A travers une étude de cas en sociologie de l’art et un examen de l’appareil conceptuel mis au point par Goffman, Nathalie Heinich plaide la complémentarité des approches en sciences sociales.

Les œuvres d’art public vont à la rencontre de toutes sortes de publics, initiés ou non. Autour d’elles se produisent nombre de propos, gestes et autres modalités d’appréciation. De ce fait, elles deviennent, sans que ce soit à leur insu, une occasion de faire entrer les sociologues en scène. Ces dernier(ère)s peuvent y trouver matière à élaborer des objets de recherche portant, dans ce cas, finalement, sur le rapport entre ce qui est public, ce qui est publicisé et ce qui est porteur d’espace public. On dispose ainsi d’innombrables résultats d’enquêtes depuis que se croisent artistes, œuvres, publics et sociologues, et in vivo depuis le renouvellement de la commande publique en 1981. Au demeurant, des enquêtes sur la réception des œuvres sont presque devenues des exercices banals, obligeant les lecteurs des résultats à discerner les travaux bien conduits et les autres.

De cette matière, la documentation sur les usages sociaux faits de l’œuvre d’art contemporain, puis de l’œuvre d’art publique, la sociologue Nathalie Heinich s’est fait une spécialité, qui nous vaut cette année la publication de Le Pont-Neuf de Christo. La question qui préside à l’enquête est de savoir ce que fut, pour le public, le « Pont-Neuf » de Christo. L’ouvrage prend le temps de rendre compte de l’enquête conduite par elle au cœur des passants au moment de l’emballement dudit pont (22 septembre – 7 octobre 1985). Un compte rendu qui pourrait bien aussi servir de préalable aux enquêtes qui viendront lorsque le même artiste aura emballé l’Arc de Triomphe, sans doute cet automne. Par une coïncidence de publication, ce premier ouvrage est complété par un autre livre qui porte cette fois sur la méthode du sociologue Erving Goffman (1922-1982) ; or nous verrons que dans le fond, la lecture de Goffman est ce qui a justifié l’enquête de 1985, laquelle permet en retour de méditer la valeur de cette méthode d’analyse.

Le Pont-Neuf de Nathalie Heinich

Cette enquête sur les usages sociaux de l’emballement du Pont-Neuf n'existait que sous la forme d'un rapport conservé à la Bibliothèque nationale de France et n'avait été que partiellement publiée, sous la forme d'un article en 1988. Sa publication est donc la bienvenue, dans cette nouvelle version, d’abord dans la mesure où elle permet à la fois de revenir sur un situation assez vieillie, de réinterroger la réception in vivo de l’œuvre de Christo, et d’expliciter le matériau utilisé à l’époque de l’enquête : matériaux recueillis in situ, graffitis, tracts, articles, enregistrements quasi-sismographiques de l’événement, mais aussi déambulations parmi les passants, écoutes des conversations, discussions avec des proches, auxquelles Nathalie Heinich avait encore ajouté des lectures de la presse, le recueil systématique de la documentation, y compris ragots et rumeurs, etc.

D’autres part, l’exhumation de cette enquête est également l’occasion de faire retour sur la méthodologie utilisée pour conduire ce travail. Car, comme l’explique Nathalie Heinich, c’est justement parce qu’elle était « à la recherche d’un modèle théorique permettant de conférer un statut sociologique aux "registres de valeurs" mobilisés dans tout jugement de valeur, et notamment aux registres esthétique et éthique qui s’affrontent de manière irréductible » autour de tels objets, qu’elle a « été amenée, à partir de l’analyse du Pont-Neuf, à (s)e plonger dans la « cadreanalyse" goffmanienne ». Cette « méthode » d’analyse sociologique, comme on peut la voir appliquée ou détaillée dans le premier ouvrage ainsi que dans d’autres publiés depuis, repose sur trois piliers : une sociologie compréhensive, une attention portée à la singularité et la neutralité axiologique (même si l’auteure précise avoir parfois fait quelques entorses à ce dernier principe de recherche).

