Qu’ont de commun les violences des militants de droite, de gauche ou d’ailleurs ? Et à l’inverse, qu’est-ce que leurs disparités nous disent des rapports sociaux contemporains ?

La collection Violences et radicalités militantes en France rassemble les actes de colloques ou journées d’études de programmes pluridisciplinaires financés par l’ANR (Agence nationale de la recherche), en particulier le programme Vioramil. Ce programme étudie de manière quantitative et qualitative les formes de violence militantes commises en France ces dernières années. Il a débuté en 2016 et s’est achevé en 2019. Le volume dont nous rendons compte ci-dessous est issu d’un colloque organisé par le Centre de recherche sur les médiations à Metz en novembre 2018.

Ces présentations faites, il convient d’insister encore sur un point : ce volume rassemble 26 contributions, réparties en trois groupes : « Mobilisations, stratégies, perceptions », puis « Médias, réseaux sociaux numériques, interactions » et enfin « Raisons, déraisons et résonnances ». D’autres découpages internes à chaque groupe interviennent, que nous rencontrerons au besoin en cours de route. Les chercheuses et chercheurs viennent d’universités diverses de l’espace francophone et les corpus bibliographiques sont précisés, dans chaque article.

Les cas choisis pour être commentés dans ce volume, le sont avec doigté : mobilisations militantes pour l’écologie, luttes syndicales, luttes politiques (d’Éducation sans Frontières, des Faucheurs d’OGM, de Jeudi noir, des anti-nucléaires…), harcèlement sur Twitter, désobéissances civiles, ZAD, affaire de l’aéroport de Paris, attraction et répulsion des Identitaires, djihadisme, antisémitisme, scandales suscités par des œuvres d’art (et la corrélation avec des demandes de censure), actions des Femen, des milieux anti-IVG, délinquances, monde des bandes, utilisation des images de terreur dans les médias, attentat de la rue Copernic, etc.

La diversité de ces thèmes en actions illégales et/ou violentes/non-violentes, publiques et/ou individuelles ou collectives, médiatisées et problématiques, ne doit pas cacher l’essentiel. Il y a bien des similitudes à dégager de cette diversité, sans tomber dans les confusions. Notamment, si l’on table sur l’aspect communicationnel des actions, la question de la mémoire de la violence et de la radicalité militante dans l’espace public, et la diversité des modalités d’action dans le rapport à la communication, voire les modalités de couverture médiatique, de la part d’une multiplicité d’acteurs engagés dans des causes et des combats.

Il conviendrait, par ailleurs, de lire simultanément les autres volumes de cette collection aux fins de comparaison des types de violence quantitativement et qualitativement. Ce qui n’est pas accompli ici.

 

Perspectives et méthodes

Comme dans toute recherche à tendance sociologique, il convient de préciser à partir de quels concepts elles sont entreprises. Quelques articles prennent la précaution de statuer sur les méthodes et les concepts. En l’occurrence, compte tenu du fait que ce volume est lié d’une certaine manière à l’université de Lorraine, il est logique d’observer le jeu d’échange conceptuel entre ce volume et le « publictionnaire » publié dans cette université, et sur lequel on ne fait pas assez de publicité. Les usages des termes mis en jeu (particulièrement la notion de violence) sont mis en confrontation entre chercheurs et presse écrite ou radiophonique étudiée. Des variations sont très sensibles, spécifiquement dans les argumentaires et les dimensions de la communication dans le compte-rendu des terrorismes. La « couverture médiatique » dispense ses variations de vocabulaire, auxquelles le chercheur doit demeurer attentif.

Du point de vue méthodologique, aussi, les articles ne cessent de rappeler que la plus grande différence entre les résultats d’enquête et les discours médiatiques sur la violence sociale et politique est le rapport aux fausses causalités ou aux causalités généralisées. De même que le style des communiqués de militants procède de généralisations abusives, de passage d’un cas à la totalité, les discours médiatiques ont souvent tendance à tirer des conclusions hâtives. L’exploitation de corpus d’articles de la presse quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, de corpus d’images télévisuelles, et de communiqués via les réseaux sociaux, permet aux chercheurs de déterminer des configurations de mots et d’images qui constituent des matrices de diffusion ou des matrices de l’histoire et de la mémoire sociale. Encore faut-il souvent précéder en deux temps : saisir ce qui entoure un acte au moment de son exécution et travailler la manière dont un acte produit des effets médiatiques sur la longue durée (mémoire, récits postérieurs, etc.).

Que l’on parle de l’assassinat du préfet Érignac, de l’attentat de la rue Copernic ou du djihadisme, la recherche des causes est aussi délicate à conduire que l’analyse des fonctionnements de la communication. Il faut sans cesse déceler des différences, afin de ne pas risquer de se perdre dans des modèles mécaniques.

