Chérèque, alors responsable de la Fédération de la métallurgie de la CFDT, et François Ceyrac, responsable du CNPF, afin de trouver des intermédiaires sociaux pour résoudre la crise. À une autre échelle, il analyse l’attitude des salariés de Lip, tiraillés et hésitant entre une volonté d’obtenir des avantages immédiats liés à l’accord de Palente de 1974 et les espoirs autogestionnaires et émancipateurs de l’occupation de l’été et l’automne 1974. Un autre aspect important est la structuration des revendications féministes autour de Lip. En effet, celle-ci est l’une des dimensions centrales, bien mise en valeur tant concernant l’espace familial que celui de l’entreprise et des hiérarchies syndicales. La seule figure masculine échappant quelque peu à la critique a été finalement le symbole et le porte parole du conflit et de sa mémoire, Charles Piaget, le principal responsable de la CFDT dans l’usine, autogestionnaire de toujours.

L’expérience Lip et les différentes tentatives de reprise autogestionnaire qui ont existé dans la deuxième partie des années 1970 ont alimenté les espoirs de transformations sociales et des relations humaines dans l’entreprise, partiellement récupérés dans le programme du Parti socialiste en 1981, même si, comme le montre l’auteur, pour les anciens, l’expérience possède le goût amer des espérances déçues.

 

Une passionnante enquête historique dont on pourrait regretter que les chansons évoquant les Lip (François Béranger « le blues du syndicat » et surtout Jacques Bertin « Besançon ») n’aient pas été mentionnées. De même, s’il accorde une place à la critique libertaire de l’expérience des Lip, la question de l’héritage régional du syndicalisme révolutionnaire, d’une part, et libertaire, d’autre, part n’est qu’à peine évoquée. Mais ces remarques n’entachent pas la qualité générale de l’ouvrage qui dresse une somme exhaustive et passionnante de ce conflit social, devenu politique et porteur d’espoir.