Un essai incisif du grand écrivain égyptien sur le thème de la servitude volontaire qui renoue avec l'inspiration de La Boétie

Dans le merveilleux livre que publient ces jours-ci Actes Sud, Alaa El Aswany – écrivain égyptien bien connu du grand public pour son inoubliable roman L’immeuble Yacoubian, porté à l’écran avec succès par Marwan Hamed en 2006 sous le même titre – raconte d’innombrables anecdotes, toutes plus étonnantes les unes que les autres, sur le comportement parfois étrange et bien souvent révoltant des dictateurs qui ont sévi au cours du siècle précédent (de Hitler à Moubarak en passant par Mussolini, Staline, Franco, Nasser, Hussein, Kadhafi, Bokassa, El-Assad, Salazar, Duvalier, Ceauşescu, Trujillo, Niyazov, etc.), et plus encore sur l’incroyable passivité des foules qui ont consenti et continuent de consentir massivement à l’exercice d’un tel pouvoir autoritaire.

Le livre s’ouvre sur l’une des anecdotes les plus frappantes que l’on peut y trouver. En juin 1967, au soir de la lamentable débâcle de l’armée égyptienne contre les forces d’Israël au cours de la Guerre des Six Jours, Nasser apparut à la télévision pour présenter sa démission. « Dès qu’il termina son discours », raconte Alaa El Aswany qui n’avait alors qu’une dizaine d’années, « dans toute l’Égypte, des millions de personnes sortirent précipitamment de chez elles pour envahir les rues, l’appelant à rester au pouvoir ». L’abdication de Nasser, loin d’apparaître au peuple égyptien comme une décision responsable de la part d’un dirigeant qui a infligé à son pays une si lourde défaite, a suscité de véritables scènes de panique. Sans y avoir été obligés par personne, des millions d’individus sont allés manifester leur soutien à un pouvoir corrompu sous la férule duquel ils souffraient pourtant déjà depuis plus d'une décennie.   

Le syndrome de la dictature

Des anecdotes de ce genre ne manquent malheureusement pas dans l’histoire de l’humanité, si bien que l’on pourrait remplir des volumes entiers en les collationnant. Le propos d’Alaa El Aswany n’est toutefois pas de faire œuvre d’historien ou de journaliste en versant de nouveaux documents à un dossier déjà bien instruit, mais plutôt de se servir de ce matériau – qui résonne évidemment de manière particulière pour cet écrivain en délicatesse avec le pouvoir égyptien actuel, dont l’œuvre est bannie dans son pays comme dans une large partie du monde arabe – pour répondre à une question qui, de son propre aveu, le tourmente depuis sa plus tendre enfance, qui est de savoir comment il se peut que les hommes veuillent leur propre servitude.  

« La question », écrit Alaa El Aswany, « me taraudait et je ne lui trouvais de pas réponse convaincante jusqu’à ce que je tombe sur Étienne de la Boétie ». Lisant le Discours de la servitude volontaire, l’auteur croit alors trouver la clé du mystère dans l’idée d’une sorte de perversion fondamentale de la liberté visant à sa propre destitution. C’est cette perversion qu’Alaa El Aswany appelle une maladie ou un syndrome, et dont il étudie patiemment les causes, les symptômes, la propagation et la prévention possible. Le but d’une telle analyse clinique de la dictature, comprise comme système idéologique et comme réalité persistante, n’est pas de livrer une autopsie de la démocratie, mais plutôt – pour filer la métaphore médicale – de proposer une radiographie d’un mal récurrent à la fois dans notre histoire et dans le monde contemporain pour mieux pouvoir le soigner. Il s’agit, autrement dit, de s’attaquer aux racines du mal en s’efforçant de comprendre la logique de la servitude volontaire afin de délivrer au final un message d’espoir, que l’auteur – inlassable militant de la démocratie – adresse sans doute aux hommes de bonne volonté du monde entier, mais aussi et peut-être surtout à ses compatriotes.