Un exemple : en ce qui concerne la communication autour des événements, des articles notent comment le discours et le positionnement de certains médias, notamment de la gauche française sont restés parfois ambigus face à la violence militante révolutionnaire radicale. Ce qui vaut aussi bien pour le sujet des ZAD que pour la presse au moment du meurtre du PDG de la Régie Renault, Georges Besse (1986), par Action Directe. Mais cela vaut aussi pour le rapport des discours journalistiques à la communication déployée par les groupes djihadistes sur Internet et les réseaux sociaux, y compris pour leur rapport aux images de mise à mort d’otages produites et diffusées par Daesh (montrer ou ne pas montrer, telle est la question ?).

Enfin, ces articles s’opposent à juste titre au discours philosophico-juridique qui s’ordonne au problème de la loi, ce discours qui déchiffre la permanence de la guerre dans la société et qui fonctionne comme arme pour une victoire partisane. La notion de violence sociale fonctionne trop souvent comme moyen de dissimuler la forêt des violences – nous y revenons ci-dessous.

En un mot, la recherche sur cette matière vivante et problématique ne s’opère pas aisément. Il faut surmonter de nombreux obstacles, tant en ce qui concerne la réflexion et les catégories d’intellection, qu’en ce qui concerne l’entrée en contact avec les militants.

En tout cas, un problème est fort bien éclairé aussi, c’est celui de la différence entre les lieux et les espaces publics. On ne se méfie jamais assez des deux facettes sémantiques de la notion : les lieux physiques (la rue, la place publique…) ne sont pas les relations ou l’expression publique (prises de parole, utilisation des moyens de communication, expression publique et confrontation d’idées et de positions). C’est une distinction dont profite pleinement un article sur le cas du conflit autour du projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes, vu au travers des récits publiés par le journal Le Monde. Cela permet de mieux saisir comment une occupation d’un lieu public peut donner lieu à une visibilité dans l’espace public.

 

Les notion (violence et radicalité)

Établir le statut de la violence n’est pas chose aisée non plus. Entre ceux qui prétendent qu’elle relève de la nature humaine et ceux qui la renvoient aux rapports sociaux, le débat est cependant très atténué désormais, et l’ouvrage s’établit bien sur ce second terrain. Pour autant, comment penser la violence dans le cadre de la régulation sociale ? D’autant qu’il n’existe pas de violence pure et qu’il convient toujours d’analyser les rapports entre violence et contre-violence. À cet égard, il convient bien de distinguer la violence de telle ou telle action, de la violence dans une situation et de la violence à l’encontre d’une première violence. De même que l’on ne peut occulter la nécessité de différencier la violence physique (qui participe du répertoire de l’action politique) et la violence symbolique (impliquant une souffrance identitaire chez ses victimes, violant le statut de tel ou tel ou d’un groupe).

Néanmoins, il est important de suivre aussi un fil conducteur que l’on retrouve dans de nombreux articles : reconnaît-on sa propre violence ? C’est-à-dire, le militant violent reconnaît-il sa propre violence ? N’est-on pas presque toujours poussé à déclarer que l’on n’est pas violent, mais que l’autre l’est ? Cette part de la subjectivité est évidemment décisive dans le débat sur les violences militantes. De même qu’il est central d’étudier la manière dont des activistes décident de ou apprennent à désigner l’ennemi. En fonction de quelle information, de quelle logique discursive ou de quelle fonction performative ? Cette désignation de l’ennemi renforce à la fois les motifs de dénonciation et les décisions de lutter. Conduire des actions « coup de poing » ne peut s’accomplir qu’à partir d’un processus visant un but (fût-il fantasmatique) dont divers articles explorent les éléments. Encore faut-il noter que cette fabrication de l’ennemi peut prendre des tournures différentes. Un article relate d’abord comment un directeur de thèse dont un étudiant est devenu djihadiste a été harcelé sur Twitter, avant d’analyser aussi la rhétorique Twitter et ses mœurs de déstabilisation, de décrédibilisation (ici de la position du « sachant »), ses généralisations abusives et autres volontés de voir disparaître « l’ennemi ». L’analyse rejoint ainsi les propos tenus par Marylin Maeso dans Les conspirateurs du silence, dont nous avons rendu compte sur Nonfiction.

Enfin, dans cette fonction de la violence, il faut inclure désormais la manière dont s’opèrent les médiatisations des actions. Il est clair, quasiment dans chacun des articles, que la médiatisation n’est plus remise entre les mains des journalistes. Les organisations militantes médiatisent elles-mêmes les actions entreprises : publication de récits d’action sur Twitter, diffusion de photos sur les réseaux sociaux, clips plus ou moins promotionnels des mouvements, selon les codes d’ailleurs le plus souvent classiques des bandes annonces de films. La médiatisation s’opère en direct, par soi, et est rendue possible par les nouvelles technologies. Nul n’est aveugle sur ce plan, mais cela peut se renverser : les autorités contestées pouvant arguer de ce phénomène pour le désigner comme la cause des engagements militants.