Il fallait donc revenir aussi sur l’usage, cette fois, des propos de Goffman dans les travaux de Nathalie Heinich. C’est à cela que répond la publication du second ouvrage présenté ici. C’est au cœur même de ses enquêtes que l’auteure rencontre sa lecture de ce sociologue. Peu connu, Erving Goffman a cependant eu son heure de gloire en édition française durant les années 1970. À cette époque, où l’analyse de la vie quotidienne devenait une tâche centrale, on lisait La mise en scène de la vie quotidienne, du moins quand on n’était pas intéressé d’abord par Asile ou Stigmate.

Ce qui devient, de ce fait, important au sein de l’ouvrage de Nathalie Heinich, ce n’est pas seulement ce qu’énonce Goffman : c’est aussi la critique des classifications dans lesquelles on enferme le travail de Goffman. Des commentateurs classent ce chercheur dans la catégorie des « interactionnistes ». Ce qui est rien moins qu’évident (malgré le choix de Goffman d’intituler deux de ses ouvrages Interaction Ritual et Strategic Interaction) et motive l’entreprise : observer la manière dont l’axe de travail de Goffman a été reçu, entre déception et enthousiasme. Goffman est-il alors interactionniste ou non ? Et si non, alors que serait-il d’autre ? Ou bien, s’il fut interactionniste (se vouant à la recherche d’un sens, du rapport du sujet aux intentions), pourquoi est-il (ou serait-il) devenu structuraliste (reconnaissant le primat du système) ? Évidemment, il faudrait préciser le sens des termes, ce que fait très clairement l’auteure, en référant aux analystes de Goffman. Évidemment encore, il faudrait faire droit aux rectifications de Goffman même, en 1981.

D’une certaine manière, ce second volume présenté ici bénéficie, en retour, du travail sur le Pont-Neuf, puisqu’il explore les structures sous-jacentes d’organisation, de perception et de catégorisation des œuvres de Goffman. Ce qui est aussi le problème posé par les propos recueillis autour du Pont-Neuf.

Autant dire, pour revenir au rapport entre les deux ouvrages, qu’il ne s’agit ici ni d’art public pour soi, ni de Goffman pour soi, mais de les retrouver liés dans les deux ouvrages, ce pourquoi nous les présentons simultanément. C’est même l’enquête sur l’emballage du Pont‐Neuf par Christo, en 1985, qui donna lieu à la première utilisation de l’ouvrage Frame Analysis   dans la sociologie française.

Des cadres de perception

Reprenons d’abord la démarche de Nathalie Heinich à partir du cas du Pont-Neuf – « le plus urbain de tous mes projets », dit Christo. La sociologue ne cherche pas à analyser l’œuvre de Christo. Elle se penche sur son rôle éventuel dans le système de position occupé par « un sujet », ici des « regardeurs » de l’œuvre, dont elle nous présente aussi des photographies, de leurs attitudes, de leurs gestes… L’axe du travail consiste à dépouiller les propos des un(e)s et des autres, afin de saisir comment se forme une opinion à propos d’une œuvre d’art (ici publique) – sans exclusivité cependant. Quels sont les propos avancés pour adhérer ou non au travail de l’artiste, ou pour s’autoriser à le commenter (« je ne suis pas assez éduqué », « je ne suis qu’un homme de la rue »), quels sont les arguments employés, les modes de condamnation (« c’est pas un travail ») ou d’approbation, et quels sont les canons à partir desquels on s’exprime (« il fait cinquante mille fois la même chose », « est-ce de l’art ? ») ?

En un mot, le problème traité est bien celui qu’annonce le sous-titre de l’ouvrage, mais à condition de comprendre aussi qu’on ne peut saisir cette opinion esthétique qu’à partir d’une logique temporelle qui est celle de l’ajustement marquant le processus d’implication dans le propos concernant l’œuvre. L’auteure tente de reconstruire à partir d’interviews, en particulier, la cohérence de chacun des propos recueillis et présentés, leur mode d’élaboration et d’expression, et parfois les stratégies de démarquage employées par les locuteurs par rapport à la situation d’entretien et l’objet de la discussion.

Tout cela, cependant, en confirmant une option bien connue d’un type de sociologie selon laquelle il importe aussi d’appréhender si, et comment, la personne enquêtée se sent autorisée ou non à émettre une opinion personnelle, comment elle exprime sa conscience d’avoir affaire à un objet qui relève d’un domaine dont la maîtrise suppose des ressources spécifiques voire ou inaccessibles, supposant ainsi un capital d’information et d’éducation, duquel la conscience de la dépossession engendre le retrait, la mise hors-jeu de soi-même.