Le Syndrome de la dictature est donc tout ensemble un pamphlet politique virulent dénonçant l’emprise des dictatures en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique latine, et un essai philosophique travaillant à en élucider les causes et à en décrire les effets. C’est à ce dernier titre qu’il constitue à nos yeux une contribution remarquable à une réflexion multiséculaire sur le thème de la servitude volontaire, qu’il faut avoir présente à l’esprit, du moins dans ses grandes lignes, pour pouvoir en apprécier la portée. 

La servitude volontaire, de l’Ancien Testament à Lucien de Samosate

La toute première mention de l’idée d’une servitude volontaire se trouve probablement dans l’Ancien testament, et plus précisément dans le livre de Jérémie où ce dernier se plaint de ces hommes qui, dit-il, « ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre ». Comprenons-bien la phrase : le prophète ne s’étonne pas de ce que les hommes, ayant deux yeux, ne s’en servent pas. Il remarque que tout se passe comme si les hommes avaient des yeux pour ne pas voir – comme si, autrement dit, les yeux servaient précisément à ne pas voir, comme s’il y avait une fonction d’aveuglement de la vision.

Dans l’histoire de la philosophie, l’idée d’une servitude volontaire fait sa première apparition chez Platon. Dans Le Banquet, Pausanias distingue deux formes d’esclavage volontaire : l’une honteuse, inacceptable, même pour un véritable esclave, par laquelle un individu s’efforce d’obtenir une grâce ou une faveur quelconque de la part d’un autre ; l’autre non sujette à réprobation, se rapportant au mérite, par laquelle un individu s’engage volontairement à en servir un autre dans le but de devenir lui-même meilleur. Pour désigner cette forme de servilité, les Grecs disposent d’un mot difficilement traduisible : ethelodouleia, que Marsile Ficin, dans sa traduction latine du Banquet au XVe siècle, rendra par voluntaria servitus.  C’est cette dernière expression que Louis Le Roy reprendra plus tard en proposant l’équivalent français de « servitude volontaire » dans sa traduction du même dialogue platonicien en 1559.

Aristote lui aussi admet l’existence d’une forme de servitude consentie : selon lui, parmi les hommes, il en est qui sont faits pour servir, d’autres pour commander. Ceux qui sont faits pour servir peuvent comprendre que la servitude leur est avantageuse et y consentir en toute connaissance de cause, si du moins ils servent quelqu’un qui mérite naturellement d’être leur maître. Dans ce cas, dit-il, se produit entre le maître et l’esclave une « amitié réciproque » quand tous deux méritent leur statut.

Les Latins ne seront pas en reste sur ce thème. Cicéron dans ses Philippiques pose la question de savoir ce qu’est la servitude volontaire, et il n’hésitera pas à reprendre cette expression dans d’autres traités. Le poète Lucain écrit dans un vers qu’aucun chef ne peut être redoutable sans la complicité d’un « cœur coupable » – coupable de quoi ? D’avoir consenti, dans son for intérieur, à la servitude. Sénèque parle de ces « puissants qui ne sont forts que de l’accord des esclaves ». L’idée sinon le terme de servitude consentie est présente dans le mot rapporté de Plutarque « que les habitants d’Asie servaient à un seul pour ne pas savoir prononcer une seule syllabe qui est Non ». Tacite décrit à plusieurs reprises le peuple qui se « rue dans la servitude », qui se jette dans les bras des tyrans. Lucien de Samosate parle dans un petit opuscule satirique Sur ceux qui sont aux gages des grands de « collier d’or » et d’« esclavage volontaire » pour flétrir la condition des hommes de lettres ou des philosophes qui, par appât du gain ou d’une vaine gloire, se font les esclaves d’un homme riche et puissant qui les traite avec plus de mépris que le dernier de ses serviteurs.