On a des problèmes semblables avec le second terme mis en avant dans ces travaux : radicalité. Comment définir celle-ci, surtout à une époque où ce terme est mis en usage sans aucun soin – ou avec un soin idéologique certain, comme le remarque Marie-José Mondzain dans Confiscation ? Sur ce plan par exemple, plusieurs articles montrent comment s’opère la lente prise de conscience des médias à l’égard de tel ou tel problème, et comment le terme de « radicalité » entre en jeu. C’est le cas autour de Notre-Dame des Landes, par exemple ou comment un « projet d’aménagement du territoire » devient un « projet suscitant des tensions », avant de devenir l’objet d’une « contestation radicale ». Cette fois, c’est donc la rhétorique des luttes qui se construit au fil du temps, telle qu’approchée par un journal national. Les articles du journal se modifient au fur et à mesure des tensions, et des fractures dans les unanimités de départ.

Parfois aussi, et il fallait en passer par là, il s’agit moins de la radicalité des luttes en tant que telles que de l’émergence de la notion de radicalité dans les récits d’un journal pour caractériser un mouvement social ou pour parler de lui (voire transcrire ses propos). Un auteur observe comment, dans le cas étudié, les « résistants » sont passés de « riverains » à « radicaux ». Un autre article complète celui-ci en examinant comment la manière de relater des événements participe à la construction de l’opinion publique à son égard. Et pour se retourner vers les contributions à ces analyses des violences radicales, ces récits, donnant un rôle crucial aux médias dans la construction de la violence protestataire, deviennent simultanément des objets de recherche.

 

Violence et culture

Il est tout à fait pertinent de trouver dans l’ouvrage un article portant sur la censure, ou plutôt la demande de censure, désormais courante, contre des œuvres d’art. Ici, il s’agit du théâtre et de la mise en scène de Sur le concept du visage du fils de Dieu. L’article s’intéresse à la formation du tumulte, ses sources, et la violence verbales et physique déployée dans l’espace public par l’extrême-droite, et insiste sur la manière dont le spectacle a été évincé dès lors que les « contradicteurs » ont pu s’emparer de l’espace public et des dispositifs et technologies pour rendre visibles leurs revendications. L’enjeu, c’est la dimension de scandale que le spectacle a suscité, incluant les éléments médiatiques, judiciaires et politiques. L’auteure résume l’affaire, cite les demandeurs de censure (Institut Civitas en premier lieu qui se charge de délimiter les seuils d’acceptabilité des œuvres pour le public chrétien), leurs lettres de menace notamment au directeur du Théâtre de la Ville et à Romeo Castellucci. Elle examine ensuite les heurts dans l’espace public, mais aussi les actions plus violentes dans les lieux (investissement, gaz lacrymogènes, boules puantes et jets d’œufs sur les spectateurs, montée sur scène pour arrêter le spectacle, etc.). Et pourtant, le spectacle n’a pas été interrompu.

Ceci résumé, il reste à analyser les stratégies de communication et de mobilisation des opposants : sites Internet et réseaux sociaux en action. Les manifestations publiques ont aussi été accompagnées, mais pas dans le même sens, par les espaces médiatiques institutionnels et professionnels. L’auteure remarque alors que ces actions ont, pour une part, consisté à prendre la scène en otage et à mettre en scène les opposants (avec usage de la symbolique religieuse). Le spectacle était en quelque sorte dans la rue et ces opposants se présentaient en victimes persécutées, usant de l’argument apparemment irréfutable du blasphème. « Apparemment », car la grande majorité des opposants n’a pas vu le spectacle et fantasmait la notion de blasphème. Ce qui est intéressant en fin de compte, c’est d’observer comment les actions se sont déplacées de la pièce elle-même vers la supposée persécution de la « population chrétienne » ; et en complément, d’observer comment les intégristes, ayant perdu les procès, ont cependant gagné en visibilité.

