Deux complices de longue date interrogent Denis Clerc sur son parcours à l'occasion du 40ème anniversaire d'Alternatives Économiques.

Le titre de ces « conversations » qui dressent une biographie intellectuelle et militante de Denis Clerc est en trompe l'œil : Denis Clerc est connu d'un large public pour son livre Déchiffrer l'économie, qui en est à sa 19e réédition (La Découverte 2020). Ici, il s'agit de la « défricher », la débroussailler, éclaircir l'économie pour la rendre compréhensible par tous. Le titre est bien choisi : le parcours de Denis Clerc est dominé par cette volonté qu'il mit en pratique comme enseignant, journaliste, auteur et militant.

 

Un parcours de militant

Engagé à gauche, révolté contre la pauvreté et les inégalités, il démontre ici en économiste que la passion militante peut et doit passer par une rigueur dans les données et dans les raisonnements : les faits avant tout. Le vaste lectorat d'Alternatives Economiques, de sensibilités politiques diverses, a adhéré à cette façon de voir. Par quel cheminement depuis les années 1960 Denis Clerc a-t-il pu trouver sa voie loin des orthodoxies partisanes et de l'orthodoxie des économistes « mainstream » sûrs de leur science coupée des réalités de terrain et des autres sciences humaines ? Cette « conversation » de Denis Clerc avec deux complices de longue date, Christophe Fourel et Marc Mousli, y répond en déroulant une chronologie où son histoire intellectuelle et militante s'apparente à une formation continue, tant la formation et l'action se fécondent sans cesse.

L'itinéraire de Denis Clerc s'inscrit d'abord pleinement dans la période où il est engagé, au sens plein du terme : étudiant à Dijon, il adhère à l'UNEF, l'organisation qui fut la plus en pointe en faveur de l'indépendance de l'Algérie ; c'est au sein du large courant du catholicisme social marqué à gauche et influencé par le marxisme qu'il approfondit ses idées ; on le retrouve militant du Parti Socialiste Unifié, creuset d'idées nouvelles, dont l'autogestion, qui le séduit. Son engagement d'économiste est contemporain de la crise du capitalisme occidental des années 1970-1980.

Mais il suit cependant un parcours atypique : agrégé, promis à une carrière universitaire interrompue par son engagement en 1968 puis son service militaire comme enseignant coopérateur en Algérie de 1968 à 1971, il fait divers métiers d'enseignement, de la formation continue au lycée ; sa collaboration à la revue Economie et Humanisme joue un grand rôle dans sa formation ; étudiant à Dijon, c'est là qu'il fait sa vie, indifférent aux modes des cercles parisiens.

La part des hommes, des rencontres, est primordiale ; il tient à citer nommément une foule de gens, connus ou inconnus qui l'ont influencé ou avec lesquels il a travaillé. Et quand il ne les rencontre pas en chair et en os, il les rencontre en les lisant (c'est un très grand lecteur), ce qui nous vaut de passionnant passages sur les théories économiques, en particulier celle de Michel Aglietta et des autres régulationnistes dont il se sent très proche, de Karl Polanyi, pour lequel « ce n’est pas la société qui doit se conformer au marché, mais le contraire », ou d'Albert Hirschman, économiste hétérodoxe anti-fasciste dont il trace un inoubliable portrait.

 

L'histoire d'Alternatives Economiques

Cette attention à la théorie, à la recherche en économie ou autres sciences sociales marque aussi son œuvre principale qui reste Alternatives Economiques qu'il a créée et dirigée jusqu'en 1999. S'il se veut avant tout une presse pédagogique, visant à rendre l'économie intelligible à tous, le magazine ne se nourrit pas moins de ces compagnons de route que sont experts, théoriciens, chercheurs.

Le livre intéressera particulièrement les lecteurs du magazine. Denis Clerc y précise les conditions de sa création, les problèmes matériels, les avantages (l'indépendance, la démocratie interne) et inconvénients (la fragilité financière) du statut de coopérative de production, le succès auprès des professeurs de sciences économiques et sociales, la ligne rédactionnelle du journal, « qui peut se résumer en trois propositions : oui à la social-démocratie, oui à l’Europe (donc à l’euro), non à l’omnipotence du marché (que ce soit dans les faits ou dans la pensée économique) ». On y voit surtout combien il s'agit d'une œuvre collective, où quelques figures émergent : celle de Philippe Frémeaux (qui vient de nous quitter) est omniprésente, qui dirigea la rédaction et la coopérative après Denis Clerc avec lequel il forma un tandem fondé sur une totale confiance et une complémentarité de compétences.

Au-delà de cultures et d'idées politiques diverses, « ce qui rassemble tout le monde à Alternatives Économiques, nous dit Denis Clerc, ce sont quatre grandes convictions qui nous sont communes. La première est que le marché n’est pas omniscient : c’est un bon mécanisme pour fixer les prix et assurer un équilibre entre offre et demande, un mauvais pour assurer la stabilité macro-économique. La deuxième est que la réduction des inégalités est un facteur essentiel de la cohésion sociale et de la vitalité démocratique. La troisième est que le vivre-ensemble doit désormais se penser à l’échelle européenne voire mondiale. Enfin, l’écologie doit primer sur l’économie, car cette dernière détruit désormais plus qu’elle ne produit ».

Pour autant, l'aventure ne se fit pas sans conflits que Denis Clerc évoque. Tout comme il évoque les manques, en particulier l'insuffisante attention portée longtemps à l'économie sociale et solidaire : « Je regrette que nous n’ayons pas eu, dans le magazine, une plus grande ouverture sur ce secteur. Nous aurions pu être des compagnons de route de tout un mouvement qui a progressivement émergé. ».

Aujourd'hui, Denis Clerc poursuit sa route sur un chemin parallèle, se consacrant à la lutte contre la pauvreté. Pas par charité chrétienne, mais en économiste convaincu qu'aujourd'hui, la tâche n'est pas, dans les pays riches, de chercher à augmenter un PIB destructeur de l'environnement mais à redistribuer équitablement le travail et les richesses sur une terre vivable : c'est la condition nécessaire de la pérennité du « vivre ensemble ».