La servitude volontaire, d’Erasme à William Reich

Poursuivons rapidement notre tour d’horizon, de la Renaissance à l’époque contemporaine. Erasme dans l’un de ses adages écrit que le tyran n’a les mains, les yeux, les pieds, que ceux que lui donnent ses sujets. Machiavel esquisse une théorie de la servitude volontaire quand il souligne que la domination souvent réduite à l’exercice brutal du pouvoir peut aussi se maintenir en répondant au désir du peuple : « Gouverner c’est mettre vos sujets hors d’état de vous nuire et même d’y penser ; ce qui s’obtient soit en leur ôtant les moyens de le faire, soit en leur donnant un tel bien-être qu’ils ne souhaitent pas un autre sort ».

Le Discours de la servitude volontaire qu’Etienne de La Boétie écrit dans les années 1553-1554 est à maints égards révolutionnaire. Il y a une rupture et une innovation laboétiennes par rapport à la tradition gréco-romaine, médiévale et renaissante qui est d’abord une innovation de langage en ce que La Boétie fait un usage inédit de l’expression même de « servitude volontaire ». Au XVIe siècle le mot de « servitude » est encore peu courant, le mot le plus souvent utilisé étant celui de « servage » (que La Boétie utilise lui aussi). Mais l’innovation la plus marquante de La Boétie consiste surtout à avoir fait de la servitude volontaire une thématique proprement politique. Il n’y avait pas de place pour l’idée d’une servitude volontaire en philosophie politique avant La Boétie, alors même qu’il existe une tradition très ancienne de réflexion sur le thème de la tyrannie et de la résistance au pouvoir. On pourrait dire que, jusqu’à La Boétie la thématique de la servitude volontaire avait fait l’objet d’une analyse essentiellement morale, donnant lieu à toutes sortes de protestations contre ceux qui courent apporter leur soumission et leurs hommages au pouvoir personnel du tyran, d’un homme puissant ou d’un « patron » (au sens que le mot revêt à l’époque de la Rome antique). La servitude volontaire ne concernait, en tout état de cause, que quelques individus et jouait principalement dans le rapport entre les puissants et les courtisans. L’apport de La Boétie a consisté à arracher l’idée de servitude volontaire du domaine privé où on l’avait enfermée jusqu’alors pour la faire jouer dans un champ collectif qui est proprement le champ politique, puisqu’il y est question du lieu du pouvoir, du tyran, des rapports du peuple au tyran. La Boétie a déplacé la question dans la sphère du politique. Mieux encore : l’innovation de La Boétie a consisté à déplacer le regard en invitant à se tourner, non pas vers les dominants (en passant au crible leur système de domination), mais vers les dominés (en essayant de percer à jour les voies multiples par lesquelles ces derniers participent activement à leur propre asservissement).

Racine dans un vers de Britannicus parle, quant à lui, d’une « prompte servitude ». Spinoza s’étonne dans un passage célèbre de son Traité théologico-politique que les hommes puissent « combattre pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ». Rousseau, dans la toute première phrase du Contrat social, s’étonne que l’homme, alors qu’il est né libre, est « partout dans les fers ». Marat dans un traité sur Les chaînes de l’esclavage soumet expressément à la discussion la thèse de la servitude volontaire, et s’ingénie à la désamorcer.

Kant a écrit une page extraordinaire dédiée dans une large mesure à l’analyse du phénomène de la servitude volontaire dans Qu’est-ce que les Lumières ?, où celle-ci est rebaptisée du nom de « minorité ». Tocqueville dénonce dans l’une des pages les plus célèbres de La démocratie en Amérique la « douce tyrannie » qui s’exerce sur ceux qui finissent par sombrer dans ce qui semble bien être une servitude volontaire. William Reich a su poser en des termes remarquables le problème de la servitude volontaire en liaison avec l’analyse des mouvements fascistes qui ont marqué l’Italie et l’Allemagne dans les années 1930, dans ce qui demeure sans doute son meilleur ouvrage, la Psychologie de masse du fascisme. Comme le note ce dernier, il est tout simplement inexact de prétendre que les masses ont été trompées ou aveuglées par Mussolini ou Hitler, qu’elles ont été victimes de la propagande, de la démagogie, etc. La vérité est que ces dictateurs n’ont jamais caché leurs intentions belliqueuses et leurs opinions xénophobes. Nul ne pouvait prétendre ne pas savoir à quoi s’en tenir à leur sujet, de sorte qu’il faut pouvoir réussir à comprendre comment des millions de gens ont pu désirer le fascisme à tel moment, en telles circonstances, et en toute connaissance de cause.