Sans les mettre sur le même plan, les actions des Femen – interviews de militantes à la clefs – méritaient aussi une analyse. Cette organisation féministe née en Ukraine en 2008 conduit des actions contre les dictatures, l’industrie du sexe et la religion. Les violences envisagées (contre Poutine, l’Eglise orthodoxe, etc.) ont pour propriété d’être théâtralisées, mises en scène dans l’espace médiatique. Mais ce qui intéresse le rédacteur, c’est plutôt la manière dont la radicalité saisit le groupe progressivement, sans être nécessairement inscrit dans les prémisses du mouvement. L’idée de dénoncer en rendant public est centrale. Un travail d’action collective est entrepris en amont, les activistes veillent sur l’actualité, et jouent avec le spectaculaire, dont elles savent bien que la couverture médiatique n’attend que cela. Les activistes s’organisent en répartissant les tâches, avec repérage des lieux de l’action, et font le choix de l’humour et des actions théâtrales. La visée est celle de l’efficacité. Ce qui ne va pas sans tensions internes, notamment autour de l’utilisation de la nudité partielle en public qui peut être interprétée comme reproduction du corps-objet dans les médias (à noter qu’entre 2007 et 2008, cet usage n’est pas encore entré en scène), même si on juge que grâce à ce procédé une protestation féminine peut intéresser la presse ; ou si à l’inverse on se méfie d’une manière particulière de rendre les médias complices.

 

Des processus

On sait que pour une part, les batailles politiques sont devenues des batailles de la communication. Aussi nombre des articles de ce volume se consacrent aux processus d’engagement des personnes dans un mouvement et aux modalités d’expression et de mise en visibilité de leurs actions, au point qu’on peut parler parfois de coproduction des événements contestataires de la part des médias et de ceux qui participent aux mouvements. Une question devient centrale : le militantisme ne risque-t-il pas de se transformer en instrument au service des médias ? Certains groupes misent sur une hypertrophie de la stratégie de visibilité médiatique. Ils fournissent eux-mêmes des images clés en main aux médias, choisissent leurs cibles en fonction de l’accueil possible des caméras, entreprennent des actions spectaculaires correspondant au format télévisuel.

On nous expose quelques cas où ce sont les journalistes qui donnent le feu vert pour le déclenchement d’une action (non pas de sa teneur). Des groupes profitent de conseils de journalistes pour adopter la bonne attitude dans les médias. En l’occurrence, il est relevé que les actions de désobéissance civile, par exemple, reposent sur la croyance que leur succès dépend de leur écho médiatique. Les médias s’y laissent prendre qui ne jugent pas de l’intérêt d’un mouvement au seul nombre de ses militants (cas des Refuseurs, groupe de résistance au néolibéralisme qui propose aussi des stages pour mieux gérer le rapport aux médias).

Il faut s’attarder alors sur les articles qui analysent certains engagements : altermondialisme, anticapitalisme, révolutionnaire, écologiste, non violent. Ceci pour s’apercevoir qu’en examinant les détails de la vie économique des militants, des rapports familiaux, des diplômes universitaires acquis, il s’agit de militants privilégiés sur le plan culturel, quoique menacés par le déclin économique. Ils disposent de comptes Facebook et Twitter. Ces militants ne jugent pas le rapport aux médias de la même manière que jadis. Les primo-arrivants dans les mouvements sociaux depuis quelques années aiment la présence des caméras. Les transactions entre journalistes et militants en sont facilitées. L’affinité d’habitus existe. Elle favorise une conscience commune des enjeux politiques. Et une collaboration directe face à une ressource précieuse.

On retrouve cela dans les divers articles consacrés au Djihad et aux militants du Djihad. Il s’agit bien d’un fait social total si l’on englobe ou intègre dans l’analyse, ce que fait fort bien ce volume, les dimensions sociologiques, politiques, économiques, urbaines, etc. Mais aussi communicationnelles. Il faut en effet examiner non seulement les mécanismes de passage dans ce qu’il est convenu d’appeler la « radicalité » (la notion demeurant problématique, nous l’avons précisé ci-dessus), mais aussi les productions langagières des « radicalisés » et les justifications données de la radicalité, pour ne pas parler de la manière dont la presse s’intéresse et parle de la « radicalité ». La matrice doctrinale est une chose et la propagande de l’État islamique est assez connue (son prisme géopolitique, sa théologie), mais la parole tenue par les prisonniers djihadistes français en est une autre qui mérite non moins examen. Le narratif djihadiste se structure en effet autour de trois piliers : « je », « nous », les « autres ». Il mobilise une subjectivité en quête de sens et d’identité, qui souhaite renaître dans un autre cadre. Le « nous » vient à son secours et renforce la condamnation des « autres » qui méritent punition (retour sur la notion « d’ennemi »). Ainsi va le noyau discursif du djihadisme, teinté ensuite de morbidité. C’est là qu’il rejoint le discours doctrinal, en faisant usage des technologies de l’information et de la communication. Ce qui par ailleurs est plus intéressant encore est l’analyse de l’aradicalité des djihadistes condamnés. Par-là, il faut entendre une position qui rend compte des choses sans tomber dans le binarisme (ou radicalisation ou déradicalisation).

Le lecteur, la lectrice l’auront compris : ces 26 contributions doivent être lues pointilleusement. Elles rendent compte d’un état de notre société, dont il est indispensable de saisir les arcanes.