Mais allons plus loin. Car c’est là qu’intervient Goffman dans les conditions précisées ci-dessus. Et si son concept de « cadre » pouvait être utilisé afin de mieux cerner les propos des publics des œuvres ? Ce concept de cadre permet à Goffman de considérer les individus comme porteurs de structures et de s’en faire le sujet ou non, du moins tel qu’on interprète son travail. Mais l’occasion est donnée aussi de vérifier son prétendu interactionnisme, dont on peut estimer qu’il a été largement surestimé.

Dans le second volume présenté ici, l’auteure, justement, ne part plus du Pont-Neuf, mais du film The Square (2017), et du personnage performeur déambulant entre les tables d’un dîner de Gala avant de s’en prendre physiquement à une femme attablée. Question : quelles positions adoptent les convives avant de trouver que le seuil du tolérable est dépassé ? Ils mettent longtemps à réagir et à accepter d’éprouver et d’exprimer des émotions adéquates en défendant leur intégrité. Est-ce donc la forme du cadre qui impose les attitudes ?

C’est à partir de cet exemple, et des questions qu’il pose, que Nathalie Heinich veut livrer quelques clefs d’entrée dans l’œuvre de Goffman, et notamment dans l’ouvrage qui, semble-t-il, aux dires de Pierre Bourdieu, comptait le plus aux yeux de son auteur, sur les cadres de l’analyse. De toute manière, cette entreprise est bien originale. Goffman se propose d’expliciter les structures sous‐jacentes d’organisation, de perception et de catégorisation des actions humaines, quelles qu’elles soient. Et Nathalie Heinich a raison d’estimer nécessaire d’expliciter l’architecture rigoureuse du volume. Notamment du fait de son inspiration profondément structuraliste. Ce qui est paradoxal, si on considère que le structuralisme se situe à l’opposé du courant interactionniste dont Goffman était considéré comme l’un des principaux représentants. N’y revenons pas.

Une position déroutante

Le second ouvrage, consacré à Goffman, prend donc à parti les désaccords entre nombre de sociologues sur le statut de l’œuvre de Goffman. Cette œuvre est résumée par Nathalie Heinich, dans son ouvrage, en insistant sur l’opposition interaction-structure. Il est toutefois temps de se demander si dans toute son œuvre Goffman n’a pas associé certaines propriétés de l’interactionnisme avec le schème de la pensée structuraliste. D’ailleurs Goffman lui-même revendiquait à la fois le primat de la perspective macrosociale et le droit à l’aborder à travers l’expérience individuelle.

Ces discussions sont résumées par l’auteure. Elle en interroge les catégories et les présupposés. Notamment en ce qui concerne la définition de la « réalité », à laquelle chacun réfère : réalité quotidienne ou réalités secondaires… La notion de réalité quotidienne en tant que réalité première a-t-elle du sens en sociologie ? La banalité intéresse bien Goffman, mais dans la mesure où se joue aussi en elle la relève d’une métaphysique du banal.

D’une manière ou d’une autre, il est donc question de la formalisation de l’expérience ordinaire et des situations familières : dire bonjour à des passants, rencontrer, etc. Qu’est-ce qui oriente nos activités ? Et trouble notre assurance ? En l’occurrence, on pourrait se contenter d’une démarche de phénoménologie ou d’ethnométhodologie. Mais c’est insuffisant. D’autant que Goffman ne se contente jamais de parler seulement des cadres de l’analyse. Il remarque fort justement que ce sont les changements qui font apparaître les règles implicites, tandis que les cadres à l’état stable, surtout lorsqu’ils ont la simplicité des « cadres primaires », ne sont pas de bons révélateurs des structures sous‐jacentes.