La servitude volontaire, de Milosz à Vaclav Havel

Le dernier grand livre sur le thème de la servitude volontaire, avant celui d’Alaa El Aswany, nous paraît avoir été écrit par Czeslaw Milosz sus le titre de La pensée captive, où l’auteur s’interroge sur son expérience de la dictature communiste en Pologne dans les années 1950. Comme il s’efforce de le montrer, il est impossible de rendre compte de ce qui a pu se passer dans les pays de l’est à cette époque en se contentant d’invoquer la contrainte par la terreur. « Il s’agit d’une chose bien plus grave que la contrainte par la force matérielle », écrit-il. Il s’agit bien plutôt d’une sorte de mise au pas intérieure, d’un « asservissement par la conscience » qui n’est comparable à rien de ce qui a pu se produire dans l’histoire de l’humanité. C’est cette complicité des Polonais, et particulièrement des intellectuels – ceux qu’Alaa El Aswany appelle les « intellectuels mercenaires » – avec un pouvoir qui les privait de leur liberté que Milosz analyse minutieusement.       

Pour être tout à fait complet, citons encore quelques noms de penseurs importants du XXe siècle qui ont eu recours à l’hypothèse de la servitude volontaire : Simone Weil, Hannah Arendt, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Des romanciers de premier plan, du XIXe et du XXe siècles, l’évoquent également :  citons Dostoïevski (dans « La légende du Grand Inquisiteur »), Zamiatine (Nous autres), George Orwell (1984), Arthur Koestler (Le Zéro et l’infini), Soljenitsyne (Le Pavillon des cancéreux), Milan Kundera (La Plaisanterie), Alain Damasio (La Zone de Dehors), etc. Depuis peu, l’idée d’une servitude volontaire a été reprise notamment en psychologie et en sociologie pour tenter de rendre compte d’actions qui ne sont pas exactement des contraintes et qui, pourtant, sont contraires aux valeurs de ceux qui les commettent (que l’on pense à la « soumission à l’autorité » de Stanley Milgram, aux travaux de l’historien Christopher Browning qui se demande comment des « hommes ordinaires » ont pu commettre de telles atrocités sous le régime nazi : exemples frappants de la banalité du mal, comme le disait Arendt). Dans le domaine de la psychopathololgie du travail, Christophe Dejours a montré qu’une part d’aliénation consentie était présente de la part de ceux qui souffrent le plus dans leur lieu de travail. Il conviendrait enfin d’examiner attentivement la vaste « littérature de la dissidence » produite au cours de la seconde moitié du XXe siècle, en entendant par là les travaux de nombreux intellectuels et hommes de lettres impliqués dans le mouvement de dissidence des pays de l’Est (la dissidence polonaise autour de Lech Walesa et de Bronislaw Geremek, la dissidence hongroise autour de Janos Kis et d’Istvan Bibo, la dissidence russe autour de Soljenitsyne, la dissidence tchèque autour de Jan Patočka et de Vaclav Havel), de l’ex RDA, de la Corée du Nord, de Chine, etc.

Curieusement, l’histoire très riche de la réflexion sur la servitude volontaire, dont nous n’avons indiqué ci-dessus que quelques repères fondamentaux, n’a encore jamais été écrite, en quelque langue que ce soit. En son absence – pour reprendre un concept cher aux théoriciens de l’herméneutique de la réception –, c’est l’horizon d’attente même d’un livre comme celui que vient de publier Alaa El Aswany qui fait défaut, en nous privant du même coup des instruments nécessaires à la juste compréhension du phénomène politique dictatorial. Souhaitons que les lignes qui précédent auront donné à quelques-uns le désir de mener à bien l’indispensable étude du thème de la servitude volontaire, de Platon à Alaa El Aswany.