Nous voici donc mieux armés pour affronter ces questions. Dans cette sociologie, il ne s’agit plus de se demander ce qu’est la réalité, mais ce qu’est le sens de la réalité. C’est ainsi que l’on peut affirmer que le cadre primaire « confère une signification à tout aspect d’une scène qui autrement en serait dépourvu ». Il organise une perspective d’ensemble. Ce qu’on peut montrer à l’évidence à partir du code de la route. Mais ces cadres sont vulnérables à la transformation. Hasard, événements isolés, catastrophes naturelles… imposent un double modèle de transformation : selon des « modes » (détaillés en 5 catégories fondamentales) et des « fabrications ». Et au milieu se tient le « rôle » (social). Ce qui impose à Goffman une analyse comparative entre rôle social et rôle au théâtre. Goffman y revient d’ailleurs sans cesse, en précisant à propos du théâtre qu’il faut tenir compte de ses limites spatiales, de l’absence de quatrième mur, des acteurs qui regardent la salle, de l’attention qui se porte sur une personne à la fois, des acteurs parlant à tour de rôle, de l’information nécessaire donnée de façon indirecte, du ton et de l’élocution qui y sont plus soutenus. Tout y est signifiant. Les « fabrications » distribuent les agents en complices et exclus.

Ce que nous venons de résumer renvoie à la partie apparemment la plus ardue de l’ouvrage, au sens où les sociologues en ont à tirer beaucoup plus de choses que les autres lecteurs. Quoique cette partie soit suivie par des analyses qui l’éclairent, et qui nous font d’ailleurs revenir au Pont-Neuf (comme objet artistique, esthétique, d’imitation, de plaisanterie, de jeu, de commerce…), à moins qu’on ne préfère s’arrêter sur d’autres recherches, notamment celle qui porte sur les canulars d’artistes ou plutôt sur la manière dont on traite de canular telle ou telle attitude artistique, ou celle qui porte sur le château Guédelon, cette expérience artistique qui cherche à édifier de toutes pièces un château médiéval en utilisant exclusivement les techniques et les matériaux d’époque dans un chantier ouvert au public

Une boîte à outils ?

Manifestement ces recherches de Goffman constituent pour Nathalie Heinich un formidable outil d’analyse des situations. Qu’ils relèvent davantage de l’interactionnisme ou du structuralisme, dans tous les cas, l’auteure sent bien aussi qu’il est nécessaire de rester prudente avec ces expressions afin qu’on ne finisse pas par enfermer ces travaux dans une perspective uniquement instrumentale. Savoir que toute définition d’une situation est construite selon des principes d’organisation qui gouvernent les événements et l’engagement subjectif dans ces événements, ne permet pas d’oublier combien les cadres en question sont heureusement vulnérables à des transformations. Parfois aussi à des débordements (bayer durant une conférence, etc.) et des troubles ordinaires, des mécadrages ou erreurs de cadrage, ou encore des flottements anomiques, voire des ruptures de cadre qui font intervenir la notion d’implication ou d’engagement.

D’ailleurs, Heinich revient sur ce problème autrement, à la fin du deuxième ouvrage. Elle reprend la question des discussions entre sociologues, des écoles de pensée et des sectarismes qui, par ailleurs, ne sont pas propres à ce domaine de recherche. Elle met en garde contre des options théoriques qui finissent par devenir des instruments d’affiliation à des écoles de pensée et qui exacerbent les antagonismes au lieu de contribuer à la complémentarité des approches et à la cumulativité des connaissances. Ainsi, explique-t-elle, une analyse en termes d’habitus, propre à la sociologie de Bourdieu, gagnerait à englober cette modalité fondamentale du processus de socialisation qu’est la maîtrise des cadres, à la manière de Goffman : pensons par exemple à ce que donnerait une cadre‐analyse goffmanienne des réactions à ces formes culturelles d’« expérience négative » que constituent le théâtre d’avant‐garde ou l’art contemporain, sur lequel elle a publié de nombreux travaux, croisée avec l’origine sociale et le niveau d’études. En somme, elle met en garde contre les conceptions monolithiques de la société. L’expérience vécue peut être perçue selon des catégories plurielles et exclusives les unes des autres et en pensant les passages de l’une à l’autre par effort d’interprétation. Et pourquoi ne pas affirmer que l’interactionnisme et le structuralisme sont des options intellectuelles non pas antagoniques mais adaptées à des moments différents de l’expérience observée. Bref, dit-elle, les dogmes sont faits pour être bousculés par les objets auxquels on tente de les appliquer, et les paradigmes n’attendent que d’être remplacés.